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De la "convergence des luttes" à la consistance des résistances

mardi 5 avril 2016, par Contribution

Quelques réflexions, à partir des résistances généralisées à la loi Travail, aux grands projets de merde, à la chasse aux migrant-e-s et aux pauvres, à la terrorisation antiterroriste, bref à l’offensive étatico-capitaliste, pour la construction de l’autonomie politique et matérielle d’un mouvement de subversion généralisé du présent.




Fin d’hiver 2016 : et voilà que ça repart ! Lycées et facs bloqués, jeunes dans la rue, El Kohmri t’es foutue. Préavis déposés dans certaines boîtes et certains syndicats. Pétition « citoyenne » et réseaux sociaux s’agitent, dépassant les appareils syndicaux. Appels sur tous les tons à la « convergence des luttes », de la bouche gâteuse du vieux cgtiste vaguement stalinien à celle de la lycéenne enragée, en passant par le travailleur-euse exploitée.

Partout la petite machine à comparaison est lancée : « ça part moins fort/comme/plus fort que le CPE en 2006 », « les 30 ans des mouvements de 1986 ! », « il y a 6 ans la LRU ». Qu’ils-elles le veuillent ou non les ancien-ne-s jouent aux vétéran-e-s et écrasent de leur « expérience militante » la fougue et l’énergie nouvelle de celles et ceux qui, à leur tour, découvrent ce que « mouvement » veut dire.

L’enjeu de 2016 est de tirer les expériences des défaites des mouvements passés tout en prenant la mesure de la situation présente, pour aller plus loin encore que les formes classiques. Car nous savons toutes et tous désormais que « les mouvements sont faits pour mourir », et ne sommes plus dupes des formes spectaculaires de ce rituel cyclique. Nous ne nous satisferons plus durablement de grands cortèges massifs, d’unités de façade, de vitrines pétées ou d’émeutes soulageantes. Nous savons que l’enjeu est, à partir des communautés de luttes qui émergent, rien de moins que d’entrer en résistance pour se réapproprier nos vies sur le plan pratique et éthique.

A titre de réflexion pour ouvrir le débat, quelques réflexions sur la singularité de ce qui se joue maintenant et ce dont il faut se saisir pour ne pas, une fois de plus, se faire récupérer.

  • 1) C’est la première fois depuis le CIP et le « mouvement des chômeurs et précaires » de 97-98 que des centaines de milliers de personnes convergent dans la rue contre un gouvernement de « gôche » : continuons de défaire tout ce qui se présente comme une gauche, même « radicale », de gouvernement.

Il s’agit d’intensifier partout ce mouvement de décrédibilisation absolue du socialisme de gouvernement, tout comme de tout parti de gouvernement qui se proclamerait d’une « meilleure gauche », d’une vraie et bonne gauche régulationniste, qui voudrait capitaliser sur les échecs du PS en pariant sur un printemps des peuples européens qu’on attend depuis des décennies (Mélenchon et toute sa clique dont Caroline de Haas, l’initiatrice de la « pétition citoyenne » sur la plateforme commerciale Change.org). #BATAILLEDESOLFERINO, donc, mais aussi bataille contre le fantasme encore répandu d’un Podemos ou d’un Syriza à la Française ("mais non, on n’a pas tout essayé") : l’impasse grecque devrait servir d’argument pour démonter cette hypothèse fallacieuse.

C’est lorsque l’imaginaire d’une bonne gauche de gouvernement ou parlementaire vole en éclat que les subversions les plus puissantes peuvent se déployer : toute comparaison gardée souvenons nous de l’Italie des années 1970 où le PCF s’alliait à la Démocratie Chrétienne pour mener des politiques d’austérité lors du « compromis historique », tandis que s’approfondissait durant des années un mouvement transversal autonome de subversion-réappropriation de tous les pans de la vie. Pas de sujet révolutionnaire central, ouvrier ou autre, demandant une « meilleur économie » et un contrôle des moyens de production, mais un communisme direct non-stalinien de foisonnement d’expériences collectives, de réappropriation, de déconstruction des rôles sociaux, de destruction de l’Economie comme science de gouvernement : dans les usines, les facs, les quartiers populaires, les apparts occupés... Et un affrontement généralisé avec les appareils syndicaux et les partis qui prétendaient incarner le communisme de gouvernement. [1].

  • 2) L’autonomie politique sera-t-elle pétitionnaire ?

