Carnet de Guerre #18
Dans le Carnet de guerre #11 intitulé, « Les sanglantes moissons de l’Holodomor [1] ou La précédente tentative d’extermination du peuple ukrainien », nous avions insisté sur le fait qu’il s’était agi, en 1933, d’un massacre à caractère génocidaire (3,9 millions de morts en quelques mois) qui visait l’identité, la culture, la pérennité du peuple ukrainien en tant que tel. Un de ces massacres qui accompagnent généralement les colonisations, que ce soit en Afrique, en Asie ou aux Amériques.
Durant les années 1936-1938 la « grande terreur » (1600 morts par jour [2]) allait aussi décapiter les élites ukrainiennes, le Donbass allait être russifié, tandis que Staline déportait 200 000 tatars de Crimée en mai 1944. Tout cela porte un nom : il s’est agi d’une colonisation de peuplement accompagnée comme toujours d’une russification méritocratique.
Ce que l’on sait moins, c’est la place qu’occupait l’Ukraine dans ses échanges inégaux, typiques de la colonisation, avec le pouvoir central russe. Voici ce qu’on pouvait en savoir à la fin de l’empire soviétique.
En 1990, l’Ukraine fournissait près de 18% de la production industrielle de l’Urss (34,2% de son acier, 45 % de son fer, 24 % de son charbon et 17 % de son énergie électrique) et 22,5% de sa production agricole (26% des céréales de l’Union, 53 % du sucre en poudre et 22 % de la viande). Elle disposait en outre de richesses naturelles considérables. Ainsi concentrait-elle 30% des réserves soviétiques de fer, 30% des réserves de charbon et même 80% des réserves de manganèse. Le bassin du Donetsk renfermait 60% des réserves d’anthracite et de bitumes. Deuxième république de l’Union par sa population et troisième par sa superficie, l’Ukraine représentait 16% du PNB de l’URSS [3].
Le texte ci-dessous (dont nous donnons de larges extraits) a des aspects forts intéressants : il ne se contente pas d’analyser la construction du colonialisme russe seulement des points de vue idéologique, historique ou militaire. Il en esquisse une théorie politique qui prend en compte ses soubassements économiques (à quand une analyse du Comecon [4] comme instrument d’échange inégal pendant quarante ans ?) et la nature de l’État impérial puis soviéto-stalinien, ainsi que leurs manières d’exercer le pouvoir, une analyse qui représente une « rupture épistémologique » de l’auteur avec les lubies attardées de courants politiques qui sévissent encore en Occident.
La conquête de l’Ukraine et l’histoire de l’impérialisme russe
De Zbigniew Kowalewski [5] (extraits)
« Dans cette guerre charnière à l’échelle mondiale, la nation ukrainienne lutte pour préserver son indépendance, obtenue il y a seulement 30 ans, après des siècles de domination et une russification acharnée. Celle-ci devait faire d’elle une déclinaison de la nation russe « trinitaire » imaginée à l’époque tsariste et revendiquée par Vladimir Poutine. […]
En 1937, lors d’une réception organisée à l’occasion du 20e anniversaire de la révolution d’Octobre, Joseph Staline a porté un toast « à la destruction de tous les ennemis – eux et leurs familles, jusqu’au dernier ! ». Comme l’a noté dans son journal un témoin oculaire, Georgi Dimitrov, en portant ce toast, Staline a expliqué que les tsars avaient « fait une bonne chose : ils avaient rassemblé un immense État, allant jusqu’au Kamtchatka », et « nous, les bolcheviks, l’avons consolidé et affermi en un État, un et indivisible ». Par conséquent, « quiconque cherche à en détacher une partie ou une nationalité est un ennemi, un ennemi juré de l’État et des peuples de l’URSS. Et nous détruirons un tel ennemi, même s’il s’agit d’un vieux bolchevik ; nous détruirons toute sa parentèle, sa famille »1.
[…] La formation sociale de la Russie a été et reste particulière au cours des phases historiques successives de son développement, à commencer par le Tsarat de Russie (1547-1721). […] Sans doute à partir du milieu du XVIe siècle, à l’époque d’Ivan le Terrible, la formation sociale russe était essentiellement une combinaison de deux modes d’exploitation précapitalistes différents. Le premier, féodal, était fondé sur le fait que les propriétaires terriens extorquaient un surtravail aux paysans sous la forme d’une rente. L’autre, tributaire, était modelé sur l’Empire ottoman, alors le plus puissant3, et reposait sur l’extraction de l’impôt aux paysans par la bureaucratie étatique.
