Une rupture anthropologique entre utopie et dystopie

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Publication d’un article de Danièle Epstein (Psychanalyste, membre du Cercle freudien) avec son autorisation.

Nous sommes dans le train d’une bascule anthropologique, d’une révolution civilisationnelle qui nécessite un changement de paradigme économique. Bousculés dans notre mode de vie et de pensée, nous y sommes impliqués subjectivement et libidinalement .

Il y a tout juste ½ siècle,René Dumont écrivait« L’utopie ou la mort » [1] ... 50 ans ont passé, l’ordre mondial se fracture, tandis que l’actualité déroule le tapis rouge des cataclysmes contemporains : ruptures écologiques et leurs effets-dominos, crises géopolitiques et leurs guerres, catastrophes humanitaires. L’ère de l’Anthropocène, plus justement appelée Capitalocène, selon le mode de production qui articule les activités humaines, accouche de ses effets-dominos et de ses scénarios catastrophes [2]. Aussi, ériger les fondements d’une civilisation nouvelle n’est plus une utopie, mais une exigence pour ne pas sombrer dans la dystopie annoncée. Au cœur d’une rupture anthropologique, l’enjeu aujourd’hui, c’est de créer un nouvel imaginaire social, économique et psychique, une nouvelle grille de lecture de notre civilisation pour renaître d’une planète en perdition. « Sobriété » est le signifiant Maître d’une révolution économique qui se tresse avec une révolution subjective et libidinale.

La Kulturarbeit a évolué dans le sillage du Marché. Le « système pulsionnel de production-consommation-consomption » [3] a infiltré l’écriture du monde, reconfiguré notre Terre, et toutes les sphères de nos existences. Entre plus value et plus-de-jouir, l’économie libidinale n’a pour limite que les butées du réel qui met à nu l’impasse d’une croissance/jouissance illimitée dans un monde limité. Si l’homme freudien devenait névrosé de ne pouvoir supporter le renoncement pulsionnel exigé par la société, le malaise dans la civilisation naît de nos jours de l’injonction de la psychologie positive à ne jamais renoncer « si tu veux, tu peux », un démaillage psychique qui vise à s’épargner les affres de la castration. A quel prix collectif, à quel coût individuel ?

Après le déni climatosceptique des adeptes de la croissance illimitée et du pouvoir magique de la science , le monde se réveille avec la gueule de bois des lendemains de fête. Bercés de l’illusion scientiste de leur toute-puissance, les hommes se sont vus brusquement rappelés à l’ordre de leur humilité : piégés dans la nasse du dérèglement sanitaire, climatique et géopolitique, ils se découvrent naufragés d’une galère sans boussole. Tous embarqués dans un même vaisseau planétaire, ils ont pédalé sans f n, tels des hamsters, pour faire tourner la roue de la croissance, de production en consommation en rejets toxiques, piégés dans le maillage arachnéen d’une boucle de productivité, gaspillage et pillage du bien commun.

En dépit des rapport des scientifiques, chaque fois plus alarmistes, la caravane du productivisme a continué à sillonner le monde pour le syphoner, moyennant quelques pansements de greenwashing sur une hémorragie ouverte.La loi du Marché a prévalu, refusant résolument d’endiguer les forces de dévastation de l’économie néo-libérale jusqu’à ce que« la fonction protectrice de la civilisation bascule vers la pratique ouverte de la destruction [4] ». Le « progrès », à l’aune du néo-libéralisme, a atteint son point de bascule d’où suinte la Pulsion de mort .

La « nouvelle raison du monde », en faisant de la rentabilité et du profit le sens-même de l’existence, a étouffé la dimension éthique de la vie sous sa valeur marchande et engagé le devenir des générations futures. « Au centre de l’économie mondiale, il y a le dieu argent, et non la personne...c’est un terrorisme de base contre toute l’humanité » [5] , disait le Pape François, lors des journées mondiales de la Jeunesse en 2017. Au nom de la compétitivité, le Dieu Marché, sans empathie et sans sympathie, s’est décliné en une compétition/rivalité utilitariste et mortifère . Au service du Dieu de la finance et de ses multinationale, la religion immanente et totalitaire de la croissance a mis le monde à feu et à sang dans une partition de profit et de misère, d’opulence et de dénuement. Le monde globalisé a accouché de ses perdants qui subissent les coups et contre-coups des crises, des hommes sans plus-value qui luttent pour assurer leurs besoins vitaux, face à ceux pour qui le superflu est devenu vital [6]. Telles des marchandises manipulables, échangeables et jetables, des homme épuisés, mis au rebut de n’être plus exploitables sont à leur tour déchettisés. Face a ceux qui ont tout , il y a ceux qui ne sont plus rien, tels ces migrants, figures sacrificielles et emblématiques de la faillite de notre civilisation « avancée »

