C’est aussi la rentrée au Rojava. Malgré les menaces d’invasion des gouvernements turc et d’el-Assas, malgré la guerre environnante, quelque 500 000 élèves ont pris le chemin de l’école au Rojava et dans les territoires libérés de l’oppression de l’État islamique en Syrie du Nord et de l’Est [1]. Un petit territoire d’environ 60 0000 km² au cœur du Proche-Orient où vivent trois ou quatre millions d’habitants, Kurdes, Arabes, Assyriens, Turkmènes et d’autres peuples encore, où se côtoient musulmans, yézidis, chrétiens de différentes obédiences. Ensemble, ils tentent de construire une nouvelle société fondée sur la solidarité entre les peuples, la liberté d’opinion et de conscience, la lutte contre le patriarcat, de s’organiser sans État par la démocratie directe au sein de communes autonomes fédérées.
Toutes les révolutions accordent une place importante à l’éducation et à la culture, pour le meilleur ou parfois le pire, le bourrage de crâne idéologique. Pour un peuple victime d’un processus d’assimilation par un État nationaliste et dictatorial, la liberté d’instruction revêt d’autant plus d’importance que la reprise en main de sa culture s’accompagne d’une transformation radicale de la société. Qu’il ne s’agit pas de remplacer l’instruction autoritaire arabe par une instruction autoritaire kurde, mais de concevoir une instruction libertaire arabe, kurde, assyrienne… Qu’il ne s’agit pas de remplacer l’État par un autre État, mais d’apprendre pour inventer autre chose. Sous le régime baasiste n’existaient que des écoles publiques en langue arabe et des écoles confessionnelles privées assyriennes ; les enfants et les étudiants kurdes apprenaient en arabe, ce qui affaiblissait l’usage du kurmanci, dialecte kurde en Syrie. Pour beaucoup d’habitants du Rojava, la première grande conquête révolutionnaire aura été de simplement pouvoir donner aux enfants une éducation dans leur langue maternelle. Le Contrat social de la Fédération démocratique de la Syrie du Nord du 29 décembre 2016 – sa « constitution » – la consacre à l’article 54 :
« Les composantes de chaque région ont le droit d’établir et de pratiquer leurs vies culturelles, politiques et sociales en utilisant leurs langues maternelles et en exprimant leurs cultures. »
Penser une école pour tous
C’est à partir de 2013 que, parallèlement à une reprise en main de l’administration scolaire héritée de l’État syrien, les cantons du Rojava ont réintroduit la langue kurde dans les établissements scolaires et universitaires au point qu’il fallut organiser, notamment sous l’impulsion de l’Institution de langue kurde (SZK) et du Syndicat des enseignants du Rojava, des formations accélérées d’enseignants parlant – correctement – le kurde. Le mouvement se poursuit, la situation s’améliore. Régulièrement, des Églises assyriennes et arméniennes, relayées par des universitaires et des journalistes de droite et d’extrême-droite, dénoncent ce qui serait une « kurdification » de la société. Sihanouk Dibo, conseiller du Parti de l’union démocratique (PYD), parti à l’origine de la révolution, y a répondu. « Chacun, dit-il, a le droit de choisir une deuxième langue en plus de sa langue maternelle » et, à sa connaissance, « il est peu probable que [dans des écoles] les Arabes ou les chrétiens soient forcés d’apprendre le kurde » [2] Il est évident que pour une partie des communautés religieuses plus que la douteuse kurdification, c’est la raison rationaliste qu’il s’agit d’entraver. Dans toute la Syrie du Nord, il semble acquis que, en fonction de la répartition ethnique, l’enseignement d’une école ou d’une université est dispensé en une ou plusieurs langues, l’arabe, le kurde, l’assyrien parfois le turkmène. Dans le second degré, les programmes prévoient l’apprentissage d’une autre langue de la Fédération ou d’une langue étrangère, surtout l’anglais, parfois le français. Cette volonté d’instruction des enfants et des adultes n’a pas faibli depuis le début de la révolution. Il ne faudra pas un mois après la cruelle défaite d’Efrîn (Afrin), fin mars 2018, pour que les Kurdes réfugiés dans le camp de Berxwedan du canton voisin d’al-Shahba, ouvrent une école.