[…Mais,] depuis le milieu du XVIIe siècle et presque jusqu’à l’abolition du servage en 1861, la troisième forme d’exploitation – et la plus terrible pour la paysannerie – c’était l’esclavage, y compris la traite des êtres humains, vers lequel le servage russe a dégénéré en réalité.
Un surproduit minimal
Aucun de ces modes d’exploitation ne représentait (contrairement aux habitudes discursives prétendument marxistes) un mode de production, car il ne parvenait pas à se subordonner […] les forces productives, et ne garantissait donc pas leur développement […] systémique. Cependant, c’est sur la base de ces modes d’exploitation que s’est formé l’État russe si particulier. […].
Leonid Milov […] a développé une conception clé de « l’histoire de la Russie en tant que société à surproduit total minimal »5. En voici les raisons : par rapport à d’autres sociétés paysannes une très brève saison agricole en Russie centrale, déterminée par le climat, qui ne durait que de début mai à début octobre (en Europe occidentale, les paysans ne travaillaient pas dans les champs seulement en décembre et janvier) et la prédominance des terres pauvres en humus. Cela a eu pour conséquences, « jusqu’à la mécanisation de ce type de travail, une faible fertilité et, donc, un faible volume du surproduit total de la société », ce qui « a créé dans cette région les conditions de l’existence, pendant des siècles, d’une société agricole relativement primitive ». […] Le surtravail des paysans ne pouvait être extorqué […] sans leur imposer le régime de servage le plus dur possible […].
Où commence la périphérie
[…] L’expansion coloniale, militaire et étatique séculaire vers le sud, le sud-est et l’est a progressivement englobé de vastes zones, des territoires périphériques « allogènes » de plus en plus étendus et des pays voisins de plus en plus éloignés, victimes de la conquête. Cette expansion s’est accompagnée de plusieurs centaines d’années de lutte de la part du Tsarat de Russie (1547-1721) puis de l’Empire russe (1721-1917) pour l’accès aux ports libres de glace sur les mers à l’ouest et à l’est […et au sud].
Conquêtes militaro-coloniales
[…] Contrairement à la mythologie russe, la conquête d’un espace aussi énorme que la Sibérie n’a pas « étendu le territoire moscovite jusqu’à la frontière avec la Chine », mais a transformé la Sibérie en une colonie typique. Pourtant il est devenu courant de percevoir la Sibérie comme une partie inséparable de la Russie, de même que plus tard la Pologne, la Lituanie, la Finlande, le Caucase, Boukhara et Touva – entre autres.
Certains historiens russes, apportant ainsi leur contribution théorique à la construction de « l’idée russe » dominante et intemporelle, ont très habilement appelé ce phénomène « l’auto-colonisation de la Russie » : les terres successives dont elle s’est emparée ne sont pas devenues ses colonies, mais elle s’est « colonisée elle-même »13, car elle était sans bornes (et le reste dans son idéologie dominante, de manière affirmée ou cachée). Après avoir pris l’Ukraine de la rive gauche du Dniepr au XVIIe siècle, la participation de la Russie à la partition de la République des Deux Nations (Pologne-Lituanie) dans les dernières décennies du XVIIIe siècle lui a permis de s’emparer de la majeure partie de l’Ukraine de la rive droite – soit au total 80 % des terres ukrainiennes. Cela s’est avéré être un gain stratégique fondamental, atteignant en profondeur l’Europe et déterminant la portée et le caractère eurasien de l’Empire russe.
Si la noblesse russe était un ordre dominant, la terre n’est jamais devenue entièrement la propriété privée du noble. Cela aurait été contraire aux intérêts primordiaux de cet État impérial, dans la construction duquel aucune classe sociale n’a joué un rôle aussi important que lui-même – ses appareils et son personnel bureaucratique. Ce n’était pas seulement la construction d’une armée colossale au prix de 25 ans de service militaire des paysans et d’immenses infrastructures militaires et civiles financées par le travail forcé de centaines de milliers d’autres paysans, appartenant aussi bien à l’État qu’à des propriétaires terriens, mais aussi des brigades entières de maîtres envoyées au travail réellement forcé dans différentes parties du pays. De plus, comme le dit Milov, « la machine étatique a été contrainte de faire avancer le processus de division sociale du travail, et surtout la séparation de l’industrie et de l’agriculture », contre les modes d’exploitation dominants qui entravaient ce processus.