Post modernité

Après les Lumières qui posèrent cet acte de foi en l’homme, le scientisme avec son instrumentalisation du « progrès » nous a menés à ce point de bascule du monde contemporain avec reculs sociaux, humanitaires et écologiques . Les grands récits et idéologies de la modernité, qui donnaient sens à l’existence en s’appuyant sur la foi dans le progrès et la solidarité, se sont décomposés, laissant chacun dans la solitude de ses espérances déçues . L’homme post-moderne, pragmatiste et court-termiste, orphelin de ses illusions, s’est replié sur un imaginaire conquérant , performant et sans faille. Il a cultivé la dimension moïque du semblant pour suturer l’angoisse qui le divise. Partisan d’une idéologie individualiste sans éthique, l’analyse des rapports de domination économiques et sociaux qui mènent le monde est passé à la trappe. Auto-entrepreneur de lui-même, il veut vivre au diapason de son fantasme, dégagé de toute dette envers son prochain, selon les préceptes de toute-puissance de la psychologie positive . A être son propre capital, il est appelé à se promouvoir lui-même « comme micro-entreprise » [7] , quitte à être à son tour instrumentalisé et exécutant de procédures qui le morcellent et le privent de ses initiatives. Jouet d’algorithmes, évalué et asservi de gré ou de force aux lois du marché, c’est au nom de sa liberté d’entreprendre, qu’il est libre de se faire exploiter.

Piégé dans un double bind, il chemine tant bien que mal du versant maniaque à l’effondrement dépressif, entre trop-plein pulsionnel et vide mélancolique, entre décharge de colère et remplissage addictif. Avec la souffrance devenue une marchandise rentable, les énoncés ready-made du marché du bien-être -pilules du bonheur, chirurgie esthétique et genrée, recettes de développement personnel- font fonction de refuge narcissisant pour celui qui n’existe aux yeux de l’autre que par le clinquant de sa valeur marchande .

Le « Nous » fédérateur et solidaire qui accompagnait « la foi en des lendemains qui chantent » a montré ses limites, pour faire place au « Nous » virtuel des lendemains qui déchantent, un entre-soi qui se rétracte autour d’un Trait fantasmé . Si la démocratie se fonde sur le débat public, dans le respect de la diversité et de l’hétérogène, si le « nous » universaliste promeut et promet une éthique de rassemblement au-delà des différences (religions, races, sexes, genres), l’entre soi identitaire de ceux qui se ressemblent, pourrait bien être la traduction du passage de la modernité à la post-modernité egocentrée : « La destruction méticuleuse de la société, écrit Yohann Chapoutot, commençait à porter ses fruits : chaque individu était concentré sur sa propre survie et accordait de moins en moins de temps à la chose publique » [8]. Les enjeux collectifs se sont déplacés sur un repli narcissique de masse, où des petits autres isolés, anonymes s’enflent de followers pour donner corps et amplifier leurs voix qui n’en finissaient pas de crier dans le désert. Mais l’entre-soi virtuel s’est refermé en territoires enclavés « d’ermites de masse » [9], qui se façonnent, se radicalisent au gré de la dictature des algorithmes qui mettent le feu aux poudres de l’imaginaire. La colère hémorragique coagule et creuse le lien social de sa victimisation paranoïaque. Les coups de butoir identitaires clivants s’attaquent au tissu déjà élimé de la démocratie, en faisant vaciller le mur de la collectivité et des institutions. Jean François Lyotard , dans ses études sur la post-modernité, décrit ce « passage des collectivités sociales à l’état d’une masse composée d’atomes individuels lancés dans un absurde mouvement brownien » [10]. Un discours de rupture « anti-système » a fait feu de tout bois, discréditant et invalidant , à tort ou à raison, tout propos officiel, qu’il soit politique ou scientifique. A chacun selon son fantasme, selon sa croyance, selon son opinion, dans une toute-puissance de la pensée . La Chose publique au service de tous s’est effondrée sous une logique entreprenariale, une entreprise de casse du service public, des collectivités, des métiers, des personnes laissant chacun aux prises avec ses colères et désillusions, puis avec ses fantasmes élevés au rang de vérités alternatives.Le complotisme et le populisme ont surgi des fissures d’une démocratie malade. Un contre-récit restructure le paysage en prétendant révéler l’envers du décor, jusqu’à franchir ce pas qui jette le bébé « démocratie » avec l’eau du bain, et laisse craindre le retour de nouvelles idéologies rampantes, voire des nébuleuses les plus fascisantes. Serait-ce là un des noms d’une maladie sénile de la démocratie ?Albert Camus mettait en garde : « Quand une démocratie est malade, le fascisme vient à son chevet, et ce n’est pas pour prendre de ses nouvelles » [11].

