Accueil > Réflexions > Les Mujeres Libres dans la révolution en Espagne, une lutte dans la lutte ?

Les Mujeres Libres dans la révolution en Espagne, une lutte dans la lutte ?

samedi 19 décembre 2020

Les Mujeres Libres, premier mouvement féministe radical de base populaire authentique ayant existé de 1936 à 1939 pendant la guerre civile espagnole et la révolution, avec 21 000 membres, sont la "nouvelles coqueluche" d’un certain féminisme d’aujourd’hui et en particulier des défenseurs des pratiques de « non-mixité » qui cherchent, en dépit de tout, à enraciner leur proposition politique dans une histoire des luttes révolutionnaires. Mais "s’inscrire dans une tradition historique" (aussi éloignée soit-elle) n’est pas "infaillible"…

Contribution à la réflexion en cours autour de la question de la non-mixité


Il existe un certain féminisme à prétention matérialiste (ou l’inverse, on ne sait plus vraiment) qui entend opérer une « articulation » entre les questions du genre et de la classe en construisant la notion de « lutte dans la lutte » (la « lutte de genre » serait une lutte interne à « la lutte de classe »). C’est une manière comme une autre de ménager la possibilité d’une lutte spécifique des femmes tout en ne dérogeant pas à la sacro-sainte primauté de la lecture de classe. Le mystère de la sainte trinité en somme, la triple oppression mais qui resterait sous l’égide mystérieuse et malgré tout toute puissante du rapport capital-travail.

On pourrait voir, pourquoi pas, dans la proposition des Mujeres Libres1 quelque chose qui ressemblerait à ce type de processus. Car il s’agit effectivement pour ces femmes de s’imposer dans le cadre organisationnel qui les infériorise, face à des militants qui pensent avoir besoin d’elles à la maison plus que sur les barricades. Pour cela, elles doivent lutter contre les freins divers qui empêchent la participation des femmes à la lutte révolutionnaire, à l’égal des hommes, et en particulier contre les représentations à l’intérieur des milieux militants qui restent tributaire de l’idéologie dominante et font des femmes, comme le dit Lucia Sanchez Saornil [1], des mères ou des putains. Les Mujeres Libres luttent donc dans la lutte révolutionnaire, pour y participer.
Mais si on essaye de généraliser et d’exporter ce processus, et si on se met à considérer que les femmes doivent en général s’organiser entre elles en tant que femmes pour participer à une lutte des classes latente, il faut alors remarquer un point qui est loin d’être un détail : il s’agit bien dans l’Espagne des années 30 d’une lutte dans la lutte au sens où il s’agit d’imposer une possibilité de participer parmi les autres militants à une lutte révolutionnaire en cours. On ne parle pas d’une utilisation abstraite et intemporelle de la notion de lutte vue comme un possible inactualisé. La conflictualité est présente, et une conflictualité interne s’impose aux femmes pour y participer. Il ne s’agit pas d’une pétition de principe. Une lutte dans la lutte donc, oui, si on veut, mais pas au sens de l’articulation de deux concept qui justifierait qu’être femme fasse lutte en soi dans le cadre d’une lutte des classes postulée et abstraite. Sans l’objectif concret de participer à la lutte en cours, en un mot si seule la lutte « interne » fait l’objet d’une mise en pratique (par la non-mixité par exemple) sans s’inscrire dans aucune conflictualité externe, c’est l’ensemble du sens de la démarche qui s’en trouve transformé : on affirme une identité pour participer à une autre identité, et il ne s’agit plus que d’une perspective d’empowerment politique, qui valide et bétonne les catégories identitaires qu’on est supposé combattre.

On rejoint ici une des justifications importantes mais trompeuses d’un certain féminisme. On ne va pas attendre la révolution pour agir sur les représentations dominantes concernant les rapports de genres. Certes. Mais on sait aussi que ce n’est que dans la perspective d’intervenir dans une conflictualité globale que les représentations et la réalité des rapports qui vont avec peuvent véritablement changer. En un mot, on ne va pas attendre la révolution pour faire la révolution, et c’est en faisant la révolution que s’ouvrent des possibles émancipateurs inouïs dans ce monde. Ces possibles émancipateurs passent effectivement, pour les femmes comme pour tout un chacun, par des luttes internes grâce auxquelles les rapports autoritaires intrinsèques aux relations humaines normales de ce monde peuvent se trouver affaiblis. Mais seule la révolution elle-même pourra les abolir. C’est une des différences, qui peut avoir l’air ténue mais constitue en fait un point de rupture fondamental, entre ce qu’on peut appeler l’autonomie (ou du moins des perspectives d’autonomie, il ne s’agit pas de prétendre qu’il y aurait à l’heure actuelle un mouvement autonome) et l’alternative. Ne pas attendre le grand soir ne signifie pas qu’il soit possible de transformer magiquement les rapports tels qu’ils sont dans le monde tel qu’il est. En revanche, c’est bien l’exigence de faire vivre ici et maintenant des perspectives révolutionnaires qui emporte avec elle la possibilité que soient remis en question les rapports institués et que s’invente peut-être autre chose, autrement. Sans cette exigence et sa mise en pratique, on ne fait que reproduire les structurations identitaires et les rapports de pouvoirs en cours, en leur apportant la justification inattendue d’une émancipation illusoire. C’est à ça qu’aboutit tristement une « lutte dans la lutte », sans lutte et sans perspective révolutionnaire. En se racontant des histoires, on finit par ne plus faire que de la politique et par contribuer à la perpétuation des rapports d’autorités et de pouvoir.

C’est peut-être une des leçons, à rebours de ce que cherche à en faire la postmodernité triomphante, qu’on pourrait tirer des textes et de l’expérience des Mujeres Libres qui se sont organisées pour lutter dans la lutte révolutionnaire et non pour affirmer leur identité de femme sans aucun souci des perspectives révolutionnaires. Comme l’affirme Lucia Saornil Sanchez : « En définitive, je considère que la solution au problème sexuel de la femme ne se trouve que dans la solution du problème économique. Dans la Révolution. Rien de plus. Le reste revient à changer de nom pour un même esclavage.  »

Ne pas attendre cette Révolution qui abolira les rapports de genres ne signifie pas que leur transformation puisse advenir hors de toute perspective révolutionnaire, cela signifie bien plutôt qu’il ne faut pas attendre la Révolution pour la faire, et que c’est en la faisant que ces rapports commencent à se transformer, par de multiples « luttes dans la lutte ».

Septembre 2017,
Maria Desmers
Source : https://www.non-fides.fr/


[1Saornil Sanchez : cofondatrice, avec Amparo Poch y Gascón et Mercedes Comaposada Guillén, de Mujeres Libres dans la révolution sociale espagnole de 1936