( Texte d’Antonio Martín Bellido, un camarade cénétiste, reproduit avec son autorisation )
Il est remarquable de constater que les syndicats ouvriers, aussi bien que les partis politiques qui se réclament du monde ouvrier, sont devenus des gestionnaires du système et de fournisseurs de services. Partout dans le monde, le syndicalisme, comme instrument de défense des travailleurs, s’est rapidement changé en groupement plus soucieux de se perpétuer que de défendre les intérêts des plus faibles.
Généralement la plupart des problèmes sociaux se résolvent devant les tribunaux avec la collaboration d’avocats qui pour la plupart ne sont pas des militants. Cette façon de faire implique des connaissances juridiques dont la plupart des militants sont dépourvus. Très souvent, héritage de l’hégémonie des idées marxistes, donc étatiques, via la CGT, les ouvriers demandent l’intervention des politiques, ou même du président de la République en personne, à l’occasion de conflits liés aux licenciements ou aux délocalisations d’entreprises privées, sans penser à faire jouer le rapport des forces. Il est vrai que très peu de travailleurs sont syndiqués (5% dans le privé et 15 % dans le public) par suite de la mondialisation de l’économie et de l’automatisation des moyens de production, ce qui a eu pour conséquence que le syndicalisme a beaucoup perdu de sa combativité et de son importance numérique, ce qui défavorise le rapport des forces en faveur des travailleurs.
Tout ceci fait que par principe je ne suis pas contre des permanents ayant des connaissances approfondies en droit du travail dans des conditions bien précises, pour un temps limité, et non à vie comme c’est le cas aujourd’hui dans la plupart des organisations syndicales ou politiques dites « officielles ».
Il est facile de constater que la plupart des politiques et parfois des syndicalistes, sont issus d’écoles supérieures administratives, politiques ou commerciales (ENA, HEC, Sciences Po, etc.) et entrent en politique dès la fin de leurs études. Il est courant aussi que des responsables syndicaux après de longues années de « permanence » rejoignent des institutions étatiques ou des organismes privés financés par le patronat. C’est dire le manque de connaissance du monde du travail de ces « responsables ». Ceci explique en partie que l’on ne voit pas bien aujourd’hui qui défend réellement les intérêts des ouvriers puisque les « dirigeants » politiques ou syndicaux ne sont pas pour la plupart issus du monde ouvrier, ou n’ont pas travaillé dans des activités dites « ouvrières ». Les mots utilisés par les medias pour les désigner sont significatifs et mettent en évidence la réalité de la situation actuelle : ces responsables sont des patrons, des dirigeants, des chefs, de syndicat ou de parti, et non pas de militants mandatés pour un temps limité. Tout est fait pour que ce ne soient pas les adhérents, les militants, que l’on voie dans les médias de communication et qui décident de ce qu’il faut faire ou ne pas faire et quelle voie choisir, mais des personnes que le système met en avant en faisant disparaître l’ouvrier. Or actuellement ceux qui ne sont pas visibles dans les médias paraissent ne pas exister pour l’immense majorité des gens. Le travailleur en tant que producteur et en tant que classe sociale parait s’être volatilisé. À croire que leurs « dirigeants » et les journalistes qui font l’actualité ont honte de se montrer aux cotés des ouvriers.
L’activité de permanent à vie est très inquiétante pour le permanent lui- même car après des années de « permanence » il a perdu tout contact avec son métier de base, beaucoup perdu de sa technicité et est dans l’incapacité de reprendre un travail dans sa branche d’origine. La chose se complique pour lui s’il n’est plus d’accord avec les décisions prises par les directions syndicales (c’est moins vrai dans un syndicat anarcho-syndicaliste dans lequel les décisions sont en principe prises par la base).
Comme il lui est pratiquement impossible de retrouver du travail dans sa branche il est pieds et poings liés à la direction de son syndicat et perd toute liberté, avec tout ce que cela comporte comme souffrance sociale et d’aliénation, d’autant que bien souvent les décisions sont prises sans qu’il ait participé en quoi que ce soit à leur élaboration. Un permanent, dans le cas des syndicats officiels, peut s’ aliéner totalement en ayant des activités syndicales auxquelles il n’y croit plus et se faire piéger par l’organisation qui le fait vivre matériellement.
Une solution serait que pendant leur permanence ces « responsables » suivent des cours leur permettant de se perfectionner dans leurs métiers de base ou d’apprendre d’autres métiers à leur convenance, ce qui leur permettrait de se libérer de ses activités syndicales lorsque celles-ci ne lui conviennent plus.
