— Nous reproduisons le texte de Tomjo et Mitou, témoins de "coups d’éclat "d’éveillés" lors des « Rencontres Internationales Antiautoritaires » de Saint-Imier, en juillet 2023… [1] —
« Les idéalistes de toutes les Écoles, aristocrates et bourgeois, théologiens et métaphysiciens, politiciens et moralistes, religieux, philosophes ou poètes, sans oublier les économistes libéraux, adorateurs effrénés de l’idéal, comme on sait, s’offensent beaucoup lorsqu’on leur dit que l’homme, avec son intelligence magnifique, ses idées sublimes et ses aspirations infinies, n’est, comme tout ce qui existe dans le monde, qu’un produit de la vile matière. »
Dieu et l’État, Michel Bakounine, Genève, 1882
Moins !, « Journal romand d’écologie politique » basé à Lausanne, s’affiche en gros titre « pour une écologie libertaire ». Son numéro d’été (n°65, juillet/août 2023) annonce en couverture des « Rencontres Internationales Antiautoritaires » célébrant le 151e anniversaire du congrès de fondation de l’Internationale antiautoritaire (1872), à Saint-Imier, dans le Jura suisse. Nos amis d’Outre-Léman publient à cette occasion un dossier d’une douzaine de pages où divers auteurs — certains plus anarchistes ou plus écologistes que les autres — s’expriment sur le sujet. Ils ne sont pas toujours d’accord mais sur le papier, ils restent polis. Ils ne parlent pas de ce qui fâche.
Ils ne pouvaient évidemment parler d’avance de ce qui s’est réellement passé à Saint-Imier, lors de ces cinq jours de « rencontres antiautoritaires » (19–23 juillet). De ces meutes d’assaillants queer, agressant le stand de la Fédération anarchiste pour voler, déchirer, brûler des livres, insulter et frapper des compagnons de la F.A, sous le regard neutre et bienveillant des organisateurs. Sinon avec leur complicité tortueuse et bureaucratique — mais toujours polie. Pour un compte-rendu circonstancié, lisez ce qui suit. Il se trouve qu’on y était. Sinon, ne manquez pas le prochain numéro de Moins ! qui reviendra sans doute en détails sur ce moment « d’écologie libertaire » réelle et concrète [2].
Il faut d’abord expliquer aux lecteuses et lecteurs ce que font à Saint-Imier, entre le 19 et le 23 juillet 2023, 5 000 anarchistes venus de France, de Suisse, d’Allemagne, d’Italie, d’Espagne, du Chili, du Mexique, de Colombie, des États-Unis, de Turquie, de Biélorussie, d’Iran, de Pologne, d’Ukraine, de Russie, etc.
Ils se retrouvent, comme 151 ans auparavant — les 15 et 16 septembre 1872 — dans une sorte d’ « Internationale anti-autoritaire » (comprendre anarchiste), pour échanger et débattre. Au lendemain de la Commune de Paris, Marx et Engels manœuvrent contre la tendance anarchiste de Bakounine, majoritaire à 60 %, afin de mettre la main sur l’Association Internationale des Travailleurs (AIT). Les bakouninistes s’opposent de leur côté aux manigances « bureaucratiques » et « autoritaires » des marxistes, et à leur vision mécanique de l’histoire : prise du pouvoir d’État, dictature du prolétariat, collectivisation, dépérissement de l’État. Les anars sont virés du Congrès de La Haye de 1871 et l’AIT scissionne. Les anarchistes emmenés par Bakounine, Guillaume, Reclus, Cafiero, Malatesta se retrouvent à Saint-Imier pour fonder leur Internationale anti-autoritaire. Elle s’organise sans bureau fédéral, pour éviter les manœuvres autant que les conflits idéologiques stérilisants. Lire à ce sujet le livre de René Berthier aux Éditions libertaires (2015), La fin de la première internationale. Berthier dont on reparlera ci-dessous.
L’ambiance de Saint-Imier 2023 n’a rien à voir. Il ne s’agit plus d’un Congrès, avec des délégations internationales dotées de mandats impératifs, venues signer des résolutions, mais d’un festival en libre-service où chacun musarde à son gré, en touriste politique. Il n’y aura pas de déclaration finale sur la guerre en Ukraine par exemple, ni sur le réarmement international, ni sur la guerre mondiale faite à la nature, ni — surtout — sur la révolte des femmes iraniennes contre le port du voile et la dictature islamiste.
Saint-Imier est aujourd’hui une bourgade de 5 000 habitants du Jura Suisse, dans le canton francophone de Berne. Aux 5 000 Imériens s’ajoutent donc 5 000 festivaliers, vachés pour cinq jours dans une pâture en pente, errant de workshops (« ateliers », je crois, c’est-à-dire en fait exposés et/ou discussions) en concerts, films et expos dans divers lieux de la ville : le centre de culture et de loisirs, le cinéma, la place du village, la patinoire, la salle de spectacles, etc.
Au fond de la vallée coule la Suze, qui donne son nom à la liqueur de gentiane inventée dans le village voisin de Sonvillier, et avec laquelle on a descendu des quantités de ce cocktail infect qu’on appelle « Suze-Boule », de la Suze et du Red Bull.
Puis au milieu de cette ancienne commune horlogère se trouve L’Espace noir, un café-concert-cinéma anarchiste sympa et bien tenu, comme dirait ma grand-mère, ouvert depuis 1987. Il tient lieu d’accueil des Rencontres. Les organisateurs y renseignent les arrivants et embauchent des bénévoles aux diverses tâches, comme la cuisine. Et c’est d’ici que s’organisèrent ces Rencontres internationales. Car il y a une organisation et des organisateurs. L’anarchie n’est pas l’anarchique.
L’Espace noir est le lieu de la Fédération libertaire des montagnes, le groupe local de la Fédération anarchiste internationale. C’est elle qui a pris l’initiative des Rencontres. Un groupe de Coordination s’est ensuite retrouvé pendant trois ans, à raison d’une réunion tous les mois, pour les organiser. Le groupe « Coordo » rassemble une trentaine de personnes, principalement des Suisses, mais aussi des Français et des Allemands. Au fond, il ressuscite le « bureau fédéral » de la Première internationale, moyennant quelques changements de noms et de postures. Mais il est clair que « coordonner » revient à « diriger » par un autre nom et qu’il vaut mieux, si vous souhaitez décider, influer sur la marche et le contenu de l’événement, faire partie de ce « groupe coordo » (qui n’est pas un « bureau fédéral »).
Ceci dit, il n’y pas que du pouvoir ; il y a du boulot. Coordination des sous-groupes chargés des finances, de la logistique (chapiteaux, ravitaillement), de la cuisine, de la programmation, du site Internet, du Salon du livre, du camping, des toilettes et poubelles, des expos, etc. Sans compter les relations diplomatiques avec la municipalité et le canton pour la circulation, les parkings, les déchets. Bref, c’est le groupe aux trois heures de sommeil par nuit pendant les Rencontres, sans cesse sollicité pour gérer des incidents surprises, comme ces campeurs qui traversent les voies ferrées, et la direction des chemins de fer qui suspend son service et menace d’amendes.
L’événement a nécessité 250 000 euros de budget et des centaines de bénévoles. La Fédération anarchiste a beaucoup œuvré à sa préparation, financièrement (au moins 10 000 euros) et humainement, notamment aux postes ingrats comme la comptabilité ou les poubelles. C’est elle aussi qui a financé la venue d’interlocuteurs taïwanais ou philippins, dont la présence et l’envie d’assister à cette réunion en Suisse excédaient leurs moyens propres.
Si la F.A. fournit de l’argent et de la main d’œuvre, elle n’est pas l’organisatrice officielle. La programmation est « fluide », ou « horizontale », ou « auto-régulée » (comme on dit en cybernétique). Du moins vue de l’extérieur. Chacun peut proposer un workshop sur le sujet de son choix et sur une plateforme numérique ; puis, un groupe d’organisateurs lui attribuent un créneau, un lieu, et voilà. Un bouton « Signaler un problème », comme sur n’importe quel réseau social, alerte néanmoins l’organisation anonyme, invisible et fluide, qui décide ou non d’accepter la proposition. C’est ainsi, par exemple, que des suspicions d’accointances « complotistes » ont interdit toute discussion sur la gestion autoritaire d’un virus autoritaire — confinement, permis de sortie, QR-codes, amendes, passe vaccinal, vaccinations obligatoires, licenciements de personnel, etc. — lors de ces Rencontres anti-autoritaires.