De défiance en méfiance, la clinique post-moderne du « chacun pour soi » ne tolère ni contrainte, ni privation, ni frustration, ni castration. Toute contrainte collective nécessaire pour préserver la Chose publique et le Bien commun, pour préserver les plus fragiles ou le devenir des générations futures, est associée à du totalitarisme et apparaît comme atteinte à la sacro-sainte liberté individuelle. De culte de soi en rejet de l’autre, la liberté d’expression, au coeur-même du principe démocratique, se ravale en une liberté d’exprimer ses fantasmes d’exclusion, sans tamis et sans butée. La pulsion d’emprise verse du côté de la pulsion de mort qui déferle sous couvert de liberté.

Effet de la « distorsion entre une démocratie qui se veut, de par son histoire, à la pointe de la défense des droits de tous et un quotidien très éloigné de cet idéal » [12], la pensée universaliste, faute d’avoir pu réduire les injustices, et faire disparaître les discriminations, accouche d’un « réveil » identitaire, comme nouvelle écriture de défense des opprimés et discriminés rassemblés et reconfigurés selon une partition intersectionnelle essentiellement sexuée, genrée, ou racialisée. Le célèbre« opprimés de tous les pays, unissez vous » de Lénine est devenu le cri de ralliement de la culture woke qui a fait passer la réflexion économique sous la barre du refoulement.Les conséquences délétères des inégalités économiques ainsi contournées, l’ordre social est rendu conforme aux exigences du néolibéralisme . De la lutte de classes à l’intersectionnalité, un changement de paradigme renvoie l’analyse politique aux oubliettes, réduite au signifiant à-tout-faire : patriarcat. L’analyse marxiste de la fabrique des opprimés est ainsi devenue le tabou du néo-libéralisme, et en conséquence la culture woke ne se retrouve-t-elle pas à la place de « l’alliée objective » du pouvoir néo-libéral....

La Weltanschauung contemporaine réinterprète l’organisation du monde et la dimension du pouvoir selon la lutte contre le « patriarcat », qui, tel un mot-valise, est confondu avec l’opérateur symbolique de la métaphore paternelle. En ramenant toute injustice et toute discrimination à une construction sociale « patriarcale », voire « hétéro-patriarco-coloniale » [13], un nouvel ordre moral s’habille des fictions de l’époque. Paul Preciado, chantre d’une nouvelle grille de lecture du monde, harangue les psychanalystes « au nom d’une rébellion transgenrée qu’il juge aussi centrale pour l’avenir de l’humanité que la révolution climatique », écrit Elisabeth Roudinesco, tandis que Sandrine Rousseau , adepte d’une écologie sexuée clivante, glorifie « l’homme déconstruit ». Au nom de la « décolonisation de l’inconscient » [14], une horde primitive s’est libérée de son carcan symbolique, et c’est l’inconscient lui-même qui est dénié.L’énoncé ne supporte plus d’être interrogé comme énonciation. Le fantasme s’énonce aujourd’hui comme vérité qui ne tolère ni mise en doute, ni interprétation. Le dit se veut brut, sans arrière-pensée , sans duplicité et prend la place d’une vérité-toute. Les certitudes font force de loi et n’admettent ni interrogation, ni débat. Un fantasme transidentitaire doit sans délai s’incarner et, ne serait-ce que questionner la réalité psychique qui le sous-tend , résonne comme une insulte. L’écart disparaît et l’épaisseur du trait qui dessine le passage entre le dire et le dit s’efface, et avec lui la dimension de l’inconscient .

