En novembre 2018, des compagnons du Royaume-Uni se présentant comme "anarchistes auto-déterminés", publiaient texte sur la manière dont les Identity politics (idéologies de l’identité [1]) vident l’anarchisme de son sens et la manière dont cette question fait l’objet d’une sorte de tabou discursif.
Au nom de préceptes identitaristes ("j’ai le droit/ c’est mon choix / je suis plus spécial que toi"), des questions comme "est-ce qu’un individu avec tous les attributs de la "masculinité" (barbe, virilisme, etc.), mais se déclarant "femme" ou "non-binaire" doit-il être admis en réunion non-mixte de femmes féministes radicales ?", ont phagocyté la sphère libertaire.
En polarisant les débats, les insurrections sociales ("raison" même des aires anarchistes) sont reléguées au second rang, alors que s’installent des pratiques d’exclusions brutales, d’accusations sans appel et de judiciarisation envers ceux pour qui l’émancipation n’était pas à confier à une variante du néo-libéralisme, fut-elle repeinte en noir ou en noir & rouge [2]
[Nous reprenons ci-dessous le texte des compagnons du Royaume-Uni, publié par les groupe de lecture des Fleurs Arctiques, dont nous saluons une nouvelle fois le travail… [3].]
Contre l’anarcho-libéralisme et la malédiction des Identity politics
Les Identity politics sont réformistes et non émancipatrices.
Elles ne sont rien de plus qu’un terreau fertile pour les apprentis politiciens de la classe moyenne qui aspirent à faire carrière. Plutôt que la destruction du capitalisme, leur perspective est l’intégration des groupes traditionnellement opprimés dans ce système social compétitif et hiérarchique. Le résultat final est un Capitalisme Inclusif [4] – une forme de contrôle social plus efficiente et sophistiquée dans laquelle tout le monde a la chance de pouvoir jouer un rôle ! Confinés dans un « espace safe » composé de leurs semblables, les militants des Identity politicss’éloignent de plus en plus du monde réel.
La théorie queer et la manière dont elle s’est vendue aux grands patrons [5] en est un bon exemple. Il n’y a pas si longtemps, le concept queer était quelque chose de subversif, renvoyant à l’idée d’une sexualité indéfinissable, à un désir d’échapper aux tentatives de la société de tout définir, étudier, diagnostiquer, de notre santé mentale à notre sexualité. Cependant, la théorie queer, parce qu’elle est loin d’une analyse de classe, a été facilement récupérée par les militants des Identity politics et les universitaires pour en faire la marque déposée, exclusive d’une nouvelle clique trop cool, qui se trouve être paradoxalement tout sauf émancipatrice. « Queer » est de plus en plus utilisé comme un chouette pin’s arboré par certains afin de prétendre qu’ils sont eux aussi opprimés, et ainsi éviter de se faire dénoncer [6] par leurs groupes politiques bourgeois de merde.
Ne nous parlez pas du prochain festival DIY, de la prochaine soirée queer ou du prochain festival de squatter qui exclut tous ceux qui n’ont pas le bon langage, le bon code vestimentaire ou les bons réseaux. Revenez quand vous aurez quelque chose de réellement sensé, subversif et dangereux pour l’ordre établi à proposer.
Les Identity politics sont étroites d’esprit, et visent à exclure et à créer des divisions.
À une époque où il faut plus que jamais sortir de nos petits cercles, les Identity politics sont entièrement tournées vers le repli sur soi-même. Ce n’est probablement pas une coïncidence. Alors qu’elles prétendent se préoccuper de l’inclusivité, elles produisent de l’exclusion, divisant le monde en deux grandes catégories : les Incontestablement Opprimés et les Structurellement Privilégiés. En pratique, il existe quelques zones grises autorisées et le conflit est continuellement attisé entre ces deux groupes.
On l’a bien compris, tout n’est pas une question de classes. Mais si on ne peut même pas se rassembler pour ne serait-ce qu’identifier ceux qui tiennent vrai- ment les rênes du pouvoir, alors nous n’avons aucune chance d’arriver à quoi que ce soit. Si leur perspective était vraiment celle d’une émancipation pour tous, ils ne proposeraient pas une politique de la séparation, dressant les groupes les uns contre les autres comme le font déjà le capitalisme et le nationalisme. Tout ce qui remet en question l’opposition binaire entre opprimés et privilégiés, comme les expériences ou les traumatismes personnels (qui ne peuvent pas se résumer bêtement à une identité en tant que membre d’un groupe opprimé), ou les sujets que les gens pourraient avoir du mal à aborder, comme la santé mentale ou la classe, sont souvent volontairement ignorés par les politiciens de l’identité.