Servage industriel
En conséquence, « la participation de l’État à la création de l’industrie dans le pays a contribué à un bond gigantesque dans le développement des "forces productives", bien que l’emprunt des "technologies occidentales” par la société archaïque au XVIIe et XVIIIe siècle ait eu un effet social monstrueux : est apparue une masse de travailleurs attachés pour toujours aux usines et aux lieux de travail (les “soumis à perpétuité”), ce qui a stimulé le glissement de la société vers l’esclavage »14. L’énorme complexe militaro-industriel russe, dont le noyau était la métallurgie ouralienne, n’a pas été établi sur la base du développement des relations capitalistes, mais dans le cadre des relations féodales et tributaires.
Il est vrai que le capital a fleuri, mais il était précapitaliste et entravait le développement du capitalisme – « le capital marchand se développait non en profondeur, non en transformant la production, mais en largeur, accroissant le rayon de ses opérations », en se déplaçant « du centre vers la périphérie, à la suite des paysans qui se dispersaient et, à la recherche de terres nouvelles et d’exemptions fiscales, pénétraient sur de nouveaux territoires »15. Fondés sur la coercition non économique, les modes d’exploitation précapitalistes ont dominé le mode de production capitaliste en Russie jusqu’à la révolution de 1917, non seulement dans l’agriculture mais aussi dans l’industrie, encore longtemps après la réforme de 1861 (abolition du servage).
Lorsque la social-démocratie russe s’est constituée en parti, le travail d’environ 30 % des ouvriers industriels était encore un travail de servage, et non un travail salarié, ce que cette social-démocratie, y compris l’Iskra, associant l’industrie (c’est-à-dire les forces productives, et non les relations de production) au capitalisme, n’a pas vu. « Même au début du XXe siècle, plus de la moitié des entreprises du principal noyau industriel (la sidérurgie) n’étaient pas capitalistes au sens strict du terme », affirme Mikhail Voeikov. Les méthodes précapitalistes d’extraction du surproduit du travail des producteurs directs prévalaient […]
Multiplicité de révolutions
[…] Le fondement de cet impérialisme [militaire et féodal] est « le monopole de la force militaire, l’immensité du territoire ou des commodités particulières de spoliation des allogènes, de la Chine, etc. », c’est-à-dire des peuples non russes à l’intérieur de la Russie elle-même et des peuples des pays voisins. […] L’effondrement de cet enchevêtrement de l’impérialisme « militaire et féodal » russe avec l’impérialisme capitaliste n’a pas été l’œuvre d’une seule révolution, mais de diverses révolutions convergentes et divergentes, formant des alliances et s’affrontant violemment. La révolution russe était l’une d’entre elles. Au centre de l’empire, elle était ouvrière et paysanne ; dans la périphérie coloniale, elle était basée sur les minorités urbaines russes et russifiées et les colonies de peuplement. Elle avait un caractère colonisateur, tout comme le pouvoir russe des conseils qu’elle a instaurés, comme l’a démontré le bolchevik Georgi Safarov dans son ouvrage autrefois classique sur la « révolution coloniale » au Turkestan. « L’appartenance au prolétariat industriel de la colonie tsariste était un privilège national des Russes. C’est pourquoi, ici aussi, la dictature du prolétariat [sic] a pris dès les premiers instants une apparence typiquement colonisatrice »20.
Mais parmi les peuples opprimés, la révolution russe a également déclenché des révolutions nationales. La plus territorialement étendue, la plus violente, la plus dynamique et la plus imprévisible d’entre elles a été la révolution ukrainienne. Son jaillissement, et encore plus l’élan qu’elle a pris, étaient inattendus. Une nation paysanne, sans « ses » propriétaires terriens et « ses » capitalistes, avec une mince couche de petite bourgeoisie et d’intelligentsia et une langue interdite, ne semblait pas destinée ou capable de la réaliser. Depuis que l’armée russe a anéanti en 1775 la Sitch zaporogue, le bastion des cosaques libres, le peuple ukrainien a pour la première fois revendiqué son indépendance. […]
Lorsque l’Union soviétique prenait forme en tant qu’organisme étatique en 1922-1923, les bolcheviks ukrainiens parlaient ouvertement du fait que « les préjugés de grande puissance, nourris par le lait maternel, étaient devenus un instinct chez de très nombreux camarades » […]. Rakovski s’était alors farouchement opposé à Staline, à la tête de ceux qui réclamaient l’indépendance de l’Ukraine et la création d’une union d’États soviétiques indépendants32. […]
Cet article a été publié dans l’édition polonaise du Monde diplomatique n°2 (174) de mars-avril 2022.