L’école publique est gratuite à tous les niveaux et obligatoire pour le primaire et le secondaire (article 34 du Contrat social). L’instruction est largement assurée par le secteur public, mais l’enseignement privé n’a pas disparu telles les écoles assyriennes, ce qui est conforme l’article 54 précité [3]. L’éducation publique est sous la responsabilité des communes aux premiers niveaux et des régions pour les universités, avec le soutien de l’auto-administration fédérale. L’école publique est-elle laïque ? Sur ce point, le Contrat social est muet. A-t-il voulu éviter de choquer les parents ou les étudiants encore attachés aux traditions patriarcales autoritaires, à la religiosité obsessionnelle, notamment des territoires arabes libérés ? En pratique, l’esprit du Contrat social ne laisse pas place à interprétation, l’enseignement public est laïc et dans les programmes on ne note aucun enseignement religieux. Par contre, la jinéologie, c’est-à-dire la science des femmes, entrera dans les programmes scolaires du secondaire de l’année 2018-2019 dans la région de Cizîre (Jazira). Dans cet esprit, la Première conférence du Comité d’éducation des femmes de la Syrie du Nord, tenue à Qamişlo en août 2018, considère que la jinéologie est la base pour élever le niveau de formation des enseignants à tous les niveaux.
Avant la révolution de 19 juillet 2012, sur le territoire de la Fédération de la Syrie du Nord n’existait aucun établissement d’enseignement supérieur. Très rapidement, les citoyens et les autorités du Rojava se sont employés à combler ce vide. La première université du Rojava s’est ouverte dans le canton d’Efrîn le 14 juin 2015. Sont venues ensuite les universités du canton de Cizîre à Qamişlo, le 4 juillet 2016, et du canton de Kobanî, le 30 septembre 2017. L’Université de Qamişlo est la plus importante, avec 720 étudiants en 2018 et huit facultés : littérature et langues ; éducation ; agriculture ; pétrole et pétrochimie ; jinéologie ; beaux-arts ; sciences économiques et administratives ; médecine. À l’inauguration des deux premières, Hadiya Yousef, coprésidente de l’Assemblée constituante, déclarait que « l’objectif de l’Université du Rojava était de développer une nouvelle mentalité, un nouveau sens de la communauté, une nouvelle culture de la démocratie et de la coexistence entre les peuples » [4]. Les 20 et 21 juillet 2018, les universités du Rojava se sont réunies en symposium à Qamişlo sur le thème « Une université libre et démocratique ». À cette occasion, le professeur Mesud Mihemed, déclarait que le système éducatif du Nord de la Syrie « pourrait être un modèle appliqué à d’autres nations » [5].
En effet, au Nord de la Syrie se met en place un processus de « démopédie », telle que l’entendait Pierre-Joseph Proudhon. La base de l’éducation n’est plus constituée de principes transcendants religieux ou nationalistes, d’idées philosophiques absolues mais de l’observation, de l’expérience, de la critique et de l’autocritique. L’école est la voie d’accès à la démocratie et la démocratie conduit les citoyens à la raison politique. La révolution se fera par l’éducation continue, plus lente que par l’action violente, mais plus sûre. Au Rojava comme dans les territoires libérés, il s’agira d’apprendre aux enfants, au-delà des connaissances essentielles, l’esprit critique et l’initiative, de convertir les adultes à l’autonomie, à la démocratie directe et à l’idée de nation démocratique. Une déclaration, en 2014, de Salih Muslim, à l’époque coprésident du PYD, reste une bonne boussole, même si davantage adressée aux adultes qu’aux enfants :
« Vous devez vous instruire vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour apprendre à discuter, à décider collectivement. Vous devez rejeter l’idée qu’un chef quelconque vienne vous dire quoi faire et apprendre à être autonomes dans une pratique collective. Les gens doivent s’éduquer mutuellement. Réunissez dix personnes, posez-leur un problème ou une question et elles trouveront la bonne réponse. L’échange favorise la politisation [6]. »
Penser une pédagogie émancipatrice
À tous les niveaux de l’enseignement, s’est produite une rupture pédagogique. Ce n’est pas seulement le brassage des populations et des langues qui renouvelle l’école et l’université, c’est aussi une nouvelle façon d’enseigner et de penser l’enseignement. À l’ordre autoritaire succède l’ordre libertaire. L’art d’enseigner par la pédagogie nouvelle ne s’applique évidemment pas de la même manière à l’école primaire, au collège ou en faculté. Tous les instituteurs, institutrices et professeur(e)s ne sont pas préparés à la pédagogie de l’école moderne, tous n’y sont pas favorables. Certains peinent à remettre en cause leurs habitudes pédagogiques autoritaires héritées du régime syrien d’autant que ceux qui étaient en poste avant la révolution peuvent faire valoir que l’État syrien continue de les payer et, qu’à ce titre, il reste leur employeur. D’autres seront confrontés à des cas de conscience religieux voire politiques. Combien, partisans ou opposants à la nouvelle pédagogie, connaissent les travaux des pédagogues libertaires et les expériences menées depuis plus d’un siècle ?