Bien sûr, il en va de même de la question la plus clairement évidente : les problèmes auxquels nous faisons face vont bien au-delà de la queerphobie ou de la transphobie, ils font partie de tout un sale système d’esclavage, de destruction, d’exploitation et d’emprisonnement planétaires. Nous voulons que personne ne soit pris dans le système carcéral, que ce soit des femmes noires trans ou des hommes blancs (qui représentent, au passage, la grande majorité des personnes emprisonnées au Royaume-Uni). Il n’est pas surprenant qu’une politique qui repose sur un tel particularisme aboutisse à des conflits internes constants et à s’identifier les uns les autres comme l’ennemi, d’autant plus si l’on considère sa vulnérabilité face à une instrumentalisation par les gestionnaires des identités politiques de la classe moyenne.
Les Identity politics sont un outil des classes moyennes.
Leurs représentants, instruits et beaux parleurs, en usent et en abusent ouvertement pour asseoir et maintenir leur propre pouvoir par la politicaillerie, le dogme et le harcèlement. Ce qui révèle, malgré eux, les origines aisées de ces activistes, c’est non seulement leur usage de termes académiques mais aussi leur arrogance et leur assurance lorsqu’ils abusent du temps et de l’énergie d’autres militants pour détourner l’attention sur eux et leurs ressentis. Évidemment, le manque de conséquence de leur éthique, une certaine fragilité et une obsession marquée pour le « safe » et le langage plutôt que pour les conditions matérielles d’existence et les changements significatifs sont d’autres particularités qui trahissent l’origine de classe de beau- coup de militants des politiques de l’identité.
Il existe une fausse équivalence entre l’appartenance aux Incontestablement Opprimés et l’appartenance à la classe ouvrière. À l’opposé, beaucoup, parmi les Incontestablement Opprimés, épousent des valeurs libérales, qui trouvent leurs origines dans l’idéologie capitaliste bien plus qu’elles n’ouvrent des perspectives émancipatrices. Une politique fondée sur l’accès et l’utilisation du langage adéquat, du bon ton et des bons codes est intrinsèquement un outil d’oppression. Sans aucun doute, elle ne représente pas ceux au nom desquels elle prend la parole, ceux qui se trouvent en bas de l’échelle sociale. Une analyse anarchiste considérerait que même si une personne est issue d’une catégorie opprimée, ses choix politiques, ou les demandes qu’elle fait au nom des Incontestablement Opprimés, peuvent malgré tout être purement libéraux, bourgeois et pro-capitalistes.
Les Identity politics établissent des hiérarchies.
En confortant le pouvoir et le rôle minable de petits politiciens de la classe moyenne, les politiciens de l‘identité établissent des hiérarchies. Au-delà de leurs magouilles sournoises, imposer certains dogmes permet de rendre ce pouvoir incontestable. Entre autres dogmes : des hiérarchies implicites d’oppression ; la création et l’usage de termes lourds dans le but de provoquer une réponse émotionnelle (« ça me trigger », « j’me sens pas safe », « TERF » [7], « fasciste ») ; l‘interdiction à ceux qui ne font pas partie de certains groupes précis de donner leur avis sur les enjeux politiques généraux de ces groupes ; l’idée que les membres du groupe ne doivent en aucun cas fournir d‘efforts pour expliquer leurs positions politiques à ceux qui n’en font pas partie ; le fait d’enfermer tout discours divergent sous le qualificatif de « violence » ; l’idée que personne ne peut remettre en question un représentant ou un membre de ces groupes (peu importe ses positions politiques, aussi nocives soient-elles) en vertu du fait qu’ils sont d’Incontestablement Opprimés.
Ces dogmes servent à maintenir des normes, que ce soit dans les milieux contre-culturels ou dans la société en général. Les anarchistes doivent se méfier de tout courant qui se fonde sur des principes incontestables, et particulièrement ceux qui créent des hiérarchies de façon aussi évidente.
Les Identity politics exploitent souvent la peur, le manque de confiance en soi et la culpabilité.
Et cela sur deux tableaux qu’il est important d’identifier. Tout d’abord, contrairement à ce qui est prétendu, elles sont bien plus utilisées pour exclure que pour permettre véritablement aux personnes de s’affirmer [8]. Elles renforcent l’idée que les gens sont, plutôt que des vecteurs de changement, de fragiles victimes et doivent donc accepter d’avoir des chefs. Bien que les espaces plus sécures et le langage soient importants, l’obsession grandissante pour ces questions n’est pas un signe de force mais de victimisation auto-entretenue.
