État des lieux de l’Empire
Pour Gauchet, alors que durant la période 1945-1975, la négociation collective, notamment avec les syndicats ouvriers, permettait une répartition des richesses, par la suite, « la capacité redistributive a été stoppée, annihilée » par « un capitalisme de prédation » gangréné par la finance dont les instruments, incontrôlables, déconnectés de la réalité, provoquent des crises à répétition [5]. Cette évolution a été rendue possible par la démocratie néolibérale qui sacralise les individus lesquels, considérés isolément, « s’accordent en vue du respect de leurs droits et de la poursuite de leurs intérêts dans une coopération concurrentielle » [6]. Le droit abandonne la règle légale, la même pour tous, pour renvoyer à la négociation des intéressés. L’ordre public recule devant l’autonomie des volontés. Par exemple, le droit du licenciement est concurrencé par la rupture conventionnelle du contrat de travail qui permet au salarié, individuellement, de négocier son départ de l’entreprise ; chaque partie, employé comme employeur, devant y trouver son compte. La rupture du contrat de travail n’est plus régit par le droit mais par le marchandage, d’une manière générale, dit Gauchet, « on va de la société des droits vers la société du marché » [7]. Cet individualisme fondé sur l’intérêt, cette financiarisation du capital ont pour toile de fond la mondialisation, « la “désimpérialisation” du globe » [8]. Les États-Unis, bien qu’ils aient vaincu l’URSS, ne règnent pas en maître, les États doivent composer entre eux [9].
Badiou, s’il ne nie pas les évolutions du capitalisme, ses adaptations opportunistes, le développement de la mondialisation qui lui est génétiquement lié « pour soumettre la Terre entière » [10], ne voit cependant rien de neuf dans les propos de Gauchet. Le capitalisme a toujours été la réunion intelligente d’intérêts égoïstes et la financiarisation est dans son « essence même », la finance étant l’instrument du profit par anticipation au travers du crédit [11]. Quant à l’économie, elle est mondialisée dès le 19e siècle « peut-être encore plus qu’aujourd’hui » [12] ; ce n’est pas par hasard que s’est créée, en 1864, l’Association internationale des travailleurs. Autre point de désaccord, les luttes impérialistes n’ont pas disparu, qu’on regarde celle que se livrent les Américains et les Chinois [13].
Si au-delà de ces divergences d’interprétation, Badiou et Gauchet s’accordent pour critiquer les pathologies du capitalisme financier et la nécessité d’y mettre fin, Gauchet avertit que « la noblesse de la cause n’est pas une garantie de la justesse de la démarche ». Il trace une « vraie ligne de front » entre son option réformiste et le communisme de Badiou [14].
Le réformisme de Gauchet
Pour en finir avec « l’individualisation triomphante » [15] qui fait croire au plus grand nombre que chacun peut réussir s’il s’en donne les moyens, celle qui grossit les rangs des pauvres et le patrimoine des riches, celle qui étouffe la solidarité et requinque la charité, il faut que la politique maîtrise l’économie. « Je crois, dit Gauchet, que nous pouvons parvenir à brider le capitalisme, à briser sa domination aujourd’hui incontestable, et ce, à l’intérieur du modèle démocratique » [16].
Le modèle démocratique est la démocratie libérale et représentative [17]. Gauchet ne remet pas en cause le régime capitaliste, il veut repenser « l’articulation de la démocratie et du capitalisme » [18]. Pour cela, il emprunte la voie du réformisme [19]. Quel réformisme ? Non celui des syndicalistes réformistes de la CGT historique qui rêvaient d’une révolution progressive et pacifique un peu comme la réforme non réformiste d’André Gorz [20], mais le réformisme de l’État-providence, celui des socialistes qui ayant depuis belle lurette renoncé au socialisme, n’en souhaitaient pas moins améliorer le sort du peuple en demandant une part du gâteau ou, plus précisément, en légalisant la part réclamée par les syndicats avant que les choses ne tournent mal. Une méthode de préservation du système qu’ils partageaient avec les démocrates et les capitalistes éclairés, une collaboration qui si elle n’était pas forcément cordiale était efficace. On n’en est plus là depuis Mitterrand, au moins depuis le virage de 1983, les socialistes sont passés de la collaboration à la soumission au capital, et Gauchet se montre dur dans la critique :
« Le réformisme officiel est devenu de façade, il est à présent le bras armé, et présentable, du néolibéralisme. Nous avons le choix entre la cupidité sans états d’âme et la cupidité avec scrupules et ajustements à la marge » [21]
Aussi propose-t-il « de reprendre la main sur l’économie pour sortir de l’état pitoyable dans lequel nous nous trouvons « [22]. Comment ? D’abord observer que le capitalisme n’est pas « un bloc homogène », « une entité dotée d’un esprit propre », en comprendre donc la structure et les failles pour « agir un à un sur les facteurs que l’on aura préalablement isolés » [23]. Ensuite, inventer un réformisme qui se situe entre l’État qui « commanderait et déciderait de tout par le haut » et « l’autogestion locale généralisée », en somme ce que d’autres appellent la démocratie participative, formule que n’utilise pas Gauchet [24].