La scène d’embrouille se situe dans la patinoire, au « Bookfair », le salon du livre. S’y trouve, de 9h à 19h, une soixantaine de tables de presse, celles des fédérations anarchistes ou équivalentes, de France, d’Italie, d’Espagne, de Suisse, de Croatie ; celles des syndicats CNT espagnols et français ; celles des librairies, des maisons d’édition, d’infokiosques ambulants. Autant d’anars dans un lieu clos, les frictions sont inévitables. Enfin, « anars », c’est vite dit. Dès avant le festival, de sourcilleux inclusivistes s’inquiétaient dans leur novlangue transinclusive et sur Internet du peu d’attention réservé à « l’accessibilité pour les personnes fragilexs, les personnes handy, agé.e.xs et/ou immunodéprimé.e.xs », sans parler des « neurodivergent.ex.s ». Notamment face au Covid (!), en sommeil depuis des mois, mais on ne sait jamais.
Et quid des multiples contagions qui risquent toujours de frapper toute réunion d’êtres vivants. Nos inclusivistes y ont songé. La vie est dangereuse ? Éliminons la vie. Selon eux, le « cadre exclusivement en « présentiel » » serait « validiste par définition » [3]. Même Google Translate a échoué à rendre cela dans un quelconque langage humain — mais cela doit pouvoir se coder pour une communication M2M. On voit d’entrée que ces soi-disant « anars 4.0 » sont en fait des avatars de la « réalité virtuelle », sans rapport avec ce qui fut l’anarchie, disons de… 1840 (Proudhon) jusqu’à La mémoire des vaincus (Michel Ragon, 1989). Des agents du parti technologiste [4].
La malheureuse Fédération anarchiste (paye, bosse et ferme ta gueule), se trouve déjà attaquée à plusieurs reprises au sein du comité de coordination, avant même le début des Rencontres, à cause de son opposition à l’idéologie antispéciste. Lors des Rencontres de 2012, la querelle tournait déjà autour des régimes alimentaires des uns et des autres, et des « antispécistes » s’étaient déjà livrés à des agressions physiques. On aurait pu s’attendre cette année à des conflits sur la question « trans », si médiatique ces derniers mois. C’est au nom de la religion, cette fois, que les queers attaquèrent physiquement et autrement les membres de la F.A.
Eh oui, finalement, d’après les plus récentes découvertes de leurs théologiens, nous aurions bel et bien un Dieu et un Maître. Même qu’il ne faut pas rire des pauvres en esprit qui nous ramènent aux débats des années 1830–1850 ; quand le jeune mouvement ouvrier et ses penseurs s’arrachaient de l’aliénation religieuse, pour se réapproprier leur propre puissance humaine et sociale. Mais les queers sont-ils des anarchistes ? Même de jeunes anarchistes ? Des anarchistes d’aujourd’hui ? Ou plutôt des anti-anarchistes et les ultimes rejetons de la société de consommation, dont les moindres désirs doivent être la loi de tous ?
La Suze stimulant notre esprit d’observation, nous avons étudié les tribus présentes à partir de leurs panoplies. Sans surprise, les trois principales sont les anars à barbe, les punks à chiens (ou à chien.x.nes, pour ne pas les micro-agresser par mégenrage [5]), et les queers à survêt, de loin les plus nombreux, et organisés en camping queer, en queer lunch, en queer party. Eux-mêmes se subdivisant en sous-distinctions raciales et biologiques (les queers « racisés », les trans, les queers neuro-atypiques, les fat & queer, etc.) — notre étude n’a pas relevé de « queers bourgeois » ni de « queers prolétaires », suivant les distinctions périmées des boomers.
Queer, c’est ainsi qu’on nommera plus tard les assaillant-es, et c’est ainsi qu’ils se nomment eux-mêmes (on est au moins d’accord là-dessus) ; bien que certains les appellent les postmodernes, les intersectionnels, les wokes, les bienveillants, les déconstruits — voire les Iels, ou encore La Cinquième Colonne France Inter, mais c’est un peu long. Les résumer est plutôt simple, malgré leurs amphigouris. Il s’agit de groupes activistes débarqués après les artistes contemporains, philosophes et chercheurs en « sciences sociales » qui rabâchent depuis quarante ans que :
1. Les « méta-récits » historiques (Capitalisme, Socialisme, Démocratie, Progrès) étant selon eux coupables d’universalisme colonial blanc hétéronormé, place aux micro-récits individuels et communautaires, subjectifs et spécifiques, des noirs, femmes, gays, trans, animaux, etc. Aux grandes conquêtes matérielles et à la révolution se substituent des micro-résistances « pour des droits », et notamment à la reconnaissance.
2. Conséquemment, de même que c’est le regardeur qui fait l’œuvre (en art contemporain), que l’histoire et le langage passent à la moulinette de la déconstruction (en philosophie), que tout savoir est situé (en sciences sociales), rien n’est plus permanent, délimité ou fini, tout n’est que fluidité et continuité (les espèces, les genres, les formes, les espaces, les faits) grâce à la puissance de l’esprit et de la technologie [6].
On ne dira jamais assez les ravages du pseudo-matérialisme dialectique, épicé de nietzschéisme à la mode French Theory, d’où procèdent ces indigences. Ni comment la lutte contre « l’essentialisme » peut servir de couverture à la destruction du langage et de la pensée. Mais comment expliquer à des Personnes en Situation de Différance Mentale que le délire et la folie existent — indépendamment de toute malveillance subjective — et que toute idée poussée à bout, si juste soit-elle, devient folle.
Éthique du care, politique de droite
Au milieu des tribus « culturelles » et des équipes de corvée, patrouillent des gilets rose fluo, floqués du mot « Care ». Ce sont les gilets de la « Team Care », qu’on traduira par « Équipe bienveillance », plutôt que par « Équipe Soin ». Un groupe de 10/12 personnes, plutôt jeunes, qui se sont attribué le pouvoir de faire appliquer une charte de bons sentiments qu’elles ont elles-mêmes écrite, et au nom de laquelle elles demanderont à la F.A. de quitter les lieux. On ne sait qui sont ces membres de la « Team Care », ni comment ils ont été désignés, ni comment ils ont pu s’arroger de telles prérogatives, présentées sous un jour doucereux.
Le Q.G. de la « Team Care » s’appelle d’abord le « Safe Space », vite renommé « Safer Space » — on n’est jamais trop humble. Une salle où se mettre à l’abri, parler, et prendre un café. La Team Care n’est pas un Service d’ordre (trop mascu !) ni une « Commission Sérénité ». Elle ânonne, telle une voix synthétique, le discours queer/postmoderne de la « bienveillance » envers des catégories de « dominés » pré-définies. Voici ce qu’on pouvait lire sur ses placards à travers la ville :
« La mission de la Team care est de tâcher de créer les conditions pour permettre aux participantexs de se sentir bien afin que l’événement se passe dans une atmosphère agréable pour touxtes.
Ses rôles essentiels sont la prévention, le repérage, et la gestion des situations d’inconfort, de conflit, de harcèlement ou de discrimination, qu’elles soient de nature sexiste, transphobe, raciste, exotisante, validiste, grossophobe, classiste ou tout autre acte reproduisant des discriminations systémiques. La team care n’est ni flic, ni juge, ni éducateuricex, ni psy.
Mais les comportements allant à l’encontre des valeurs de l’organisation seront pris en charge dans le but d’y mettre fin, en favorisant la discussion et la réflexion et en évitant tant que faire se peut l’exclusion (qui reste néanmoins possible).
Le soin est une affaire politique et collective et nous comptons sur vous pour y participer joyeusement ! »
Ça commence mal. En dépit de son carnaval de dénégations, qui la dénonce plus qu’il ne la justifie, la Team Care s’apparente à une équipe de vigiles. Un peu flics, un peu juges. La Team Care « repère » et « prévient » jusqu’à de banales « situations d’inconfort », selon des « valeurs » et « discriminations systémiques » qu’elle est seule à avoir validées. — Seule, non. Elle est le pouvoir légal et moraliste (mais usurpé et clandestin) de la faction Queer, dans ce rassemblement qui rassemble finalement assez peu d’anarchistes — même en comptant les punks à chiens — ce qui est bien osé. Nombre d’intéressés se réclamant davantage d’un style de vie anarchique que de l’action anarchiste dont ils ignorent généralement l’histoire et les auteurs.