Notes :
1. I. Banac (sous la direction de), The Diary of Georgi Dimitrov, 1933-1945, Yale University Press, New Haven-Londres 2003, p. 65.
3. С.А. Нефедов, " Реформы Ивана III и Ивана IV : османское влияние », Вопросы истории [S.A. Nefedov, " Les réformes d’Ivan III et Ivan IV : l’influence ottomane », Voprosy istorii] n° 11, 2002, pp. 30-53.
5. Л.В. Милов, Великорусский пахарь и особенности российского исторического процесса, РОССПЭН [L.V. Milov, Le laboureur grand-russe et les particularités du processus historique russe, ROSSPEN], Moscou 2001, p. 7.
6. Ibidem, pp. 554-556.
13. Ibidem, pp. 61-71 ; A. Etkind, " How Russia "Colonized Itself". Internal Colonization in Classical Russian Historiography », International Journal for History, Culture and Modernity t. 3 n° 2, 2015, pp. 159-172.
15. В.В. Алексеев, äПротоиндустриализация на Урале" [V.V. Alekseev, " Proto-industrialisation en Oural »], dans : Экономическая история России XVII-XX вв. : Динамика и институционально-социокультурная среда, УрО РАН [Histoire économique de la Russie aux XVIIe-XXe siècles : Dynamique et environnement institutionnel et socioculturel, OurO RAN], Ekaterinbourg 2008, pp. 63-94.
20. Cf. Z.M. Kowalewski, " Impérialisme russe », Inprecor n° 609/610, octobre-décembre 2014, pp. 7-9.
32. Ce sont les propos de Mykola Skrypnyk, l’un des principaux dirigeants des bolcheviks ukrainiens. Двенадцатый съезд РКП(б). 17-25 апреля 1923 года. Стенографический отчёт, Политиздат [Douzième Congrès du PCR(b). 17-25 avril 1923. Rapport Verbatim, Politizdat], Moscou 1968, pp. 571-572.
Commentaire et… thèses supplémentaires
Disons-le immédiatement, le texte de Kowalewski – qui avance parfois des propositions qui demanderaient à être documentées, voire précisées – a, rétrospectivement pris une autre dimension, plus concrète, lorsque nous sont revenus en mémoire les souvenirs d’un périple en Russie et en Sibérie en 1992. En effet, qui a voyagé dans ce pays à cette époque pouvait constater, que même dans ce que nous appellerions à présent la classe moyenne, à peu près tous les « biens de consommation » – de la voiture aux couverts de table dataient, selon mes hôtes, du début du siècle – un contraste saisissant avec la marchandisation occidentale.
Reçu par le directeur de la cinémathèque de Saint Pétersbourg et sa femme qui travaillait au musée de l’Ermitage, on était étonné d’être logé (et chaleureusement accueilli) dans le deux pièces d’un « appartement communal » habité par trois couples distincts qui disposaient d’une douche, d’une toilette et d’une cuisine communes, le tout au troisième étage d’un immeuble que nous qualifierions de cossu dans la Perspective Nevski, [6] une des plus belles avenues de la ville, prise dans le dernier méandre de la Neva avant qu’elle ne se jette dans la Baltique.