Puisque ce réformisme est à inventer, nous n’en saurons guère plus d’autant qu’« aujourd’hui, se désole Gauchet, nous sommes devant une pénurie d’invention. L’imagination est en berne, et le désert intellectuel ambiant alimente le sentiment d’impuissance actuel » [25]. Il n’est pas besoin de se fatiguer pour penser un nouveau réformisme rétorque Badiou car le capital est inébranlable « sans remise en question frontale de la propriété privée » et que la « démocratie représentative est constitutivement sous l’autorité du capital » [26].
Au même titre que Gauchet qualifie le communisme de Badiou d’utopie qui immanquablement sombrera dans le totalitarisme, ce dernier voit dans le contrôle du capital par le politique un contresens historique et théorique car « le capitalisme opère la jonction du libéralisme et de la démocratie » d’autant qu’on ne résout pas « le problème des ennemis dans le cadre démocratique » [27]. Revenons à ce communisme qui nous intéresse, n’est-il pas aussi un contresens historique et théorique ?
Le communisme de Badiou
Si le communisme de Badiou était un retour amélioré au communisme soviétique, il serait un non-sens historique, mais il ne s’agit pas de cela contrairement à ce que disent ses détracteurs dont Gauchet qui n’en considère pas moins que l’hypothèse communiste est une « nécessité inscrite dans l’horizon de nos sociétés » et « qu’il faut faire avec » [28]. Gauchet s’autorise une leçon de science politique adressée à Badiou en opposant le communisme à l’anarchie dont il a une drôle de conception :
« Dans sa pureté intellectuelle, l’idée communiste ne me dérange en rien. C’est incontestablement l’une des idées les plus fortes que l’on peut nourrir à propos de l’organisation économique et politique de la vie collective. Elle est l’héritière du projet moderne, se distinguant en cela des entreprises réactionnaires incarnées au XXe siècle par le fascisme et le nazisme. L’accent sur le commun, la mise en avant de l’impératif égalitaire, tout cela recueille mon adhésion en théorie. L’idée communiste me paraît bien plus sympathique qu’une autre idée pure de la politique – car il n’y a pas qu’une seule idée, Alain Badiou, il y en a au moins deux ! – à savoir l’idée anarchiste, la conception d’une société faite uniquement d’individus souverains coexistant dans l’indépendance, la séparation la plus totale. Je remarque d’ailleurs que les sociétés contemporaines, dans le monde occidental, sont beaucoup plus tournées vers cette idée anarchiste que vers celle que vous défendez… » [29].
Badiou ne s’arrête pas cette curieuse confusion car il sait que « la constellation communiste, […] inclut également une partie des anarchistes et des fouriéristes » [30]. Il y a là une indication au lecteur militant qui ne doit pas se laisser influencer par les qualificatifs malveillants adressés ici à l’anarchie quand ils le sont à Badiou [31]. Et il convient, comme préalable, d’écarter le plus prégnant celui de maoïste parce que Badiou y prête le flanc.
Maoïsme
Badiou est un admirateur de la Révolution culturelle chinoise dans sa phase initiale qui commence en 1966 et connaît son apogée en 1967 pour s’achever à l’automne 1968. Son modèle est la Commune de Shanghai, fer de lance de la Révolution culturelle dont on dit qu’elle se revendiquait de la Commune de Paris.
« Mao a ce geste d’appel inouï qui mine le stalinisme de l’intérieur : il déclenche une immense mobilisation d’abord étudiante, puis ouvrière. La source du changement n’est plus l’État ou le Parti, elle est puisée du côté de forces sociales au départ inorganisées, mais considérées comme les seuls acteurs véritables de la création historique et politique. On touche là à l’unique tentative interne à l’histoire du communisme de remettre en question le ressort tragique de l’aventure des socialismes soviétiques, à savoir la captation de la politique par l’État. Lorsque l’État s’approprie, via le Parti, le monopole de l’action politique, cela conduit de fait à une complète dépolitisation de la société. On définit parfois le totalitarisme come un régime dans lequel tout devient politique. Pour ma part, je considère qu’il faut plutôt le définir comme une éradication de la politique. C’est avec cela que Mao a voulu rompre. Quand devant un parterre de gardes rouges, en effet captivés par la figure du chef politique, Mao dit : “Mêlez-vous des affaires de l’État”, nous avons là un geste absolument contraire à l’héritage stalinien tout entier » [32].