Signe parmi d’autres de son formatage et de son agenda idéologiques tout faits : la Team Care était absente auprès des campeurs le dernier soir, quand une tempête s’est abattue sur la vallée, faisant un mort dans la ville voisine. Ou alors ses membres n’avaient pas suffisamment déconstruit leur ombrophobie (si, si, ça existe. Phobie des éclairs, du tonnerre, etc.).
Pour toute liesse, l’ambiance à Saint-Imier est plus à établir des listes de proscriptions et à surveiller les mots et les comportements, qu’à favoriser la libre expression des idées et désirs. Un panneau de l’équipe cuisine enjoint aux convives attablés : « Please, wear a shirt. Tant que le patriarcat ne sera pas aboli, il y a un déséquilibre entre qui peut être torse nu et qui ne peut pas. S’il vous plaît, respectez la cuisine ! »
Quelle serait la juste correction de ce déséquilibre, la correction libertaire et subversive ? Celle qui se pratique depuis des décennies dans les lieux naturistes, ou du moins celle qui se pratiquait dans les rassemblements gauchistes des années 70. Hommes ou femmes, ceux qui le veulent se baignent nus et se promènent en culottes. La chemise, c’est mieux pour ne pas transpirer dans les plats et les assiettes. Mais la pudibonderie des queers a une fonction cachée : favoriser le retour et le progrès de ces conceptions patriarcales qu’ils prétendent hautement dénoncer.
Les queers ne sont pas des curés parce que l’appareil catholique n’a plus assez de pouvoir pour les attirer. Mais leur manie de la fatwa montre assez leur complaisance vis-à-vis des despotismes islamistes, comme on le verra plus bas. Leur rêve, c’est la direction du Ministère pour la promotion de la Vertu et la répression du Vice, comme à Rakka, en Afghanistan et en Iran, avec une police des mœurs armée de bâtons et des patrouilles de policières pour imposer la tenue hallal.
Autre exemple. Une nuit, un slogan apparu sur les murs ordonne : « White hippies, cut your dreads off ». S’ensuit une assemblée, grave et empesée, pour trancher la question — dont toute personne normalement constituée se fout comme de la dernière teinture du dernier influenceur. Un justicier blanc, et anglophone, exige sans sourciller : « We urge white people to cut their dreads off ». Après discussions et conciliabules, la Team Care décide — et de quel droit décide-telle ? — que oui, porter des nattes quand on est blanc, c’est raciste. Ce serait de l’« appropriation culturelle » — quand bien même les Gaulois, les Égyptiens, les Francs, les Vikings, les Indiens portaient « de longs cheveux en forme de corde », et jusqu’au frère de Jésus lui-même, Jacques le Juste, qui les avait jusqu’aux chevilles.
Johnny Clegg, le White Zulu qui avait appris à chanter et à danser, adolescent, contre l’apartheid, avec les employés noirs, sur le toit de son immeuble ? — Un raciste.
Ce genre de « réappropriation » pourrait entraîner d’étranges conséquences. Le mot « braies » qui désigne des pantalons, est l’un des rares mots gaulois qui aient passé les siècles. Imaginons que les Gallo-descendants exigent pour eux-mêmes le port exclusif de ces braies/pantalons, typiques d’une vieille culture de 2000 ans ; et qu’ils exigent de tous les porteurs non-gaulois la coupure de ces jambes de pantalons, portés abusivement.
Bref. Le débat sur les hippies blancs voit surgir cette proposition audacieuse que « les personnes victimes d’oppression qui font de l’awareness [de l’éveil politique, comme on dit dans les églises puritaines noires américaines] soient rémunérées pour leur travail de conscientisation ». A la suite de quoi une « femme trans » se plaint d’avoir été micro-agressée pour avoir été rappelée à son identité biologique d’homme. C’est dans ces moments-là qu’intervient la Team Care, armée de sa « Méthode des 5D » pour régler les « situations problématiques » : Distraire, Déléguer, Documenter, Diriger, Dialoguer.
Leur panneau « Je suis témoin actif-ve » affiche partout les procédures de la « bienveillance en milieu festif » et celles du « consentement ». Par exemple : « Informé : j’informe ma-on partenaire des risques (IST, grossesse…) liés à l’activité sexuelle. » Ou encore : « Vouloir une activité sexuelle en particulier ne signifie pas donner son accord pour toutes (ma-on partenaire peut vouloir m’embrasser sans vouloir autre chose) ! Je demande avant chaque activité sexuelle entreprise si ma-on partenaire est partante. »
Si après ça on copule encore à Saint-Imier, c’est par erreur, avec un fort sentiment d’anxiété et de culpabilité. Ou bien au son du coucou et muni d’une épaisse liasse de formulaires d’agréments.
Kaczynski, le célèbre expéditeur de bombes anti-industriel, et quelques autres après lui, ont souligné cette tendance de la gauche progressiste à la « sursocialisation ». Ce progrès infini et considéré comme positif vers toujours plus de prise en charge et de réglementation, des aspects les plus intimes de nos vies, par la Société et l’État [7].
Je n’étais pas à l’assemblée sur le hippisme blanc, mais une copine féministe libertaire m’a raconté. En quittant l’assemblée, elle croise une pimbêche, blanche, sans doute radicalisée express par podcast : « Nan mais c’est le festival des oppressions ici, y’a que des blancs ! Apparemment, il y a même des personnes concernées qui ont dû faire de la pédagogie, j’hallucine, c’est genre pas ok, tu vois ! »
Plutôt qu’un festival des oppressions, je vois une foire aux ressentis. Chacun son ressenti, hein, son petit ressenti à soi, minuscule et inintéressant, mais qu’on expose partout et au nom duquel on réclame de la visibilité, de l’écoute et des droits. Un atelier « Reclaim emotions » n’explore-t-il pas
« la signification politique des émotions et comment elles soutiennent notre militantisme, notre résilience collective et personnelle. […] Devenir alphabétisé émotionnellement nous permet de développer des stratégies de transformation et des pratiques critiques d’auto-soins afin de prévenir le burn out militant et de construire des structures régénératrices. »
À force de bienveillance et de care, les ateliers glissent vers le développement personnel, le coaching, si ce n’est la gourouterie new age. Un « Cercle de parole en mixité choisie NeuroAtypique/psychiatrisé.e.s [se penche sur] nos rapports aux milieux militants et aux communautés anarchistes. » Un autre sur « La nécessité de l’autodéfense psychoémotionnelle » entend « affronter la domination intériorisée et la soumission ». Pendant qu’une discussion sur les ravages de STMicroelectronics, une méga-entreprise de semi-conducteurs, peine à réunir onze personnes, une soixantaine d’autres se rassemblent à quelques mètres pour un atelier « Résilience somatique » — merci d’apporter son tapis de yoga :
« Employer le soin comme une arme socio-politique subversive. Rendre visible et viable les processus radicaux de soin pour se rappeler des pratiques qui rendent possible “la continuation et la préservation de la vie”, comme dit la philosophe radicale Joy James. Cet atelier immersif invite les participante.x.s à s’engager envers iels-mêmes dans une exploration holistique du soin, mais aussi les un.e.x.s envers les autre.x.s. »
On en a vu pleurer sur leurs micro-ressentis : « mon ami voulait assister à tel atelier [premières larmes], et moi je voulais en voir un autre [cahotements], mais en même temps on ne voulait pas se séparer [reniflades], alors ça a créé des tensions entre nous… et blablabla, » chialerie générale, on se prend dans les bras, on se supporte psycho-émotionnellement, et nous à côté… non, ne comptez pas sur moi pour avouer qu’on éclate de rire.