Chaque soir, les discussions allaient bon train avec les personnes de passage (intellectuels, étudiants, artistes), mais avouons-le, je n’arrivais pas à les suivre question vodka. Toujours est-il qu’un jour, à l’occasion d’une pause musicale, mes hôtes m’expliquaient que le lecteur de CD – qu’ils étaient parmi les premiers à posséder ici – était produit par le secteur de l’industrie militaire, seule industrie capable de fabriquer une telle « nouveauté » disaient-ils. Ah bon ? Et pour quelle raison ? C’est l’incongruité de cette assertion – un lecteur de CD produit (ou distribué) par « l’armée » – qui est mémorisée, car elle avait de quoi surprendre. Et la suite aussi, d’ailleurs : leurs CD provenaient d’un récent voyage à Pékin, autre annonce doublement étonnante (leur voyage et cet achat), mais dont je pouvais vérifier la véracité dans la capitale chinoise quinze jours plus tard, à ma grande stupéfaction : la marchandise régnait à deux pas de la place Tien an Men, que dis-je, la marchandise dégorgeait sur les trottoirs et le plus grand MacDo du monde venait d’y ouvrir [7].
Autre aveu, de taille, mais étais-je le seul à être dans cette ignorance, c’était exactement la période pendant laquelle V. Poutine – l’éminence grise du maire, Anatoli Sobtchak – commençait à accroître son pouvoir. Petit lieutenant colonel revenu de RDA mais resté membre du KGB-FSB, il était devenu responsable des « relations extérieures » de la mairie, ce qui lui avait permis de mettre à contribution les maffias du port et de commencer à construire sa fortune et sa carrière politique [8]..
Autre assertion surprenante de ce moment-là, venue du jeune ami de l’ambassade qui m’avait de prime abord accueilli à Moscou : il m’avait instamment demandé d’éviter de fréquenter certains quartiers de la capitale le soir, sous peine d’attraper une balle perdue, les maffias y réglant nuitamment leurs comptes, à moins qu’elles n’y exécutent… leurs contrats. Grand étonnement là encore, gravé dans la mémoire, comme on peut l’imaginer, étant donné la réputation du système soviétique quant aux moyens traditionnellement déployés pour faire régner l’ordre.
De multiples autres faits [9] advenus lors de ce voyage m’ont rétrospectivement aidé à comprendre ce qui s’est passé du point de vue politique en Russie. Par exemple, l’analyse de Kowalewski touche juste en ce qui concerne le rôle économique et politique du pouvoir central en Russie, encore faudrait-il y réintroduire son histoire contemporaine et en particulier celle du dernier demi-siècle, que l’on pourrait décomposer en trois phases, pour la simplifier.
L’accession au pouvoir d’Andropov
La première débute, si l’on peut dire, en novembre 1982, avec l’accession au pouvoir de Youri Andropov, chef du KGB depuis mai 1967, le premier à ne pas être exécuté depuis Dzerjinski, Iagoda, Ejov, Béria, Abakoumov. Cela résultait de la place acquise depuis longtemps par « les services » dans la nomenklatura et plus largement dans le système soviétique. Il est connu que la nature du pouvoir de tout régime dictatorial oscille entre ses trois composantes majeures : les armées, « les services » et les gouvernants officiels (ou représentants officieux du monde économique). Or en Urss, « les services » avaient acquis depuis des décennies trois atouts maîtres : ils possédaient des dossiers sur tout en chacun et pouvaient monter de toutes pièces des kompromats, des « accidents » ou des « suicides » ; ils possédaient aussi leurs propres forces armées et surtout, étant donné qu’ils avaient des antennes dans la majorité des pays du globe, ils étaient à même de « sortir officieusement » de l’argent de ce pays : la corruption endémique des responsables politiques « exigeait » l’ouverture de comptes à l’étranger. Chacun peut s’en douter : bien que les « modalités de règlement » fussent flexibles, la transaction avec le KGB ne pouvait être gratuite…
Lorsque l’État s’est effondré à la fin des années 1980, cette corruption générale a dégénéré en maffias criminelles (les armes provenaient des stocks de l’armée) qui seront progressivement « privatisées », si l’on peut dire, au service de ceux qui vont alors devenir de facto les nouveaux oligarques (exit la nomenklatura soviétique d’antan) puisqu’ils mettront les dirigeants politiques de tous ces niveaux au service de leurs affaires multinationales et de leur enrichissement personnel. D’ailleurs Eltsine leur devra entièrement sa réélection en 1996.