Par la phobie sociale, elles font porter aux autres la culpabilité d’être, d’une façon ou d’une autre, privilégiés et entièrement responsables de systèmes d’oppression gigantesques dont ne bénéficient, en réalité, que peu de personnes. Elles permettent également à ceux, au sein des groupes minoritaires, qui tirent profit des structures étatiques et capitalistes de ne pas avoir à prendre leurs responsabilités pour leurs actions oppressives et leurs comportements problématiques.
Avoir une analyse anarchiste implique de reconnaître que des membres de groupes opprimés peuvent eux aussi faire partie de l’élite ou avoir un rôle répressif. Ils doivent être, autant que les autres, remis en question, et non se voir lâchement délivrer un laissez-passer.
Les Identity politics ont infecté les aires anarchistes
Malheureusement, l’anarchisme est déserté au profit d’une course à l’exhibition de sa vertu [9] pour être de « bons alliés ». Être un bon allié se résume bien souvent à une approbation aveugle des idées des Incontestablement Opprimés, ou se revendiquant comme tels, peu importe à quel point leurs idées ou leurs comportements inter-individuels ou politiques sont merdiques. C’est une subordination volontaire aux positions politiques des autres, le positionnement le moins anarchiste qu’on puisse avoir, et de la pure lâcheté.
Les chefs autoproclamés qui ne sont pas d’accord avec nos principes ne devraient pas se voir offrir de tribune de notre part. Il est donc paradoxal que nous ayons permis à des groupes plus ou moins dépourvus de radicalité d’entrer dans nos milieux et de clore tout débat, en affirmant que toute idée en désaccord avec leur point de vue est forcément fasciste. Il devrait aller sans dire que le fascisme n’a pas à être banalisé de cette manière.
Nous sommes également stupéfaits que les parallèles évidents avec les politiques droitières ne soient pas identifiés comme tels, alors qu’ils sont visibles par exemple dans la manière dont les féministes sont traitées de « féminazies » et sont virées, ou dans l’usage actuel du mot « fasciste » contre les féministes radicales par les activistes du droit des trans, tout comme dans les slogans appelant à tuer les TERFS qui apparaissent régulièrement dans les aires anarchistes, sur internet comme dans la réalité. Il est choquant que la violence de cette misogynie soit célébrée et non condamnée.
L’anarchisme est contre les dieux.
Y a-t-il une phrase qui résume mieux l’anarchisme que « Ni Dieu, Ni Maitre » ? De telles hiérarchies et un tel enfermement sont l’antithèse de l’anarchisme. Nous avions comme pratique l’assassinat de politiciens, et d’innombrables compagnons ont donné leur vie dans la lutte contre le pouvoir. Nous rejetons toujours les politiciens de tous bords, conservateurs, progressistes ou ceux qui se positionnent en tant que leaders de tendances qui se fondent autour de l’identité. Accepter d’être dirigé par autrui va à l’encontre des principes les plus élémentaires de l’anarchisme, puisque nous croyons en l’égalité de tous. De même, nous refusons de ne pas pouvoir remettre en question ou confronter les positions tenues par d’autres militants ou par ceux qui se proclament anarchistes – dénomination sur laquelle les politiciens de l’identité insistent malheureusement bien trop souvent.
L’anarchisme ne soutient pas les religions patriarcales et les anarchistes ont une longue histoire de lutte contre elles. La façon dont la majorité de ceux qui passent pour anarchiste aujourd’hui au Royaume-Uni se comporte en apologiste de ceux qui, par ailleurs, veulent éviter de remettre en question leur propre sexisme et leur propre attitude patriarcale ou perpétuent leurs religions oppressives, juste parce que les conservateurs réactionnaires les traitent en boucs émissaires, est malaisante.
La destruction des perspectives anarchistes est portée et célébrée au nom des Identity politics, simplement pour apaiser ceux qui ne s’intéressent aucunement à l’anarchisme en lui-même. Et quiconque oserait élever la voix et remettre ce processus en question est accueilli par des insultes voire des agressions physiques – une attitude auparavant contestée mais aujourd’hui tolérée parce que venant de celles et ceux qui sont considérés comme opprimés. Ici plus qu’ailleurs, c’est chez ceux qui sont censés représenter les idées anarchistes que la faillite totale qu’ils causent est la plus évidente. Portons notre attention sur Freedom News [10] pour commencer, dont le soutien inconditionnel à des groupes qui ont si peu à voir avec l’anarchisme est honteux.
L’anarchisme n’est pas une idéologie identitaire.