Je passe sur l’atelier « Domination adulte » organisé au même moment que celui des anarchistes biélorusses torturés en prisons (à chacun selon ses soucis), ainsi que sur celui à propos de « la violence intra-communautaire et les call out (les dénonciations publiques) », qui n’ont pas suscité chez moi un intérêt excessif. Aussi micro soient-ils, les « agressions », « traumas » et « violences » occupent une place telle qu’ils finissent par créer un climat de défiance. Mais l’ironie est que cette niaiserie du « care » est une idéologie de droite, théorisée pour dépolitiser et individualiser la question sociale, transformer la solidarité en charité et bons sentiments. À défaut de workshop sur l’idéologie du « care », dont on ne sait comment elle s’est imposée ici, il est nécessaire de rappeler d’où elle vient, et comment elle est devenue un programme politique en France, en 2010.
On doit l’affirmation qu’une « éthique du care » puisse remplir un programme politique à Martine Aubry (IEP-ENA), à l’époque où elle occupait le poste de première secrétaire du Parti socialiste, alors en plein désarroi idéologique face à la réforme des retraites proposée par Nicolas Sarkozy. Aubry sort sa proposition le 2 avril chez Mediapart, pour faire « de gauche » :
« La société du bien-être passe aussi par une évolution des rapports des individus entre eux. Il faut passer d’une société individualiste à une société du “care”, selon le mot anglais que l’on pourrait traduire par “soin mutuel” : la société prend soin de vous, mais vous devez aussi prendre soin des autres et de la société. »
C’est retors. On sent déjà qu’Aubry ne va pas défendre le système de retraites bec et ongles. La maire de Lille plaide pour une « société du bien-être et du respect, qui prend soin de chacun et prépare l’avenir ». Mielleux. Refusant de céder à la « politique d’assistance » — nous y voilà — Aubry préfère « donner les moyens de se former et de progresser ».
Bien sûr, « on ne réalisera pas tout cela sans créer des richesses, sans être innovants sur le plan économique », sans « une grande politique de l’innovation, une politique industrielle autour de pôles d’excellence. » La fuite en avant technologique et la bienveillance mutuelle, n’est-ce pas un programme queer ?
La première secrétaire du socialisme persiste quelques jours plus tard dans une tribune publiée par Le Monde : « N’oublions jamais qu’aucune allocation ne remplace les chaînes de soin, les solidarités familiales et amicales, l’attention du voisinage [8]. » Foin d’État-providence, le care c’est moins cher.
Ces tribunes ont vocation à « redynamiser » intellectuellement le Parti socialiste qui, en 2010, a largué depuis trente ans déjà ses prétentions social-démocrates : soit en mettant en concurrence les travailleurs par des traités internationaux et européens — on doit en 1986 à Jacques Delors, père de Martine Aubry, l’Acte unique européen qui fonda le marché unique — ; soit en libéralisant des secteurs de l’économie et en vendant ses entreprises publiques, sous le gouvernement Jospin surtout (1997–2002), auquel appartenait Aubry.
Aubry est comme son père une social-technocrate-chrétienne. Leurs penchants charitables substituent à la lutte contre l’exploitation et l’aliénation celles contre la « pauvreté » et « l’exclusion », devenues aujourd’hui luttes contre les « dominations », les « discriminations », les « violences », les « agressions » et « micro-agressions ». À l’opposition exploiteur/exploité, ils substituent celles, morales et inconséquentes, de riche/pauvre, dominant/dominé, agresseur/victime. L’opposition du méchant dominant-agresseur, qu’il faut conscientiser, rééduquer, éveiller, et de la pauvre victime, qu’il faut entendre, soutenir, encourager.
Pour résumer : la transformation de la société non plus par la lutte politique contre le pouvoir, mais par l’extension du domaine de la bienveillance interpersonnelle — sinon impersonnelle. Un ami qui travaille en psychiatrie me raconte son histoire, devenue classique, de la jeune DRH fraîchement diplômée d’école de commerce, débarquée pour jouer la cost killer. Quelques heures par-ci, un petit budget par-là, et chaque grignotage inoffensif finit par peser sur la qualité de l’accueil. Une fois le service dégradé et le mal-être généralisé, il est proposé aux salariés des formations sur le « validisme ». Ainsi donc, l’accueil ne se dégrade pas à cause de la politique salariale, mais à cause des absents aux cours de sollicitude.
L’idée du care comme proposition politique est montée au cerveau de Martine Aubry depuis le Laboratoire d’Idées Socialistes (LIS) qu’elle a fondée en 2008, et plus particulièrement grâce à la philosophe socialiste Fabienne Brugère, chevalière de la légion d’honneur et directrice de la Collection « Care studies » aux Presses universitaires de France.
Mais on peut creuser plus profond la généalogie. Le journal Marianne titre le 19 avril 2010, deux semaines après l’interview d’Aubry à Mediapart : « Comment Martine Aubry se blairise », en référence au premier ministre anglais Tony Blair. L’idée du care en politique aurait été défrichée par les crapules travaillistes de l’époque de Tony Blair, ces traîtres aux travailleurs, devenus ni de droite ni de gauche, mais progressistes (« avantistes », tout droit).
Le 14 mai 2010, Le Monde voit plus précisément la patte du « stratège de Tony Blair » Anthony Giddens, sociologue « utopique-réaliste », directeur de la London School of Economics (l’équivalent anglais de Sciences-Po), auteur en 1994 de Au-delà de la gauche et de la droite et en 1998 de La Troisième voie. On voit où il veut en venir. Giddens entend remplacer l’État du bien-être « à l’ancienne » (Welfare state, en français « État-providence »), celui que défendent les travaillistes depuis un siècle, par un « combat contre la pauvreté » et une « confiance active » entre les personnes en vue d’assurer leur « autonomie » [9].
Si l’on creuse encore le carisme, on se retrouve, sans surprise, aux États-Unis, patrie du management, du coaching, de l’empowerment. La « politique du care » fut théorisée par la féministe Joan Tronto, professeure de théorie politique à l’université de New York, dans un livre paru en 1993 intitulé Un monde vulnérable, pour une politique du care. La traduction française ne paraît qu’en 2009, à La Découverte évidemment.
Quatre ans plus tôt, en 2005, la philosophe socialiste Sandra Laugier et la sociologue Patricia Paperman avaient déjà publié Le souci des autres. Éthique et politique du care, aux Éditions de l’EHESS, après lecture de Tronto. Et surtout de la philosophe et psychologue américaine Caroll Gilligan, prof à Harvard, Cambridge, New York ; fondatrice de « l’éthique » du care, en 1982, avec le livre In a different voice, traduit en Une voix différente. Pour une éthique du care [10]. Son livre eut un tel succès qu’en 1996, Time Magazine classa Gilligan parmi les « 25 personnalités américaines les plus influentes ». C’est dire si l’idée de care menace l’establishment. Ou « le capitalisme ». Enfin, ça dégouline.
Vis-à-vis de qui cette éthique du care doit-elle se manifester précisément ? La généalogie de la sollicitude nous ramène encore vers le Parti socialiste, et plus précisément vers le fameux rapport du think tank para-socialiste Terra Nova de 2011, « Quelle majorité électorale pour 2012 ? », co-écrit par le strauss-kahnien Olivier Ferrand (HEC-ENA) [11]. Selon ce rapport,
« La coalition historique de la gauche, centrée sur la classe ouvrière, est en déclin. Mais une nouvelle coalition émerge. Elle dessine une nouvelle identité sociologique de la gauche, la France de demain, face à une droite dépositaire de la France traditionnelle. »
Qui de la classe ouvrière ou de la gauche a lâché l’autre ? Terra Nova évite la question, la réponse est évidente. Plutôt que de reconquérir la classe ouvrière en lui offrant le « protectionnisme économique et social » qu’elle réclame, la gauche, acquise à la mondialisation techno-libérale, l’abandonne sans état d’âme à l’extrême droite [12]. Cette gauche « progressiste » (avantiste) décide de partir à la conquête d’un nouvel électorat, non sur la base d’une compréhension des nouveaux rapports de force matériels dus à l’innovation technologique, l’intégration européenne et la mondialisation des échanges (par exemple), mais par une « stratégie des valeurs » portée sur les « questions culturelles » :
– « Les diplômés », dont les « valeurs culturelles » sont « liberté des mœurs, tolérance, ouverture aux différences culturelles, acceptation de l’immigration… » ;
– « Les jeunes », par définition progressistes ;
– « Les minorités et les quartiers populaires », dont les « Français immigrés » (sauf les Asiatiques, trop « anticommunistes ») ;
– « Les femmes » et « Les non-catholiques », en tant que ces « outsiders » auraient comme objectif existentiel de « briser le plafond de verre » ;
– « Les urbains », par définition plus urbains.