Cependant ces postes de permanents devraient être réservés par principe à des camarades qui, de part leur militance active, ont crée des problèmes au patronat et étant licenciés ont été mis à l’index et dans l’incapacité de trouver un travail leur permettant de gagner leur vie décemment. C’est ce qui se passait à la CNT espagnole avant la guerre. Une autre solution permettant aux militants mis à l’index par le patronat serait de gagner leur vie dans de petites entreprises sympathisantes. Pour cela il faudrait pour ce faire, créer, aider et faire la promotion de ces entreprises (restaurants, salons de coiffure, bureaux d’études, etc.) et préparer les permanents à leurs activités futures dans ces entreprises en les formant en même temps qu’ils assurent leurs permanences.
Jadis la force de la CNT espagnole résidait dans son opposition intransigeante à l’État et aux intrigues politiques et dans sa force militante (un million d’adhérents en 1920) ; dans sa structure décentralisée et dans son opposition à la pratique universelle de fonctionnaires et permanents ; dans son intérêt pour les objectifs du contrôle ouvrier des moyens de production comme voie nécessaire vers le communisme libertaire : tout ceci sans préjudice pour la défense courageuse des revendications immédiates des masses travailleuses pour des meilleures conditions de travail et pour le respect des libertés fondamentales. Les concessions arrachées aux gouvernements par la force d’une opposition résolue donnaient des résultats positifs, du point de vue anarchiste de diminuer l’autorité du gouvernement et du patronat et ne pouvaient pas être confondues avec le réformisme politique.
Tous nos statuts ont été rédigés pour la plupart vers les années 50 et font, d’assez près, référence aux statuts de la CNT espagnole d’avant-guerre. Or le monde a changé, de même qu’à l’époque (1920) les sociétés française et espagnole étaient très différentes du point de vue des lois sociales et de l’étatisation de grands secteurs industriels.
Lorsque les statuts de la CNT espagnole ont été adoptés vers 1920, toute l’économie était privée et l’école publique inexistante, ce qui n’était pas le cas en France où l’école, depuis le début de la IIIème République, était gratuite et publique. De même des entreprises étaient nationalisées en 1950 (SNCF, EDF, Hôpitaux publics, Renault, etc.) et donc les travailleurs par là- même divisés en travailleurs du public et travailleurs du privé avec des contrats de travail très différents. En outre la retraite par répartition avait été instituée après la guerre par le CNR. Alors qu’auparavant aussi bien en France qu’en Espagne les travailleurs devaient s’assurer auprès de compagnies privées. Aujourd’hui les choses se sont compliquées du fait que beaucoup de lois sociales sont mises au point et appliquées dans tout l’espace de l’Union Européenne et donc en dehors du cadre national proprement dit, avec tout ce que cela implique. L’État-nation est en voie de disparition et n’a plus le même pouvoir qu’il avait auparavant, alors que les partis politiques et les syndicats ne peuvent généralement agir que dans le cadre national. Tout ceci fait que les lois sociales changent selon les branches professionnelles, les dimensions des entreprises, les contrats du travail, etc. Jadis le travailleur qui avait en face de lui un patron, ne sait plus aujourd’hui qui est le propriétaire de l’entreprise dans laquelle il travaille, ce qui complique infiniment les choses et requiert des compétences juridiques sans commune mesure à ce qui était demandé jadis aux syndicats. D’où peut- être le besoin de disposer de camarades ayant des connaissances juridiques et du droit du travail, aussi bien français qu’européen et du temps disponible pour se consacrer à leur étude. Ces oiseaux sont très rares et si nous les trouvons il n’y a aucune raison pour s’en passer, quitte à les employer pour des temps limités et dans des conditions qui satisfassent tout le monde : la confédération, les syndicats et le camarade lui- même.
Par ailleurs si l’utilisation de permanents n’est pas possible que ce soit pour des raisons idéologiques ou matérielles il faut tenir compte que pour sacrifier un tant soit peu de sa vie par le bénévolat il faut quelque chose qui transcende l’individu et cette transcendance consistait jadis et consiste encore aujourd’hui à œuvrer pour la transformation en profondeur de la société dans laquelle il vit. Chose qui semble aujourd’hui inaccessible. En outre il s’est avéré que des camarades disposant de temps disponible jouent le même rôle que les permanents, mais cette fois gratuitement. Ils peuvent s’aliéner et poser involontairement de par leur activisme frénétique des problèmes délicats à résoudre. Des activités « techniques » pouvant très bien dégénérer dans des prises de pouvoir sociales et politiques permettant de dissimuler des données syndicalement importantes et donc d’entrainer leur organisation dans des chemins de traverse sans issue.
Antonio Martín Bellido