Aux problèmes de personnels en nombre insuffisant et insuffisamment formés, s’ajoutent les difficultés matérielles. La construction d’école pour les réfugiés de retour, la rénovation des bâtiments en mauvais état, l’achat de mobilier et de fournitures scolaires se heurtent à des capacités budgétaires réduites. C’est, malgré tout, avec enthousiasme que beaucoup de maîtresses et de maîtres, de professeur(e)s d’université, d’étudiantes et d’étudiants se sont lancés dans l’aventure de l’école émancipée. Une école qui demande que soit abandonnée l’idée d’apprendre pour la réussite matérielle, la carrière, une place dans la société du spectacle. La pédagogie nouvelle est pensée pour adapter l’enseignement reçu aux réalités de la vie, l’harmoniser avec les modes d’organisation de l’autonomie démocratique. La cellule de base étant la commune, chaque citoyen est responsable du destin collectif. Mieux il aura appris et compris le principe d’égalité, le sens des droits humains, la force des libertés fondamentales, la nécessité de l’engagement solidaire, la finalité de la démocratie directe… plus la révolution aura de chance de réussir, de se développer, surtout, de maintenir l’idéal initial contre les dérives autoritaires, l’apparition de leaders populistes qui sont des dangers permanents. Il ne s’agit pas de promouvoir une pédagogie des opprimés mais une dynamique des savoirs pour des femmes et des hommes de la société des égaux. Message traduit de la manière suivante par le co-recteur de l’Université de Kobanî, Mehmud Kemal Bersavi :
« Les jeunes ne vont pas simplement obtenir un diplôme. Ils apprendront sur leur société, ils acquerront une conscience qui déclenchera le changement social. Nous voulons leur donner une éducation démocratique et scientifique. Nous n’oublierons pas les valeurs de la lutte légendaire de notre ville et continuerons de les porter par la connaissance et l’éducation. Nous ne gaspillerons pas l’espoir et le travail du peuple [7]. »
Pour les plus jeunes doivent être abandonnées « les mauvaises manières d’enseigner tels les coups et les insultes qui conduisent à la haine de l’élève pour les études », comme le rappelle une pièce présentée par des enfants lors du Festival de la culture et des arts des écoles de la Syrie du Nord [8]. Ainsi, l’instruction ne doit pas être fondée sur la mémorisation, laquelle cultive des accointances avec la société autoritaire, mais sur la compréhension pour former des sujets en mesure de débattre et de décider par eux-mêmes. La hiérarchie enseignant-élève est redéfinie « sur la base de l’amitié et du respect » [9], chacun ayant à apprendre de l’autre avec, bien sûr, des pondérations liées à l’âge. Le principe prend ainsi une valeur particulière à l’université : « Nous sommes tous des étudiants et des enseignants, dit un élève de la Faculté des arts de Tirbespiyé près de Qamişlo. C’est ainsi que nous sommes organisés et que nous avons constaté que nous apprenions mieux [10]. » Les examens traditionnels fondés sur un contrôle des acquis livresques sont remplacés par un système d’évaluation continue et un entretien final sur la compréhension de l’enseignement reçu ; il n’y a pas d’échec à un examen seulement le besoin de compléter la formation. Le directeur de la faculté de médecine de Mésopotamie, le docteur Hamit Tekin, peut dire que cette façon d’enseigner permet d’étudier dans « une atmosphère plus détendue » avec des « étudiants qui ont confiance en eux » [11]. Au-delà de l’enseignement, maîtres et élèves participent, en principe, à l’administration de l’école et l’entretien de ses locaux, pour bannir la hiérarchie des tâches, ce qui n’est autre que l’autogestion.