Bienveillance et « intersectionnalité » (encore un concept américain [13]), ainsi s’écrit le nouveau programme politique de la gauche : écoute, empathie, tolérance, réconfort… pour les minorités, les victimes, les exclus, les pauvres, les dominés, et pourquoi pas les animaux non-humains si vous avez des « valeurs » écolos. Et pourquoi pas les robots, les Intelligences Artificielles et les cyborgs, si vous avez des valeurs transhumanistes.
Cette bouillie niaise et toxique a été si bien répandue contre les idées d’émancipation, qu’il paraît désormais impossible à beaucoup de faire de la politique autrement qu’à partir de « récits minoritaires » et de leurs « savoirs situés », entassés en brinquebalantes « oppressions systémiques ».
Voilà comment la moraline bien-pensante, bien-disante, bien pratiquante, a évincé la politique, d’abord dans les milieux de la gauche progressiste, à tendance chrétienne, avant d’infuser chez leurs disciples queers. C’est enflammés de morale et de vertu que ces zélotes ont attaqué à plusieurs reprises le stand de la Fédération anarchiste.
Puisqu’on est là, et pour qu’on se comprenne bien, entre l’État-providence socialiste et le care libéral, il n’y a pas lieu de choisir lorsqu’on participe à des « Rencontres anti-autoritaires ».
L’État-providence, c’est-à-dire la Sécurité sociale universelle (allocations familiales, maladie, chômage, retraites), est moins une conquête de la gauche communiste — quoi qu’elle prétende — que le fruit d’un consensus industrialiste.
Ce consensus se construit contre l’auto-organisation mutuelliste des travailleurs, d’abord. Puis se développe dans le cadre paternaliste et chrétien de patrons s’assurant des bonnes dispositions et de la bonne reproduction de leur main d’œuvre. Convaincus en cela par l’Encyclique Rerum Novarum du pape Léon XIII en 1891 : chacune des deux classes, les propriétaires et les expropriés, a des droits et des devoirs envers l’autre. Ainsi les patrons se prémunissent contre ces « socialistes » qui « poussent à la haine jalouse des pauvres contre les riches » et « prétendent que toute propriété de biens privés doit être supprimée ». Non seulement la propriété commune est contre-nature mais elle nuirait à l’esprit d’initiative. L’État ne s’est pas couvert de la divine providence fortuitement.
Consensus industrialiste toujours. Les ordonnances des 4 et 19 octobre 1945 instaurant la Sécurité sociale universelle furent signées par un gouvernement gaullo-communiste, et par un ministre du Travail et de la Sécurité sociale, Alexandre Parodi, proche du Général. Contrairement au mythe encore répandu en 2016 par La Sociale, le film de Gilles Péret, le communiste grenoblois Ambroise Croizat n’arrive que dans le gouvernement suivant, comme successeur de Parodi. Il est chargé d’appliquer les ordonnances avec un certain Pierre Laroque, un pur technocrate, directeur général de la Sécurité sociale de 1944 à 1951, qui a tout autant que lui, voire davantage que lui, de légitimité au titre de « Père fondateur de la Sécu ». Laroque participa à la rédaction des lois sur les assurances sociales de 1930 et 1932, au cabinet du ministre du travail, ainsi qu’aux discussions du premier gouvernement de Vichy sur la loi qui, le 14 mars 1941, instaura la retraite par répartition et le minimum vieillesse.
Pour autant, lutte il y a entre syndicats, patronat et État, sur l’unification des caisses et leur gestion, le montant des prestations et les taux de cotisation [14]. Mais ces ordonnances sont concomitantes des plans de modernisation industrielle de Monnet et De Gaulle. Ces plans qui, dans les mines de charbon par exemple, nationalisées et co-gérées par le parti communiste et la CGT, réinstaurent le salaire à la tâche et le travail le dimanche, augmentent les cadences infernales (« les 100 000 tonnes »), cassent les grèves, et entraînent la multiplication des cas de silicose [15].
L’État-providence achète la participation des travailleurs à son projet funeste en les indemnisant des calamités industrielles qu’il leur inflige.
Les anarchistes, depuis le XIXe siècle, défendent l’autonomie et réclament l’abolition de la division sociale du travail, entre patrons propriétaires et ouvriers expropriés. Autoproduction, autosubsistance, autogestion. À quoi les écologistes radicaux, Illich notamment, ont ajouté la critique de l’hétéronomie, de la division technique et hiérarchique du travail, entre les technocrates et les exécutants.
Cette autonomie de vie et de pensée est la base non négociable sur laquelle tisser des relations libres et humaines. Elle est l’inverse de cette demande d’État et de prise en charge technologique voulue par les queers et les apôtres du care, pour qui la transformation sociale se gagne par l’instauration d’une société de bienveillance, scrutant agressivement la conformité des comportements individuels. Voilà pourquoi les queers sont si inquisiteurs, si hargneux dès qu’ils mettent un pied dans un groupe de gauche. Si autoritaires. Demandez aux évadés de Sud Éduc, du Planning familial ou d’Act-Up.
Sections d’assaut intellectuelles
La scène se déroule autour du stand du Groupe Kropotkine de la Fédération anarchiste (F.A), le groupe de Laon dans l’Aisne. Il n’y a pas d’autre groupe francophone F.A et la librairie parisienne Publico n’est pas présente, leur stand représente en quelque sorte toute la fédération.
Premier jour. Le vendredi matin, deux « personnes à vulve » tombent sur le livre de René Berthier, notre spécialiste de l’Internationale anti-autoritaire, Un voile sur la cause des femmes. Elles réclament que le livre soit retiré au motif, biologique, qu’il est écrit par un homme blanc cisgenre, qui donc n’a pas le droit de s’exprimer à propos du voile. Refus de la F.A, qui fait la proposition d’un débat contradictoire. Refus des accusatrices, elles-mêmes de « race caucasique » (puisque la race les obsède tant), qui rétorquent qu’on a le droit de critiquer la religion, sauf l’islam, par bienveillance envers « les dominés ». L’une d’elles revient, flanquée de deux autres femmes (enfin, à première vue). Elles piquent les livres et s’enfuient pour les déchirer. À partir de là, comme le remarque alors ce pote à la clairvoyance inégalable, « ça va chier dans la Suze ».
L’après-midi, plusieurs dizaines de personnes défilent sur le stand pour chercher des noises à propos de Berthier. Incartade, bousculade, une meute encagoulée débarque en braillant et renverse la table. Les assaillants s’en prennent désormais à un autre livre, signé d’Hamid Zanaz aux Éditions libertaires, L’impasse islamique, et préfacé en 2008 par Michel Onfray, à qui l’on reproche d’être islamophobe et raciste. Non seulement il est inutile de faire la leçon aux tenanciers de la F.A sur la dérive droitière d’Onfray depuis 2008, mais la préface fait une page et demie. Les réactions, quoi qu’on pense du Onfray de 2008, se révèlent tout de suite disproportionnées.
Dans ce bourbier, les membres de la F.A se plaignent auprès des « Organisateurs du Salon » du manque de sécurité pour les livres et les personnes. Le Bookfair ne serait-il pas safe ? Sans un mot sur la destruction des livres, les organisateurs invoquent une charte inexistante selon laquelle la F.A doit retirer les livres incriminés. Nouveau refus de la F.A, qui découvrira que les livres volés le matin ont été brûlés le soir en autodafé.
L’équipe d’organisation du Bookfair — précisons : de son organisation matérielle (tables, chaises, accès, accueil, etc.) — rassemble une petite dizaine d’activistes de la tendance « intersectionnelle ». Ils ne sont pas exposants mais se sentent autorisés à décréter qui a le droit d’exposer quels livres. Encore un ressenti.
Ceux-là viennent de publier leur compte-rendu des Rencontres [16]. Pour se disculper et disculper leurs complices autoritaires, ils baptisent « action directe » les attaques, les coups, le vol et la mise au feu de livres. Comme si « l’action directe » était en soi juste et vertueuse. Comme si ces méthodes étaient admises — admissibles — et traditionnelles entre anarchistes et dans les polémiques en milieu libertaire. Comme si les squadristes fascistes, les sections nazies et tous les groupes d’action communistes ou anarchistes, politiques ou religieux (sans compter la police) n’avaient pas recours en certaines circonstances à « l’action directe ».