La vision de Badiou sur la réalité de ces quelque deux ans de Révolution culturelle est-elle erronée ? Oui, dit Gauchet qui compte les morts et institue une filiation directe entre Staline et Mao lequel « ne fait que reconduire un geste “classiquement” stalinien et typiquement totalitaire » puisque la Révolution culturelle fut « le levier qui lui permet de justifier les purges en cours » [33]. Une lecture militante oblige à aller au-delà de savoir lequel des débateurs, historiquement, a raison pour s’intéresser aux commentaires de Badiou sur la Révolution culturelle et surtout les causes de son échec même si elles ne furent pas ce qu’il en dit [34]. Cette mobilisation a échoué en raison :
– de la faiblesse organisationnelle et du manque de discipline du mouvement qui a écarté État et Parti ;
– de sa décomposition interne due, notamment, à l’absence d’une ligne politique claire due aux luttes de fractions entre « anarchistes » et soutiens au parti prolétarien ;
– de la résistance de l’ancien monde, spécialement les « cadres “moyens” de l’appareil du Parti », qui finit par reprendre le dessus.
Ainsi comprend-on que Badiou n’est pas l’admirateur béat de la Révolution culturelle et de Mao, au même titre, que tout admirateur de la Commune de Paris devrait en reconnaître les travers ce qui est loin d’être le cas notamment sur la question de l’État. Il est légitime de critiquer la philosophie politique de Badiou, compréhensible de ne pas aimer sa figure mandarinale, mais son point de vue, vrai ou imaginaire d’un événement complexe et encore mal connu, ne peut conduire à dire, sans plus d’égards et de concert avec la réaction, que c’est un « dinosaure maoïste égaré dans notre époque » [35].
Cette précision sur la Révolution culturelle apportée, il est temps de s’intéresser au programme communiste de Badiou qui, sur ce point, est beaucoup plus avancé que le nouveau réformisme de Gauchet.
Un programme communiste en sept points
Le programme communiste en sept points de Badiou s’appuie sur ce principe : « le communisme est une Idée trop grande pour être confiée à un État » [36]. Les trois premiers points du programme communiste concerne la définition « générique » du communisme [37]. Le communisme doit permettre :
– L’éradication du capitalisme, soit une « dé-privatisation du processus productif » ce qui ne veut pas dire nationalisation par l’État mais reprise en main par le peuple [38].
– L’élimination de l’État, ce sera la phase du « dépérissement de l’État » avant le communisme, aussi appelée socialisme dans la théorie marxiste-léniniste.
– La fin de la division du travail entre intellectuel et manuel, gestionnaire et exécutant, etc. ; Badiou résume ce point par la formule pompeuse, « réunion et polymorphie du travail ».
Les quatre autres points du programme communiste concernent la définition organisationnelle du communisme [39]. Elle est tirée de la pensée de Marx :
– Les communistes défendent une vision stratégique globale « dont la matrice est l’anticapitalisme ».
– Les communistes proposent une représentation du futur, à défaut « tout mouvement révolutionnaire aboutit à une impasse » qui souvent sera celle de l’élection « démocratique ».
– Les communistes ne forment pas une avant-garde, ils « sont partie prenante d’un mouvement général préexistant qu’il leur revient ensuite d’orienter », d’orienter non de diriger. L’idée d’un parti est rejetée car « tout parti fait signe vers un noyaux central, à un schème d’autorité, ce qui reconduit à une négation et à un effacement autoritaires de la multiplicité ».
– L’organisation des communistes répond à une logique internationaliste.
Pour réaliser ce programme, les communistes doivent « travailler à la conjonction de quatre forces pour l’instant hétérogènes » : la jeunesse éduquée ; la jeunesse populaire et contestataire ; le prolétariat nomade international ; « la fraction la moins établie des salariés ordinaires de nos société “confortables” » [40].
