Le 5 septembre 1936, en déclenchant son Leica, Robert Capa ne se doutait pas que son cliché de la mort de Federico Borrell García, fauché par une balle sur le front d’Andalousie, à peine publié par le magazine français Vu le 23 septembre 1936, nourrirait une série d’interrogations : instantané ou mise en scène ? Avait-il été pris sur le champ de bataille de Cerro Muriano, à 15 km de Cordoue, ou sur un autre, près d’Espejo ?…
Cette image, qui depuis a rejoint dans une sorte de panthéon de la photo du XXè sicle, celle d’un soldat hissant le drapeau de l’Union Soviétique sur le toit du Reischtag, à Berlin en Mai 1945, immortalisée par Yevgeny Khaldei [1], de JF. Kennedy Jr (John John) faisant le salut militaire au passage du cercueil de son père, assassiné en 1963 par john Shearer [2] ou de Che Guevara par Alberto Korda [3]…, continue d’être l’objet d’expertises, d’analyses et de controverses, comme si elle cachait un terrible secret [4].
La logique niveleuse du "tous républicains"
Mais, pendant qu’on dissèque toujours cette image, sa légende : "Mort d’un républicain " [5] , n’interroge pas grand monde, y compris à l’approche des commémorations des 80 ans de la Révolution espagnole.
Les fils et filles, petits-fils et petites-filles "d’acteurs de ce conflit", avec leurs quêtes légitimes de savoirs et de reconnaissance, quelle que fut l’appartenance de leurs ainés ; à la CNT, au Poum, à la FAI, au PSOE, au PCE ou aux Brigades internationales,… mais également tous ceux que cette période passionne ou interroge encore, vont se retrouver autour de colloques, défilés, publications, émissions, sites, témoignages, concerts, rencontres, débats, poses de plaques ou reconstitutions. Quelques-uns y referont les "journées de Barcelone 36" ou celles de Teruel 37-38, évoqueront "l’or de la banque espagnole" et des comptables s’écharperont sur le poids exact parti pour Moscou, pendant que d’autres, afin de faire "leur deuil" de l’exil, demanderont des comptes sur les massacres dans les collectivités, les charniers de Franco, les déportations ou sur la Retirada et l’Exil, en exposant leurs difficultés de vivre avec cet héritage. Certains se consoleront en rappelant que, certes, "nous avons perdu toutes les batailles, mais c’est nous qui avions les plus belles chansons ".…
À mesure que s’approche cette commémoration, que je consulte les programmes et participe à des réunions préparatoires, je demeure interrogatif sur un point :
– Quant cessera l’usage abusif du qualificatif de "Républicain", appliqué génériquement aux multiples acteurs de cette page qui n’est pas seulement historique mais également révolutionnaire et sociale ?
Continuer à en abuser laisse supposer qu’au cours de ce qui est communément appelé "guerre d’Espagne", voire "guerre civile espagnole", deux blocs se seraient affrontés : des partisans de la République (les républicains) contre eux d’un régime nationaliste (les fascistes), "des rouges" contre "des factieux"… Ce raccourci de "républicain" binaire, pour apolitiques et dénué d’analyse, tend alors à ranger dans une même entité floue et volontaire, les anarchistes, les socialistes, les poumistes ou les communistes, au prétexte qu’ils étaient présents sur le même échiquier espagnol. Ce "mot commun" évacue, parfois avec une volonté politique avérée de les nier : la Révolution, la lutte de classes, le combat contre l’exploitation sociale pour l’abolition du capitalisme, l’autogestion et les collectivisations, l’exigence d’un militantisme non séparé de la vie individuelle à mener en parallèle de la lutte anti-fasciste ou pour résister aux attaques, cette fois-ci internes et "républicaines", contre la Révolution. [6].
Cette logique niveleuse du "tous républicains" qui ne discerne plus les enseignements, les actions et les positions des Camillo Berneri, García Oliver, des agents de Staline ou des collectivisations d’Aragon, range alors Enrique Líster Forján [7] et Antonio Ortiz Ramírez [8] dans la même catégorie des généraux "républicains " et Mika Etchebéhère [9] : ou Dolores Ibarruri [10], dans les grandes dames "républicaines "…
1936-2016
Bien entendu, régler de vieux comptes, "refaire l’histoire" ou produire encore et toujours des hagiographies [11] ne fait pas avancer "la cause", tant ceci s’apparente aux sophismes qui tendent à démontrer que la terre est plate…
Au lieu de cela, avec la rigueur nécessaire, nous devrions :
– Continuer à porter un regard et une analyse critique sur cette période afin d’en tirer des enseignements et alimenter nos réflexions et nos actions pour mener les luttes sociales actuelles…
– Au nom d’une "certaine cohérence", demander à celles et ceux qui se réclameraient encore de l’anarcho-syndicalisme ou du syndicalisme révolutionnaire, d’abandonner l’usage et l’abus du mot fourre-tout de "républicain", dès lors qu’ils se réfèrent à la Révolution espagnole.
– Et, pourquoi pas, re-légender l’image de Capa en : "Mort d’un cénétiste espagnol sur le front d’Andalousie en 1936 ".
Federico Borrell García "Taino" : "en plus d’être républicain", il était anarcho-syndicaliste, militant de la CNT et fondateur des jeunesses libertaires (FIJL) à Alcoy [12].
8 octobre 2015 : la capitale hongroise rendait hommage à Capa, né à Budapest en octobre 1913, en exposant une statue inspirée de son célèbre cliché… [13]