Mais quand l’action directe des anarchistes prend pour cible les représentants et les structures du pouvoir, les queers de Saint-Imier (et d’ailleurs) s’attaquent à des sans-pouvoir. Un membre de la F.A me dit dans l’oreillette que ce serait là leur principale activité « militante ».
Des amis d’une maison d’édition interpellent alors la Team Care, avec une pointe d’ironie imperceptible à l’œil bienveillant : « Voilà, nous avons été témoins d’une situation d’oppression et de non-inclusivité envers des exposants, et donc on se demandait si vous alliez les condamner ». Ils se sont vu répondre, mollement, que ce n’était pas acceptable, mais que les gens de la F.A étaient racistes. Les éditeurs quittent le salon en laissant sur leur table le message « Halte à la censure ! ».
Deuxième jour. Les livres brûlés aux deux tiers sont exposés sur le stand de la F.A, accompagnés d’un texte explicatif. Nouveaux conciliabules avec l’équipe du Salon et la Team Care, qui concluent que les hommes blancs cisgenres de la F.A sont tous un peu racistes, et qu’il leur revient d’initier la désescalade. Les agressés sont requis d’apaiser la susceptibilité de leurs agresseurs, selon la parabole dite du « coup de pied dans les roustons », qui veut que la victime s’enquière humblement auprès de son agresseur : « Ça va ? Pas trop mal au pied ? »
Puisque les organisateurs ne daignent pas assurer la sécurité des exposants, la F.A se résout à sortir ses manches de pioche. Plus aucun des deux livres visés n’est désormais sur la table, ayant tous été détruits — ou achetés, en conséquence de la publicité faite la veille.
La journée du samedi se tend progressivement jusqu’à l’altercation du soir. Vers 19 h, une trentaine de personnes s’amasse devant le service d’ordre de la F.A. Slogans, insultes, bousculades, un assaillant s’empare du bâton de la F.A avant d’être plaqué au sol. Une assiette en métal vole dans le nez d’un militant de la F.A, qui pisse le sang. Il n’en fera pas état, pour ne pas se poser en victime, et ne pas en rajouter dans le « racialisme », mais il est symptomatique que le seul blessé d’un groupe supposément raciste et islamophobe soit d’origine arabe.
Dans la soirée, la Team Care et l’Orga du salon font du chantage : « Soit vous partez, soit on ferme le Salon demain ».
Refus. Et puis quoi encore ? Ça va ton pied ? Les exclusifs s’appuient désormais sur la charte écrite par la Team Care — qui écrit bien ce qu’elle veut —, sur sa liste de « discriminations systémiques » citée plus haut — liste qui ne compte pas l’athéophobie quand bien même partout dans le monde, et en France depuis 2012, des tueurs islamistes assassinent les « mécréants » et les « idolâtres » rassemblés dans des « fêtes de perversité ». On est de retour 150 ans en arrière, quand les marxistes et les « socialistes autoritaires » intriguaient dans la première Internationale pour domestiquer les anarchistes ou les expulser.
Au contraire des deux groupes auto-désignés responsables éditoriaux du Salon, le groupe « Coordo » n’a quant à lui jamais approuvé la demande d’éviction de la F.A. Certains ont d’ailleurs quitté leurs responsabilités pour protéger le stand. Vous l’aurez compris, c’est un peu — ou très peu — l’anarchie. Qui décide de quoi ? Entre celles et ceux qui triment depuis des mois et les arrivés de la veille pour endosser un gilet rose ; entre les différents groupes d’organisation et les exposants eux-mêmes, qui a la légitimité ?
Je croise dans la soirée à L’Espace noir une copine de la F.A en larmes. Bouleversée par les événements. Mais ce qui la meurtrit le plus, c’est la condescendance de ses accusateurs, lui renvoyant qu’elle ne serait qu’une vieille boomeuse has been, incapable d’accéder intellectuellement aux derniers développements de l’intersectionnalité. C’est drôle, on croyait se souvenir que « l’âgisme » était l’un des péchés dont il fallait se garder. Mais uniquement quand ces manipulateurs sont encore assez jeunes pour se plaindre abusivement du « jeunisme », afin d’échapper à toute critique.
Ils ignorent, bien sûr, ou veulent ignorer, que le « jeunisme », loin de désigner le mépris des jeunes, signifie d’abord, à l’inverse, le suivisme bête et servile des vieux, envers les idées, les modes, les prescriptions de la jeunesse. Ou du moins de sa partie la plus spectaculaire, celle qui prétend parler pour toute sa classe d’âge.
Ceux-là, il n’y a aucune chance de leur faire reconnaître qu’on les critique d’égal à égal, pour leurs faits, gestes et discours ; et non en fonction de leur âge, de leur sexe, de leur couleur, etc. La pose victimaire est trop avantageuse pour qu’ils y renoncent.
Ce ne sont pas des jeunes, ce sont des cons — et ceux-là n’ont pas d’âge. Merci de ne pas confondre. Entre eux et nous, il n’y a pas de « conflit de génération ». Peut-être une opposition de classe — nous ne sommes pas les enfants de la technocratie et nous ne défendons pas ses intérêts — mais assurément un conflit politique. Si les queers s’offusquent de la critique des monothéismes, du refus de leurs injonctions en matière de mœurs, et de la dénonciation de leurs tendances totalitaires, lors de rencontres anarchistes… c’est qu’ils se sont trompés de camping. Ou alors, qu’ils sont venus sciemment en saboteurs, afin de s’emparer des derniers reliquats d’anarchie ; de les subvertir ou de les détruire, comme ils l’ont fait d’autres lieux et groupes.
Cependant, s’interrogent (feignent de s’interroger) les organisateurs du salon, « pourquoi, si l’islam était comme n’importe quelle autre religion, ces autres religions sont largement sousreprésentées non seulement dans le cadre du stand mais aussi du “débat” en général » ?
En fait, tous les classiques de l’athéisme depuis Dieu et l’état de Bakounine étaient en vente sur les tables. Ensuite, chaque religion a sa dynamique propre qui mérite sa critique propre. Depuis les assassinats perpétrés par Mohammed Merah en 2012, jusqu’à celui d’Yvan Colonna en 2022, les tueurs des groupes islamistes ont assassiné en France 272 civils (dont des enfants), pour des motifs idéologiques d’impiété et de soutien aux jihadistes d’Irak, de Syrie et d’ailleurs. Quel autre mouvement que l’extrême-droite musulmane peut se targuer en France d’un bilan si macabre, depuis… depuis quand au fait ? Depuis la Terreur blanche de 1815, quand les bandes ultra-catholiques et ultra-monarchistes assassinaient entre 300 et 500 protestants, bonapartistes et libéraux, dans le midi de la France ?
Il est donc légitime et nécessaire de critiquer et de combattre l’islamisme, au même titre qu’on a critiqué et combattu le stalinisme, dont les intellectuels des années 50 étaient si passionnés ; ou le fascisme, dont les masses des années 30 étaient si possédées.
Troisième jour — 9h. Assemblée générale des exposants. Les organisateurs du Salon et la Team Care annoncent qu’ils ne peuvent — ne souhaitent ? — assurer la sécurité des exposants. L’Assemblée décide d’une sécurité autogérée. Ciao l’Orga ! Le Salon rouvre mais l’ambiance n’y est plus. Les militantes et militants de la F.A investis dans l’organisation des Rencontres délaissent leurs engagements pour défendre leur stand : « Y’a déjà plus de PQ et les poubelles dégueulent », se marre un bénévole de la Trash Team, l’équipe des poubelles.
Les deux tables de presse intersectionnelles quittent le Salon et s’installent à ses portes en signe de protestation. Pas un anarchiste n’a imaginé attaquer leur stand en représailles de leur complicité avec des brutes autoritaires, ou de leurs idées contraires aux principes anarchistes. La journée s’écoule comme la veille, à peu près tranquillement. Ça rôde autour du stand de la F.A jusqu’aux premières tensions à l’heure de l’apéro. J’assiste vers 16 h, un peu plus haut dans le village, à un « atelier sur l’antiracisme » animé par des « queers racisés ». La discussion passe du procès sommaire de la F.A, sans la F.A, à l’organisation d’une expédition punitive contre son stand : « Vous, les blancs, est-ce que vous êtes prêts à vous battre avec nous ? », chauffe l’animateur. Et les « blancs » de bêler en chœur : « Ouéééééé » — toute ressemblance avec le film Problemos...