L’anarchisme n’est pas une identité parmi d’autres, comme certains aiment à le prétendre. Ce serait une réponse grossière, paresseuse et quasi pavlovienne des militants de l’identité, et une manière d’éviter d’affronter les problèmes politiques actuels. Cette attitude montre un manque de compréhension vis-à-vis de la manière dont les politiques de l’identité sont utilisées pour manipuler et subvertir les espaces anarchistes au profit de calculs personnels. Bien entendu « anarchiste » peut être revendiqué comme une identité, et les anarchistes sont enclins à adopter des comportements de bande (et ils sont souvent critiqués à juste titre pour cela). Mais l’analogie s’arrête là.
À l’inverse des militants de l’identité ou du SWP [11], la plupart des anarchistes n’essayent pas de recruter des adeptes, mais essayent plutôt de diffuser des idées qui serviront à des communautés en lutte pour leur survie et qui ne pourront pas être récupérées. Nos perspectives sont radicalement différentes et peu communes dans la mesure où les fondements de nos positions ne consistent pas à renforcer notre position et notre pouvoir personnels. L’anarchisme encourage les gens à tout remettre en question, même ce que nous avons à dire, dans un esprit de liberté.
À l’inverse du caractère intrinsèquement exclusif des Identity politics, avec leurs groupes non-mixtes et mixtes, l’anarchie est pour nous un ensemble de principes éthiques qui orientent notre compréhension et nos réactions dans le monde. L’anarchie est ouverte à quiconque voudra regarder et écouter, elle est quelque chose que tout le monde peut ressentir, d’où qu’il vienne. Le résultat sera souvent hétéroclite, en fonction de la manière dont les gens l’intègreront à leur personnalité, leurs expériences, et aux autres aspects de leurs identités.
Il n’est pas nécessaire de connaître le mot anarchie pour ressentir son sens. C’est un ensemble d’idées simples et cohérentes qui peuvent tout autant servir à guider l’action dans un conflit particulier, qu’à la création de sociétés futures. Ainsi, quand il y a un conflit à propos des Identity politics, se référer contre elles aux principes anarchistes a du sens, puisque nous sommes supposément unis par ces principes.
Être gay ou avoir la peau noire produit, en effet, des expériences similaires entre celles et ceux qui partagent ces caractéristiques, et donc des probabilités d’avoir des liens, de l’empathie ou un sentiment d’appartenance au groupe de ceux qui partagent ces caractéristiques. Mais la vie telle qu’elle est vécue est en réalité bien plus compliquée, et on peut avoir autant, voire plus en commun avec n’importe quelle femme blanche queer qu’avec un autre homme noir.
Les Identity politics reflètent parfois le nationalisme chauvin, dans la mesure où différents groupes essayent de se tailler leur propre aire de pouvoir sur la base de catégories issues de l’ordre capitaliste. À l’inverse, nous sommes des internationalistes qui croient en la justice [sic] pour tous. L’anarchisme vise à faire s’élever toutes les voix, pas seulement celles des minorités. L’idée selon laquelle l’oppression ne toucherait que les minorités et non les masses est le produit des idéologies bourgeoises, qui n’ont jamais eu aucun intérêt pour le changement révolutionnaire.
Les Identity politics servent la soupe à l’extrême-droite.
En dernier lieu, il serait judicieux de relever à quel point les politiques de l’identité font le jeu de l’extrême-droite. Au mieux, désormais, les positions « radicales » passent plus que jamais, auprès de beaucoup de gens, pour du nombrilisme sans aucune pertinence. Au pire, les politiciens de l’identité de classe moyenne font un excellent boulot pour aliéner les personnes blanches déjà marginalisées, et qui se trouvent être la grande majorité de la population du Royaume-Uni, gravitant de plus en plus autour de l’extrême-droite.
Ignorer ce fait et poursuivre ces querelles internes à propos des Identity politics serait le summum de l’arrogance. Pourtant, dans une période qui voit les mouvements fascistes se multiplier, les anarchistes sont toujours distraits par des idéologies de la division. Pour trop de gens, les Identity politics sont simplement un jeu, leur tolérance ne mène qu’à de constantes perturbations des cercles militants.
Conclusion.
Pour nous, l’anarchisme est la coopération, l’entraide, la solidarité et le combat contre les véritables centres du pouvoir. Les espaces anarchistes ne devraient pas accueillir ceux qui veulent principalement lutter contre celles et ceux qui les entourent. Nous avons un fier passé d’internationalisme et de diversité, alors battons-nous pour retrouver nos perspectives pour un futur véritablement inclusif.