L’initiative du mouvement est partie d’une pétition citoyenne lancée sur le site Change.org par Caroline de Haas, une militante féministe à la confluence du Parti de Gauche et Ensemble et d’Eliot Lepers, geek écolo qui avait piloté la campagne d’Eva Joly chez les Verts. Puis des « citoyen-ne-s », plus tard renommé « collectif du 9 mars » ont lancé une page facebook appelant à la manif du 9 mars qui a vite recueilli des centaines de milliers d’adhésion. Une fois de plus la « base » a dépassé les appareils chargés de la contrôler et les impuissanter.
Cela doit nous poser des questions sur l’usage et la critique de ces outils cybernétiques. Plutôt que de toujours conspuer les réseaux sociaux et l’insurrection pétitionnaire en ce qu’ils seraient une spectacularisation des luttes et l’achèvement de la cybernétisation du lien social, ne devrions nous pas réfléchir à comment utiliser ces outils pour nous relier et subvertir l’ordre existant ? Plutôt que des les laisser à des militant-e-s « pragmatiques » dont l’ambition est de traduire un mouvement « citoyen » en retombées électorales pour la « vraie gauche ».

  • 3) De la convergence des luttes à la consistance des résistances : construire l’autonomie politique et matérielle du mouvement révolutionnaire.

Les 5 à 10 dernières années semblent avoir montré un certain déplacement des lieux et des formes de l’expression de la conflictualité sociale et de la réappropriation de la vie. On est passé des facs et lycées occupés (et marginalement quelques boites, Continental, Fralib, Goodyear) comme lieux de convergence des luttes (CPE en 2006, réforme des retraites et LRU en 2010-2011) à des morceaux de territoire qui font consister les résistances.
Ainsi les résistances à de grands projets d’aménagement du territoire dépassent peu à peu leurs premières formes citoyennes-écolos (discours sur la meilleure qualité de vie, de meilleurs projets pour l’emploi, etc) pour devenir des point de fixation et d’agrégation de toutes celles et ceux résistance à l’infâme ordre capitaliste néolibéral aménageant tous les pans de notre vie, bref, des « kystes » selon Valls.

Sans rentrer dans une analyse très poussée, on peut énoncer quelques hypothèses sur ce en quoi ce qui se joue à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, dans le Val de Suse en Italie, à Roybon, Bure et ailleurs peut donner à penser pour les subversions futures (lire Défendre la ZAD, et le livre du collectif Mauvaise Troupe à paraitre chez l’Eclat au printemps 2016) :

• Les luttes contre les « nuisances » portent en elles les luttes contre tout le système capitaliste qui les produit (« et son monde ») dans un contexte d’affaiblissement de l’imaginaire et de la pertinence de l’hypothèse de la lutte des classes. Depuis la restructuration suite aux luttes des années 70 l’exploitation capitaliste n’est plus seulement réductible à l’extraction de plus-value dans les unités de production mais dans l’aménagement, le contrôle et le mouvement incessant du milieu de vie lui-même (modelage urbain, contrôle des subjectivités, importance de la circulation incessante et sans but des flux d’humains et de marchandises etc).

L’affaiblissement de la référence de la lutte des classes signe un effondrement des communautés de luttes, réelles ou mythifiées, voulues ou imposées, ouvrières, paysannes, bref de catégories exploitées en révolte sous le signe du prolétariat. Le mouvement citoyenniste-altermondialiste a voulu reconstituer sous le signe du « citoyen » un prolétariat mondial hors-sol en lutte globale contre la mondialisation néolibérale, pour un meilleur gouvernement mondial et un meilleur Etat. Ces luttes portent en elles, au contraire, une reconfiguration des communautés de luttes sous l’angle de la réappropriation de la vie par les habitant-e-s d’un territoire.

Habiter un territoire ne veut pas dire l’énième reconfiguration sectorielle d’une lutte « locale » portée par « les vrais habitants locaux ». Ca veut dire que, au-delà des catégories de gouvernement qui nous aveuglent, nous voulons, transversalement, nous réapproprier nos vies ici et maintenant. A la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, personne ne lutte « en tant que » quoi que ce soit (sauf peut-être « citoyen ») : c’est cette puissance de transversalité qui doit inspirer le mouvement social qui repart. Ne luttons pas, en AG comme dans nos cortèges, en juxtaposant des revendications catégorielles mimant l’ancienne lutte des classes (« Etudiantes, travailleureuses, chômeureuses, précaires, jeunes... unissez-vous ! ») : reconnaissons-nous parmi ceux qui veulent détruire l’économie et ses concepts aliénants (travail, salariat, emploi etc). Occupons les espaces de notre joie de vivre ! Approprions nous la marchandise !