Une soixantaine de personnes descend ensuite en troupeau vers la vallée, derrière une pancarte indiquant que « Le racisme tue ». Mais la F.A a déjà remballé.
Récapitulons :
– Des livres déchirés.
– Des livres brûlés.
– Des bandes cagoulées qui renversent des livres et des gens.
– Un procès expéditif sans droit de la défense.
– Des jugements sur la base d’une appartenance biologique.
– Une expédition punitive.
Des agresseurs transformés en « agressés ».
– Et des agressés sommés de faire leur autocritique.
Comment appelle-t-on ça déjà ?
Personne n’ose le penser à pleine voix, on le susurre à peine puis on se rétracte, pour ne pas envenimer la situation : « Ce serait pas un peu facho quand même ? » À Saint-Imier comme ailleurs depuis dix ans on se demande comment qualifier de tels agissements et comment y répondre. La réponse à la deuxième question découlant de la première. Ces collectifs sont si bêtes et butés, fonctionnant par mots-clés et mots d’ordre, jouant du chantage à l’agression à la première contradiction, qu’on n’imagine pas que des arguments rationnels développés au-delà d’un touitte d’indignation puissent suffire.
En décembre 2014, quelques dizaines d’anars et de communistes anti-autoritaires signaient une tribune « Contre la censure et l’intimidation dans les espaces d’expression libertaire » [17]. Aujourd’hui, le communiqué de la F.A se demande : « Le berceau de l’anarchisme deviendra-t-il son tombeau ? » Il est signé d’une dizaine d’organisations et d’éditeurs libertaires internationaux [18]. Le syndicat anarchiste CNT-AIT dénonce quant à lui le « sectarisme dogmatique », la « confusion », et les « idéologies identitaires ». Les camarades de l’Organisation communiste libertaire, absents de Saint-Imier cette année mais surpris en pleines ripailles de saucisses en 2012, assurent dans un communiqué de soutien à la F.A, sarcastique et orwellien : « La censure, c’est la liberté [19] ». Ils énumèrent quelques épisodes de censure perpétrés par le Parti intersectionnel. En voici une liste plus exhaustive [20] :
– 22 novembre 2014 : bousculades, coups, intimidations entraînent l’annulation d’un débat animé par Alexis Escudero au Salon du livre libertaire de Lyon, sur son livre La Reproduction artificielle de l’humain, un livre contre la fabrique, la marchandisation et la sélection génétique des humains (alias PMA-GPA).
– 28 novembre 2014 : après plusieurs manifestations, le Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis annule une série de performances-spectacles de l’artiste sud-africain Brett Bailey intitulées « Exhibit B ». Il s’agissait, pour les dénoncer, de reconstitutions de zoos humains du début XXe siècle.
– 9 décembre 2014 : le centre LGBT de Paris annule sous la menace une conférence de l’historienne Marie-Jo Bonnet, militante lesbienne et féministe, fondatrice du Front homosexuel d’action révolutionnaire en 1971, à cause de ses positions publiques contre la GPA. Son intervention avait pour thème « Résistance-Sexualité-Nationalité à Ravensbrück » (un camp de concentration nazi réservé aux femmes, sur qui les médecins pratiquaient diverses expériences).
– 28 octobre 2016 : la librairie marseillaise Mille Bâbords subit une « descente racialiste » (livres et revues piétinés, affiches arrachées, tables renversées, coups et menaces, utilisation de gazeuse, vitrine brisée) lors d’une discussion avec les auteurs du tract « Jusqu’ici tout va bien », une critique des thèmes racialistes, « décoloniaux » et anti-islamophobes développés notamment par le Parti des Indigènes de la République.
– 21 mars 2017 : l’Université Lille 2 annule, par crainte de « débordements », le spectacle du metteur en scène Gérald Dumont tiré du texte de Charb, Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes (2015).
– 25 mars 2019 : après intimidations et menaces de groupes « antiracistes », la Sorbonne annule la pièce Les Suppliantes d’Eschyle, mise en scène par l’enseignant de grec ancien Philippe Brunet, au motif que ce dernier fait porter des masques noirs à des personnages noirs, comme le réclame pourtant l’art de la mise en scène depuis la danse du cerf à l’époque préhistorique.
– 27 juillet 2019 : le site d’informations Rebellyon.info lance un appel public à user du « briquet », photo à l’appui, envers le journal La Décroissance, au motif que sa critique des technologies reproductrices véhicule des considérations « transphobes » et « sexistes ». Dix jours plus tard, après que l’ensemble des sites d’informations alternatifs du réseau « Mutu » a relayé cet appel, le stand du journal est effectivement attaqué lors d’une rencontre sur le futur site d’enfouissement de déchets nucléaires de Bure [21].
– 24 octobre 2019 : censure de la conférence de la philosophe féministe Sylviane Agacinski, sur le thème « L’être humain à l’époque de sa reproductibilité technique », par l’Université de Bordeaux, sous la menace d’associations et collectifs queers. Sylviane Agacinski est connue pour sa critique de la GPA.
– 3 juillet 2021 : le syndicat CNT du Finistère doit annuler sa Fête de l’autogestion sous la menace de groupes soi-disant « anarchistes », à cause d’une conférence de Pièces et main d’œuvre sur le thème « Biopolitique et société de contrôle ».
– 29 avril 2022 : aux cris de « Assassins ! », des assaillants du Collectif radical d’Action Queer perturbent et annulent la conférence des psychanalystes Céline Masson et Caroline Eliacheff, auteures de La fabrique de l’enfant transgenre (2022), à l’Université de Genève. Les deux auteures défendent le principe de précaution, face à l’afflux de mineurs dirigés vers des parcours chirurgicaux et pharmaceutiques de transition sexuelle.
– 17 mai 2022 : l’Université de Genève (encore) annule la conférence du professeur de littérature, et pourtant très postmoderne, Eric Marty, venu présenter son livre Le Sexe des modernes : pensée du neutre et théorie du genre (2022), une mise en perspective critique de la conception américaine du genre.
– 5 juin 2022 : annulation par le cinéma L’Univers à Lille d’une conférence de Pièces et main d’œuvre sur le thème « Technologie, Technocratie, Transhumanisme » après plusieurs menaces auprès du cinéma et un communiqué anonyme sur l’Internet.
– 17 novembre 2022 : perturbation et annulation d’une conférence de Caroline Eliacheff organisée à Lille dans le cadre du festival Cité Philo, pourtant versé lui-même dans le postmodernisme. La section lilloise d’EELV estime devoir lutter contre la « diffusion de la propagande transphobe ». Les organisateurs de la conférence relèvent que c’est la première fois en vingt-six ans qu’une conférence est ainsi annulée sous les intimidations.
– 19 novembre 2022 : la Maison de l’écologie de Lyon annule, sous la menace et les injures, une conférence organisée par les écoféministes de Floraisons et de Deep Green Resistance. La section LGBTQIA+ d’EELV, qui n’a pas conscience des mots, se félicite de l’annulation d’un événement « écofasciste ».
– 15 décembre 2022 : le collectif queer Ursula tente d’annuler une conférence de Céline Masson et Caroline Eliacheff au Café laïque de Bruxelles, par des cris et jets d’excréments.
– 4 avril 2023 : sous la menace de se faire « casser les genoux » et d’être passé à la lame, le Comité Laïcité République de Nantes (des socialistes) annule une conférence de Marguerite Stern, ancienne « femen », inventeuse des collages féministes, déjà menacée de mort pour ses propos sur la participation des hommes « en transition » aux mouvements féministes.
– 22 juin 2023 : lors d’un colloque organisé par la fac de Droit Paris-Panthéon-Assas sur le thème « La République universelle à l’épreuve de la transidentité », discutant notamment de la « volonté toute-puissante » du « transhumanisme » et de la « transidentité », des étudiants masqués jettent de la peinture sur les intervenants. Les débats s’annonçaient pourtant contradictoires, et la critique mezzo voce.