Si la plupart des anticapitalistes pourraient s’accorder sur ce programme minimum, des blancs subsistent. Retenons-en deux qui devraient être au cœur des efforts de convergence des révolutionnaires : celui du parti et de l’organisation, puis celui de l’État et de ce qu’il appelle « la représentation crédible du pas d’après » [41].
Quid de l’organisation ? « Attention, avertit Badiou, je ne plaide pas pour l’organisation anarchiste » [42]. Qu’est-ce que l’organisation anarchiste ? Il y a des différences entre synthésistes, communistes libertaires, communalistes, anarcho-syndicalistes, individualistes. Quelle organisation propose donc Badiou ? Il va répétant que le parti, tels les partis communistes du 20e siècle, sont une structure non seulement dépassée mais dangereuse pour la révolution puisqu’ils se l’approprient. Il ne nous dit pas pour autant par quoi il le remplace, se contentant de faire référence au « mouvement » lequel devra trouver son organisation dans l’action. Sur ce thème, Badiou est aussi sec que peuvent l’être un Negri, un Rancière ou un Žižek [43]. Une organisation fédérale inspirée du syndicalisme révolutionnaire ne les intéresse pas et pourtant… Les récents mouvements sociaux que ce soit en Europe, en Amérique, en Afrique du Nord ou au Proche-Orient, ont tous montré que l’improvisation organisationnelle se traduisait par une récupération des partis (Podemos en Espagne), une dilution du mouvement (Occupy Wall Street aux États-Unis), un retour du parlementarisme plus ou moins corrompu (Tunisie), une dictature militaire (Égypte), le chaos (Libye), la guerre (Syrie) [44].
Que faire de l’État ? Badiou n’a pas renoncé à la théorie du dépérissement de l’État, qui implique la prise préalable du pouvoir [45], bien qu’il sache que celle-ci conduisit, en URSS ou en Chine, au contraire du but recherché [46] :
« Tout État possède une dimension criminelle intrinsèque. Parce que tout État est un mélange de violence et d’inertie conservatrice. […]. L’État est une entité qui n’a d’autre idée que de persévérer dans son être comme dirait Spinoza » [47].
L’alternative anarchiste propose la destruction immédiate de l’État et son remplacement par le fédéralisme politique et l’autogestion économique. L’histoire est cruelle. Dans l’Espagne de 1936, les anarchistes, contraints par une réalité étatique au maintien de laquelle ils contribuèrent, renoncèrent au communisme libertaire et se résignèrent à participer au gouvernement républicain et bien d’autres structures politiques, administratives et militaires [48].
N’en déplaise à Gauchet, hypothèse communiste et hypothèse anarchiste si elles ne sont pas identiques dans les pratiques, sont bien sœurs dans l’objectif : le communisme. Pour sa mise en place, serait-il possible d’envisager un État embryonnaire qui assurerait la continuité de tâches impossibles à supprimer brutalement et qui, parallèlement, serait en voie de décomposition par le développement du fédéralisme et de l’autogestion rognant puis se substituant à ces prérogatives maintenues ? Une possibilité nouvelle pour parvenir à une société sans État par dépérissement accéléré ou, si l’on préfère, suppression raisonnée. Une idée émancipatrice qui, profitant des enseignements des échecs respectifs du marxisme et de l’anarchisme comme des réflexions accumulées des intellectuels et des militants, porterait, dans l’immédiat, une organisation capable de mener une politique d’action directe, en langage badiousien, une politique à distance de l’État [49] ou, en jargon à la mode, une politique de soustraction systématique à l’autorité de l’État. Soit bien autre chose qu’un parti de la gauche radicale avide de prendre le pouvoir par la voie électorale. N’est-ce pas Badiou qui écrit :
« Nous ne pouvons pas en rester à la dispute de la période antérieure entre les tendances anarchisantes, qui valorisent le mouvement pur, et les tendances plus traditionnellement organisatrices qui valorisaient le parti. Il faudra sans doute retenir quelque chose de ces deux tendances » [50].
À ce moment de doute qui transverse le mouvement anticapitaliste, la lecture de ce livre contribue à la réflexion militante. Gauchet se situe bien dans le camp des ennemis du communisme et de la révolution qu’il considère comme sortis de l’histoire [51]. Cependant, il oblige Badiou, comme tout partisan du communisme, à clarifier sa doctrine, la repenser, la reformuler pour l’inscrire dans la modernité. Actuellement, par exemple, à s’interroger, sans représentations déplacées, sans mots d’ordre immatures, sur l’actualité – et la réalité – d’un communalisme libertaire qui s’éveillerait dans le Kurdistan turque et le Rojava syrien [52].
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