Nous parlons d’un commun transversal, non pas fondé sur l’appartenance à une communauté définie par l’économie ou par le mode de production. Car que produit la France, sinon des chômeurs, des services inutiles, des précaires exploitées, des cadres stressés, et une agro-industrie qui continue de prolétariser les derniers paysan-ne-s qui restent ? Mais il faut encore à ce commun transversal ses lieux d’auto-organisation. « ZAD » est l’autre nom (mais pas la recette magique à transposer partout !) de ce besoin de lieux communs où se retrouver pour construire, à coups d’autoconstruction ou d’agriculture collective, d’auto-réductions, de communisations des revenus, l’autonomie politique et matérielle du mouvement révolutionnaire.
En faisant sortir du ghetto radical de la « scène squat » les pratiques de réappropriation qui s’y déploient, comme ce qui se joue dans les territoires en lutte, comme ce qui se joue dans les luttes migratoires.

En inventant au XXIe siècle partout ce que furent les « Bourses du Travail » pour le syndicalisme d’action directe du prolétariat industriel au début du XXe siècle (des lieux à la fois de défense des intérêts catégoriels, mais aussi et surtout d’auto-organisation directe) : Bourses du non-travail, lieux occupés, embryon de communes ?

Mai 68, dans un contexte de grève générale sauvage dans les usines, a vu fleurir partout le slogan « Tout le pouvoir aux conseils ouvriers ! ». Il serait tentant de le déplacer en un « Tout le pouvoir aux Communes » qui résumerait les développements précédents. Mais pas sans préciser qu’il ne s’agit pas de se leurrer dans l’idéologie alternativiste de gentils individus ou communautés voulant « changer de vie », ou encore de « formes-de-vie » radicales. Nous ne voulons pas « changer de vie » dans un système de merde, mais à partir de l’autonomisation nourrir des révoltes durables contre l’Economie.

« Tout le pouvoir aux Communes » signifie alors : dépassons la « convergence des luttes » et la juxtaposition de revendications catégorielles dans des discours creux, pour la consistance des résistances à partir de morceaux d’espaces occupés, défendus, arrachés aux pouvoirs. Inventons et cherchons des lieux communs pour réunir toutes celles et ceux qui veulent s’autonomiser, politiquement et matériellement, de ce monde et saboter les rouages du système capitaliste.

  • 4) En 10 ans, l’imaginaire du retour au plein-emploi et l’idéologie productiviste a continué de perdre en puissance. Mais celui de l’auto-entreprenariat cybernétique, des « communautés créatives » et du revenu universel/contributif/citoyen/de base se généralise.

Ce qui se passe aussi c’est qu’on sent bien que les pauvres slogans de défense des acquis sociaux, de déploration du chômage, de « non non non à la Loi Travail ! » « des emplois pour tous ! », sonnent plus éculés, creux et dépressifs que jamais. Il n’y a qu’à voir, à Nancy le 9 mars dernier, comment l’orateur de Sud paraissait bien seul à exhorter les « jeunes » à venir parler à sa tribune improvisée, avec sa sono criarde et son anticapitalisme à la papa. En fait, dans ces cortèges, il semblerait presque que plus personne ne croit au retour au plein emploi, mieux, que tout le monde s’en fout à part quelques syndicalistes qui se parodient infiniment.

C’est que les faits sont têtus : un taux de chômage structurel énorme, « l’Uberisation » de l’économie à base de services sans intermédiaires (autre que les plateformes numériques capitalistes) qui généralisent la marchandisation de l’activité humaine potentiellement partout et tout le temps, une croissance durablement négative ou stagnante en France et ailleurs dont même les énarques commencent à douter qu’elle revienne (et donc, dans le schéma classique, qu’elle crée des emploâs), la montée en puissance des idéologies de l’économie du partage/circulaire/alternative/positive/de la fonctionnalité/numérique/de la contribution avec des figures comme Jeremy Rifkin au niveau international ou les négristes Yann Moulier-Boutang et Bernard Stiegler/Ars Industrialis en France...