De déboulonnage de statues en lynchage culturel, l’imaginaire persécutif sévit sous le hashtag « la peur change de camp ». Les tribunaux populaires et la justice médiatique ont aussitôt occupé la place vide des institutions judiciaires, dégradées par un programme néo-libéral méthodique de destruction du service public. La dénonciation de l’oppression et des discriminations dont est victime une grande partie de l’humanité a pu ainsi dériver vers une entreprise identitaire de purification et de reconduction du processus de domination.Le retour de balancier se fait tout autant discriminatoire que les discriminations que le mouvement prétend combattre. Censure, invectives, menaces, anathèmes, oukases, dictature de la pensée, passages à l’acte -comme ce fut le cas, entre autre, pour empêcher Caroline Eliacheff et Céline Masson de présenter leur ouvrage [15]- mettent l’autre au pilori de la mort sociale et psychique. Dans un retournement victimaire, les verrous civilisateurs sautent, et les victimes d’hier se retrouvent être les agresseurs d’aujourd’hui où se « démasque sous l’homme la bête sauvage qui perd alors tout égard pour sa propre espèce » [16] .

Les passions narcissiques s’exacerbent en s’ombiliquant autour d’un Trait essentialisé, qui réduit la complexité d’un Sujet à ce seul Trait.L’entre-soi jouit de se contempler au travers de la loupe aveuglante d’un « nous » médiatique et virtuel, jusqu’à ce que le processus identitaire inclusif reconduise l’exclusion, jusqu’à ce qu’au nom d’Eros, déferle Thanatos....Ce que Freud décrivait comme processus d’union au service d’Eros -« réunir des individus isolés, plus tard des familles, puis des tribus, des peuples ou des nations, en une vaste unité : l’humanité même... »- se heurte, constate-t-il à« la pulsion agressive naturelle aux hommes (qui) s’oppose à ce programme de civilisation. Cette pulsion agressive est la descendante et la représentation principale de l’instinct de mort. [17] ». L’entre-soi identitaire se clôt alors sur un monde interne clivé persécuté /persécuteur, dans lequel le prochain n’a plus de réalité que fictive, assigné à un trait figé qui le représenterait tout entier. Il n’est plus qu’enveloppe vide, dépourvue de ses objets (a) -regard et voix - qui humanisent le flux du désir. L’autre ainsi virtualisé devient l’objet dévitalisé qui autorise le déchaînement passionnel et pulsionnel, objet d’une une mise en pièces qui préfigure la mise à mort.

Alors que les conditions d’habitabilité de la planète ne sont plus assurées pour les générations à venir, que le défi planétaire nécessite une dynamique collective vers un nouvel imaginaire civilisationnel, orienter sa colère sur une cible identitaire dans une lutte fratricide qui exclut la moitié, dite patriarcale, de l’humanité, n’est-ce pas pas le moyen de déplacer son angoisse sur un objet partiel et parcellaire pour mieux se protéger de l’angoisse de mort qui assaille l’humanité dans son ensemble. A l’heure où il s’agit d’ « édifier au plus tôt une véritable maison commune, avant que l’ancienne ne s’écroule sous l’effet de la dévastation désinvolte à laquelle certains humains l’ont soumise » [18], prendre la partie pour le Tout, n’a-t-il pas pour fonction de faire écran à l’incertitude qui plane sur le devenir de l’humanité par un déni acharné de notre finitude ?

Danièle Epstein Psychanalyste, membre du Cercle freudien.

Notes

[1R. Dumont, L’utopie ou la mort, ed du Seuil, 1973

[2Danièle Epstein : « Les enfants naufragés du néolibéralisme », ed eres, 2021

[3J. F Lyotard : L’économie libidinale, ed de Minuit, 1975, cité Par Johann Chapoutot in « Le grand récit », PUF, 2021

[4N. Zaltzman : De la guérison psychanalytique , p 18, Paris, PUF, 1999

[5Pape François, cité par Roland Gori, La nudité du pouvoir » , p174, ed LLL

[6D. Epstein, Les enfants naufragés du néolibéralisme, ed Eres, 2021

[7R. Gori : ibid, p90

[8Y. Chapoutot, L’année de la dévastation , in Libération 24/11/2022

[9A. Denault : ibid

[10J. F Lyotard cité par Johann Chapoutot ibid

[12M.Peltier : » L’ère du complotisme », ed Les petits matins, 2021

[13P. Preciado, Je suis un monstre qui vous parle, Rapport pour une académie de psychanalystes », ed Grasset, 2020

[14ibid

[15C. Eliacheff, C. Masson La fabrique de l’enfant transgenre, « ed de l’Observatoire

[16S. Freud : Malaise dans la civilisation, 1929, ed PUF, 1978

[17S. Freud :ibid

[18Philippe Descola : « Humain, trop humain », Esprit, N° 420, Dec 2015

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