La nouvelle éducation prend une valeur particulière avec le rôle fondamental que jouent la reconnaissance et la stricte égalité des cultures traditionnelles de tous les peuples (article 54 du Contrat social précité). Et du droit, reconnu comme un droit de l’homme, « de développer et de rendre publiques ses activités culturelles et artistiques » (article 39). Droit dont dispose toutes « les institutions et organisations sociales » (article 80). Cela n’est pas suffisant. Une révolution n’en serait pas une si elle ne s’accompagnait d’une rupture culturelle :
« La question de la transformation de l’expérience sensible et non seulement des institutions et des lois, s’est installée au cœur de la pensée et de la pratique révolutionnaire [12]. »
Jacques Rancière reprend là l’idée que les artistes doivent s’engager pour un art nouveau dans un monde nouveau.
Certainement s’ouvrent nombre de bibliothèques et de maisons de la culture et des arts, fleurissent les manifestations culturelles tout au long de l’année. On citera, entre beaucoup, le Festival de théâtre du Rojava en mars qui s’appelait, jusqu’en 2016, Festival du théâtre kurde, et a changé de nom pour respecter la diversité culturelle ; le Festival du court-métrage d’Efrîn en avril dont on souhaite qu’il reverra le jour ; le Festival des arts et de la littérature organisé en mai par l’Union des intellectuels du Rojava ; le Festival des contes du Rojava en juin. En mai 2018, s’est tenu le premier Festival d’art et de culture des écoles de la Syrie du Nord à Qamişlo en même temps que la troisième exposition de peinture du Rojava sur le thème : « L’art des peuples est la voix de la résistance d’Efrîn ». Toutefois, l’expression artistique est encore souvent liée soit à la tradition, soit au réalisme socialiste, sans qu’émerge un style immédiatement identifiable et associable à la Révolution du Rojava comme ce fut le cas pour les photographies de la Commune de Paris, le constructivisme de la Révolution soviétique, les peintures du modernisme mexicains, le street art cubains, les affiches de l’Espagne libertaire ou les slogans de Mai 1968.
Il n’est pas de sauveurs suprêmes
Le danger en matière éducative comme culturelle serait que l’idéologie baasiste, le panarabisme et le « socialisme » d’État soient remplacés en Syrie du Nord plus encore que par une propagande partisane par elle-même condamnable, par le culte de la personnalité d’Abdullah Öcalan. Que se profile la tentation d’inculquer aux enfants, mais aussi au peuple, la vérité d’un système qui ne devrait pas en avoir. Dès 2014, le voyageur anarchiste, Zaher Baher, soulevait clairement la question :
« Le pire, c’est à la Maison des enfants et dans les centres de jeunesse, où les enfants apprennent les idées nouvelles, la révolution et de nombreuses choses positives pour être utiles à la société. Cependant, ces enfants apprennent aussi l’idéologie et la pensée d’Öcalan, et à quel point il est le grand leader du peuple kurde. À mon avis, les enfants ne devraient pas être endoctrinés […]. Ils devraient avoir leur liberté de conscience et qu’on les laisse tranquilles jusqu’à ce qu’ils puissent décider par eux-mêmes [13]. »
Qu’en est-il aujourd’hui, où le culte de la personnalité est toujours oppressant ? À cette survivance du marxisme-léninisme qui nous déroute, défi à l’idée et à l’éducation libertaires, ont été données des explications, des logiques, dont il appartient à chacun d’apprécier la pertinence. Il ne s’agit pas d’abandonner la lutte pour la libération d’Abdullah Öcalan emprisonné depuis 1999, mais de la mener avec un autre état d’esprit que l’idolâtrie. Si Öcalan doit être libéré, ce n’est pas parce qu’il est « l’infaillible leader », mais parce qu’il a su mettre en question une idéologie qui dénature le socialisme, la remplacer par une idée émancipatrice, le confédéralisme démocratique, qu’il a su prôner la fin de la lutte armée et la paix entre Turcs et Kurdes et proposer une refonte des institutions qui permettrait d’y parvenir. Pour moins que cela, dans ce même Proche-Orient, d’autres ont obtenu le Prix Nobel de la Paix.
Pierre Bance
Auteur d’Un autre futur pour le Kurdistan ? Municipalisme libertaire et confédéralisme démocratique, Paris, Éditions Noir et Rouge, 2017, 400 pages.
Lire les autres articles de : Pierre Bance
– Le lecteur qui souhaiterait connaître la source d’une information donnée dans l’article peut la demander auprès de l’auteur : pierre.bance@yahoo.fr