Alors que l’UD CGT 44 l’a déjà fait, la CGT Vinci est en passe de se prononcer contre la construction de l’aéroport Notre-Dame-des-Landes, continuant d’engager une réflexion interne contre le productivisme, le sens du travail, les logiques de métropolisation. Pendant ce temps PCF français débat, à Paris, du 18 au 19 mars, de la « révolution numérique » lors des états généraux du même nom visant à « s’occuper de la révolution économique avant qu’elle s’occupe de nous » (comprendre : faire face à la nouvelle vague de prolétarisation massive (symbolique et économique) de la « révolution numérique »).

En d’autres termes, beaucoup de nos ennemis ou nos récupérateurs pourraient très bien crier eux aussi « Fin de la Loi Travail et fin du Travail ! », car ils préparent et prolongent la réforme de la valorisation capitaliste engagée depuis les années 70. Le modèle en sera toujours la généralisation de la forme entreprise à toute la vie, ça et là émaillée de prises en charge citoyenne des « biens communs » (institutions « participatives » pilotés par l’Etat, associations, coopératives sous de multiples formes). Bref, un capitalisme diffracté en multiples zones avec à un bout de la palette ses camps de concentrations pour migrant-e-s et autres surnuméraires (plus ou moins codifiés sous la forme des « terroristes » ou autres déviants) et à l’autre ses communautés créatives citoyennes et contributives.

Il ne s’agira donc pas uniquement de crier "La loi "Travaille !" on s’en fout, on veut plus de Travail du tout !". Nous avons donc un gros travail théorique de clarification, à partir des expériences de communautés de luttes qui s’autonomisent, de ce que « défaire l’économie et le capitalisme » veut dire. D’à quoi pourrait ressembler une subversion révolutionnaire de grande ampleur, pans par pans, et comment elle pourrait, surtout, se pérenniser. Car nos ennemis peuplent déjà l’après-productivisme et la « post-croissance » de leurs imaginaires de production alternative horizontale, « d’entreprises libérées » autonomes, de territoire d’expérimentation du « revenu contributif », etc, et autres leurres empêchant la conflictualité sociale envers tout ce qui nous domine.

  • 5) Quelques pistes d’actions et de réflexions pour que la séquence offensive qui s’ouvre ne se referme plus :

DÉLIONS LES LANGUES SANS PLUS ATTENDRE.

Multiplions les lieux communs où déployer des conseils de lutte autonomes et transversaux dans tous les « secteurs » de la production-circulation-consommation capitaliste : université, centres sociaux, squats, lycées, places publiques, assemblées de chômeur-euses, de travailleur-euses, etc...

PRENONS PLACE(S).

Multiplions les discussions et interventions collectives, créatives, joyeuses, offensives, dans la rue, les places, les secteurs occupés. Cantines de lutte, déclamations de textes, distributions de tracts, discussions de fond, tenue des « AGs » hors des facs ou autres lieux en grève... Agrégeons les foules solitaires par l’énergie centripète de notre révolte !

CIBLONS AUSSI, PAR LA PAROLE ET LES ACTES, CEUX QUI RESTRUCTURENT UN CAPITALISME « AUTONOME » et « AUTO-ORGANISE » OU TOUTE LA VIE DEVIENT UNE ENTREPRISE ENTHOUSIASTE, POUR PROPAGER LA DÉMOBILISATION GÉNÉRALE.

Les cibles logiques de notre révolte des deux premières semaines, le PS, le MEDEF, les gares, les comicos, etc... devront bientôt s’enrichir d’interventions stratégiques envers toute la nébuleuse (auto)entreprenariale plus ou moins smart, technophile, écocitoyenne et leurs idéologues (par exemple les magazines Socialter, Usbek & Rica, etc). Sans oublier que beaucoup de celleux qui tombent dans ce piège raffiné du capital sont sincèrement enthousiastes à l’idée de rendre le monde meilleur par l’entreprenariat social et les espaces collaboratif de co-working créatif.

ORGANISONS-NOUS POUR ALLER A LA RENCONTRE, DIRECTEMENT, DE TOUTES CELLES ET CEUX QUI LUTTENT, QUI HÉSITENT, QUI CHERCHENT A SE RENCONTRER POUR DÉPASSER L’ISOLEMENT ET VIVRE PLEINEMENT.

25 mars 2016



Source : Critique de la valeur - http://www.palim-psao.fr

Portfolio


[1Lire Autonomie ! Les années 70 de Marcello Tari, voir l’Intervento, voir le film Lavorare con Lentezza et les entretiens avec Oreste Scalzone