– 9 juillet 2023 : au Salon du livre anarchiste de Ljubljana en Slovénie, un groupe parisien tente de faire annuler une intervention de la bibliothèque anarchiste parisienne Les Fleurs Arctiques, usant des incontournables insultes en « phobe ». Les Fleurs arctiques avaient notamment fait circuler des idées contre les Identity Politics (les politiques identitaires), le racialisme et la religion, avec La race comme si vous y étiez (Les Amis de Juliette et du printemps, 2017).
Nul n’est tenu d’aimer la F.A ou d’y adhérer. La critique railleuse de la F.A, de son style désuet, de son folklore patrimonial, de ses erreurs politiques, a été faite voici des décennies par ses propres dissidents et par les situationnistes. Parmi ses erreurs persistantes, l’illusion, aujourd’hui, de pouvoir « dialoguer » avec les queers ; de passer trois ans à discuter avec eux l’organisation de ce festival ; alors qu’il est patent depuis 2012, date des premières agressions et des premières protestations, que les queers & co sont là pour les virer. Éventuellement pour noyauter leurs structures, s’en emparer et les dévoyer. Quand les compagnons de la F.A se résoudront-ils à organiser des événements moins ambitieux peut-être, mais plus cohérents ; à distinguer entre amis et faux amis ; sans attendre d’être agressés pour défendre leurs convictions et leurs personnes face aux équipes d’agresseurs déguisés en victimes.
C’est ici qu’à l’instar de Jaime Semprun, ils devraient se demander, non pas quel monde (et quel anarchisme) ils vont laisser aux générations futures ; mais à quelles générations futures, ils vont laisser le monde (et l’anarchisme).
Quoi qu’on pense de chacune des personne annulées, elles ne représentent ni l’État technocratique, ni l’industrie du nucléaire, ni aucun des groupes de pression liés à la destruction des conditions de vie sur terre. Une partie du problème se trouve dans la confusion entre conflit (politique) et agression (personnelle), entre la critique des idées et la violence aux personnes. Faites passer votre contradicteur pour un agresseur, le voilà qui disparaît avec sa contradiction. Exemple. De façon systématique, et comme à Saint-Imier, la critique de l’idéologie, des figures, des mouvements et des États islamistes est travestie en discrimination contre les musulmans eux-mêmes (« islamophobie »). Sinon en « racisme » — comme s’il existait une « race musulmane ».
De même, la critique des intellectuels, des idées, de la politique queer est systématiquement travestie en « phobie » — transformant ainsi des arguments rationnels en « panique » irrationnelle — en « phobie » envers des « personnes concernées », en attaques contre elles, voire en « complicité de meurtres » ! (tant qu’on y est, hein !) La pratique d’intoxication intellectuelle qui consiste à travestir le débat d’idées en attaques contre des personnes, doit porter un nom. Le chantage à la micro-agression ?
Quant à la qualification de « censure », l’équipe du salon prétend dans son compte-rendu qu’elle ne saurait s’appliquer qu’à des États et non à des civils. Si tel est le cas, pourquoi de prétendus anarchistes jouent-ils les alter-censeurs et s’accaparent si aisément des prérogatives d’État ? Et particulièrement d’État totalitaire ?
Pour être précis, la censure moderne fut d’abord une pratique ecclésiale : soin était laissé aux universités de théologie comme la Sorbonne, à partir des années 1520, de garantir la conformité catholique des publications face au développement des idées réformées (protestantes). Quand mon ami, qui a décidément la Suze caustique, remarque que les militants postmodernes, « c’est vraiment des curés », il ne pense pas si bien dire. Les queers & co partagent avec l’Inquisition la jouissance de la censure, de l’excommunication, du bannissement voire de l’autodafé. Ils brûlent de la même ardeur à maintenir leur bonne morale individuelle et à éradiquer toute déviance. C’est une pratique de fanatiques que de réclamer le retrait d’un livre, de le brûler, de réclamer l’exclusion de son exposant, et de faire taire son auteur. Religieux et queers : que de saloperies ne commettent-ils pas au nom de leur « religion de paix » et de leur « bienveillance » ? Je ne sais plus quel Allemand disait : « Là où on brûle des livres, on brûle des hommes ».
Il est ironique que plusieurs des opérations de censure citées plus haut aient eu lieu en Suisse, et particulièrement à Genève, dont il faut rappeler la tradition du bûcher et de l’autodafé. Le riche canton s’émancipe de la Savoie en 1526, adopte la religion réformée en 1536 et le prêcheur picard Jean Calvin en 1541. La Terreur puritaine de Jean Calvin, à partir des années 1540, fait brûler les livres hérétiques, romans ou traités politico-théologiques, mais aussi les coupables de sodomie et d’adultère, d’athéisme ou de sorcellerie.
La plus emblématique des victimes est ce malheureux Michel Servet, un Aragonais érudit, brûlé en effigie par l’Inquisition, et finalement passé au feu par Calvin en 1553. Ses commentaires des écritures étaient trop personnels, tant pour la hiérarchie catholique que pour celle, protestante, de Genève. Calvin interdit aussi la danse, le théâtre et la musique non-bibliques. Manger de la viande et boire de l’alcool lui sont également suspects. Quant aux plaisirs du sexe… inutile d’insister [22].
Un article récent du Monde diplomatique, écrit par un néerlandais émigré aux États-Unis, Ian Buruma, rappelle la tradition puritaine des excuses et de la confession publiques, hier cachée dans les bois au milieu des siens, aujourd’hui en direct, à l’émission d’Oprah Winfrey, baptiste évangélique et soutien médiatique du Parti démocrate : « Faire le job. L’éthique protestante et l’esprit du woke ». Buruma reprend les observations du sociologue allemand Max Weber à propos des réformés, protestants, anabaptistes, évangéliques, méthodistes, etc., pour qui les bonnes œuvres ne suffisent pas : c’est une vie entière, et de chaque instant, faite de travail, de contrition et d’auto-examen de conscience, qu’il convient d’adopter pour espérer une place au paradis [23].
Rappelons que des exemplaires des Versets sataniques furent brûlés en place publique à Téhéran, à Manchester et à Londres, par de pieux incendiaires, en 1989, trente-trois ans avant la tentative d’assassinat de leur auteur, Salman Rushdie. De même la rédaction de Charlie Hebdo fut d’abord incendiée, en 2011, avec l’approbation de pyromanes islamo-gauchistes [24], avant que ses rédacteurs ne soient assassinés quatre ans plus tard par des tueurs d’Al-Qaïda.
Écrelinf, comme disait Voltaire.
Dans un « Tract » Gallimard publié en 2022, Laure Murat, professeure d’histoire à l’Université de Los Angeles, pose la question : Qui annule quoi ? Selon elle, il ne faut pas chercher de censure « ailleurs que dans la brutalité du pouvoir ». Au vu des « annulations » recensées en France depuis dix ans, l’origine de cette brutalité-là est ailleurs : des queers (ou intersectionnels ou postmodernes) « annulent » des intellectuels de gauche, des féministes, des anarchistes et des écologistes, qui ont eu le front de les contredire, de les critiquer, et de critiquer les derniers développements (bio)technologiques en matière d’eugénisme, de transhumanisme et de reproduction humaine.
Comment ne pas considérer les queers comme les agents (objectifs, subjectifs, on s’en fout) des industriels et des États en la matière ? Autant fonder une association de Consommateurs. Le programme de Saint-Imier ne proposait-il pas un « Atelier d’apprentissage à l’auto-injection d’hormones » à destination des personnes en « transition sexuelle » ?
Tomjo & Mitou
Septembre 2023
chez.renart@tuta.io www.piecesetmaindoeuvre.com
Lire aussi :
– Quel éléphant irréfutable dans le magasin de porcelaine ? (Sur la gauche sociétale-libérale) Pièces et main d’œuvre, 2014.
– Peste islamiste, anthrax transhumaniste — Le temps des inhumains, Pièces et main d’œuvre, 2015.
– Et c’est ainsi qu’Allah est grand. Islam & Technologie, Tomjo, Chez Renart, 2016.
– Islam radical à Grenoble, lisons Naem Bestandji. Pièces et main d’œuvre, 2019.
– Du coup. Insultes, rumeurs et calomnies consécutives aux débats sur la PMA, Tomjo, 2019, Chez Renart.