Or V. Poutine est une « créature » de cette histoire récente. Il en a une parfaite connaissance puisqu’il est lui-même une incarnation de cette nouvelle trinité dictatoriale : « les services », l’appareil d’État et les maffias (l’armée était alors passée au second plan, occupée dans quelques « opérations extérieures » ou bien à vendre tout ce qu’elle pouvait [10]). Cette trinité s’est ensuite adjoint les services de l’Eglise orthodoxe, ceux de nouveaux idéologues révisionnistes et des moyens de propagande numériques à grande échelle [11]. Puis, dès le début de ce siècle, le premier cercle de cette trinité a commencé à liquider les oligarques (Wikipédia liste à minima cinquante-sept responsables pour beaucoup d’entre-eux tombés de leurs balcons ou ayant glissé dans les escaliers [12]), puis il a étatisé toutes les maffias sous la forme de diverses milices patronales et a débuté une reprise en main de l’armée, surtout depuis que Choïgu, le ministre de la défense a été gentiment poussé dehors, le 12 mai 2024 : depuis, on ne compte plus les procès en corruption de responsables militaires.
NOUVELLES THESES SUR LA RUSSIE PRE ET POST-SOVIETIQUE
(addendum au Carnet de Guerre #7)
Porter des documents jugés importants à la connaissance de tout un chacun et les commenter est le fruit d’un travail de veille documentaire quotidien. Mais lorsque cela permet de préciser une élaboration en cours – en l’occurrence les « Trente et une thèses sur la Russie post-soviétique » du Carnet de guerre #7 – alors ce travail peut y trouver une autre dimension. Voici.
– T 1. La métallurgie établie au pied de l’Oural depuis les débuts du xviie siècle fut, jusqu’au milieu du siècle passé, un des centres du complexe militaro-industriel russe. Mais cette industrie, si importante dans le processus d’accumulation primitive du capital, fut érigée dans le cadre de relations féodales, tributaires et serves. Comme d’autre part elle a pu subsister en essaimant sur l’immense empire qui constituait son marché exclusif, elle a peu contribué à l’avènement de rapports de production typiquement capitalistes comme cela s’est produit en Occident.
– T 2. La spoliation des autochtones ou des peuples voisins afin de constituer l’immensité du territoire impérial requérait un monopole absolu de la force militaire qui ne pouvait être exercé de manière sûre et pérenne que par une aristocratie russe vassalisée. Par ailleurs, cela s’est accompagné d’une colonisation de peuplement que nécessitait le développement extensif si particulier du capital en Russie. Si la révolution de 1917 fut, certes, le fait des ouvriers et des centres urbains de l’empire, ailleurs, les colonisations et la domination de l’aristocratie ouvrière russe ou russifiée ont renforcé le caractère colonisateur des soviets, puis des Kolkhozes. C’est à travers ces trois phénomènes que cet empire a traversé les derniers siècles.
– T 3. Parmi les peuples opprimés, la révolution russe a – brièvement – favorisé l’éclosion de révolutions nationales. Les plus complexes, les plus fragiles et les plus tragiques d’entre elles ont été vécues en Ukraine. D’autant que la cohabitation de plusieurs ethnies, les oppressions séculaires, le morcellement du territoire sous diverses dominations n’ont pas favorisé une unité politique appropriée à son accomplissement, comme ce fut le cas au xviiie siècle en France par exemple. En outre, l’impérium du grand voisin s’y est décisivement opposé ; dès 1922-1923, les révolutionnaires ukrainiens parlaient ouvertement du fait que « les préjugés de grande puissance étaient devenus un instinct chez de très nombreux camarades russes » [13].
– T 4. Fondamentalement, l’écrasement par la terreur des aspirations indépendantistes de l’Ukraine entre 1918 et 1922, puis le massacre de masse à caractère génocidaire de sa population lors de l’Holodomor [14] (1932-1933), furent à la fois un acte constitutif de la dictature stalinienne et un acte de renaissance de l’impérialisme russe.
– T 5. La revendication d’une nation « trinitaire » – Russes, Ukrainiens et Biélorusses pour simplifier – c’était une expression entrant dans la titulature des tsars et des patriarches de Moscou qui justifiait officiellement l’existence et l’expansion de l’Empire russe. Après l’effondrement de l’empire soviétique sur sa propre corruption politique, matérielle et morale, le cercle dirigeant du Kremlin a lutté depuis le début du xxie siècle pour faire renaître un empire qui, sans contrôle en particulier sur l’Ukraine [15], aurait perdu une partie de sa puissance géopolitique (gazoducs et pipe-lines traversants et sous contrôle, ports en mer noire et accès à la Méditerranée…).
Jean-Marc Royer mi-septembre 2024