Un point de vue anti-capitaliste. Première synthèse
- « La résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme ». Déclaration des droits de l’Homme de 1793, article 33.
De la méthode
L’époque que nous vivons exige un retour sur investissement et une circulation toujours plus rapides de toutes choses et des êtres, ce qui s’oppose implacablement à la lenteur nécessaire pour l’établissement des faits avec un bon degré de certitude, à la rigueur de leur analyse et encore plus à leur intégration dans l’Histoire contemporaine. Par ailleurs, comme l’Histoire officielle (notamment celle de la Russie) demande à être largement revisitée [1], et que l’élaboration de concepts permettant de reconstruire une théorie critique [2] bégaie, on peut imaginer la montagne de difficultés qui nous attendent.
Les quinze « Carnets de guerre » [3] écrits depuis mars 2022 se sont donc prioritairement attachés à documenter au plus près les prémisses historiques, économiques et idéologiques de la guerre actuelle. Ce travail préparatoire nous a semblé absolument indispensable avant de s’autoriser un quelconque point de vue sur la guerre en Ukraine, hormis celui du soutien inconditionnel à l’autonomie et à l’émancipation de toute population, surtout lorsqu’elle est envahie par une puissance étatique armée. Le droit à la résistance ne se négocie pas. D’autant que la vie de millions d’Ukrainiens [4] a été dévastée jour après jour, nuit après nuit. En temps de déshumanisation algorithmique et généralisée, nous ne dirons jamais assez que toute tentative d’analyse théorique qui ferait abstraction du point de vue humain (et du vivant dans son ensemble) se disqualifierait d’elle-même.
I. TROIS DIMENSIONS HISTORIQUES MAJEURES DE NOTRE ÉPOQUE
Une recomposition mondiale des rapports de forces est en cours entre impérialismes, c’est-à-dire entre d’un côté les Occidentaux et de l’autre la Chine [5], la Russie et leurs alliés. C’est ce qui structure en profondeur notre époque comme cela avait structuré le premier xxe siècle, sans parler du rôle des alliances dans le déclenchement des hostilités générales. Ces concurrences inter-impérialistes sont devenues structurellement décisives au point d’ouvrir de fait, un nouvel « avant-guerre ».
Les cohésions sociales, la nature des pouvoirs et des modes de gouvernement ont profondément évolué depuis que l’ex-capitalisme soviéto-stalinien – gangréné jusqu’à la moelle par les maffias d’État, privées ou d’origines KGBistes [6] – s’est effondré sur lui-même et que la contre-révolution néolibérale est devenue internationalement dominante sous l’égide des Anglo-saxons [7]. C’est précisément à la suite de cette idéologie, soutenue il y a trente ans déjà par Hayek, Reagan et Thatcher – « la société ça n’existe pas, il n’y a que des individus » – qu’il faut comprendre l’affaissement, voire la destruction de tous les contre-pouvoirs forts dans les anciennes sociétés, qu’elles soient occidentales [8] ou pas.
Enfin, nous sommes confrontés à la probabilité de multiples états d’exception (climatique, écologique, sanitaire, économique, sécuritaire, guerrier…) combinés à un « totalitarisme démocratique » [9]. Oui, le monde est en train de changer, profondément. Il est même en plein bouleversement, ce qui, toute analogie simpliste mise à part, fait penser aux précédentes avant-guerres mondiales. Ceci dit, la dégénérescence en un conflit généralisé ne surviendra que lorsque les protagonistes se sentiront suffisamment forts pour l’engager ou conduits à cette décision, soit sous peine d’y perdre leur pouvoir, soit par les effets astreignants de leurs alliances. Mais il y a là un danger inédit : en effet, la nouveauté par rapport à la « Guerre de trente ans » [10], c’est que la survie de l’Humanité et du vivant seraient alors en cause ; et plus la guerre – les guerres actuelles – se prolongent, plus il y a des risques de « dérapages » de toutes sortes.
- D’aucuns soutiennent que résister à cette entreprise d’asservissement serait du bellicisme. Ce serait jouer les « va-t-en-guerre » ! Le pouvoir russe n’est décidément pas le seul à pratiquer « l’inversion accusatoire » [11].
L’hypocrisie pérenne du capital occidental face à V. Poutine
Que ce soit lors des interventions armées en Tchétchénie, en Géorgie, en Ukraine, en Syrie, dans le Haut-Karabakh, au Kazakhstan ou en Afrique, à chaque fois depuis 1999 et même avant, il était dans l’intérêt bien compris du capital européen de ne rien faire d’autre que des gesticulations [12] devant V. Poutine. En bon chef de clan, il a pris cela, comme un aveu de faiblesse et de lâcheté. En réalité, c’était d’un autre niveau et bien plus grave : les capitalistes européens ont tout fait pour préserver leurs intérêts dans la fédération de Russie [13]. En conséquence, ils se sont tous dérobés devant les obligations d’intervention que la signature des traités internationaux leur faisait, notamment concernant la reconnaissance internationale des frontières et celle des « garanties de sécurité » données à l’Ukraine depuis un demi-siècle.
En effet, mis à part l’acte final d’Helsinki signé en 1975, Moscou s’est engagé à respecter la souveraineté de l’Ukraine par le traité du 19 novembre 1990 [14], par les accords de Minsk et d’Alma-Ata qui établissaient la CEI [15] du décembre 1991, par les mémorandums de Budapest [16] de décembre 1994, par le traité d’amitié russo-ukrainien de fin mai 1997, par le traité bilatéral de fin janvier 2003, tandis que le 4 décembre 2009, les États-Unis et la Russie confirmaient les garanties de sécurité figurant dans les mémorandums de Budapest [17]. Au total ce sont dix documents officiels par lesquels le Kremlin a reconnu l’inviolabilité des frontières ukrainiennes.
Avec ledit « danger de cobelligérance », les trolls de V. Poutine on offert aux occidentaux une justification précieuse à l’inaction et aux dérobades devant les massacres commis en Ukraine. Mais nos propres commentateurs ont la mémoire courte : est-ce que l’Urss ou la Chine furent déclarés « cobelligérants » durant la guerre du Vietnam qui dura dix années [18] ? Or, sur ce terrain justement, il ne faudrait pas oublier que le « protectorat biélorusse » fut librement emprunté par les colonnes militaires de V. Poutine pour attaquer Kiev par le nord en février 2022. Y-a-t-il eu un seul gouvernement occidental pour oser dénoncer cette cobelligérance réelle [19] ou pour s’étonner que les installations nucléaires biélorusses n’aient pas été entièrement démantelées après la signature du mémorandum de Budapest en 1994 comme prévu, ce qui a permis qu’en octobre 2023 des armes nucléaires y soient à nouveau déployées [20].
- « L’amertume des Ukrainiens est grande, quand ils se rendent compte que s’ils n’avaient pas renoncé, sous pression occidentale [en 1994], à l’arsenal nucléaire hérité de l’Urss, toutes les menaces russes auraient perdu de leur sens. Il est donc assez paradoxal de demander à celui qui est le plus exposé au risque d’attaque nucléaire de cesser de résister, afin d’apaiser les peurs de ceux qui le sont infiniment moins » [21].
Enfin, depuis 2014, les gouvernements occidentaux n’ont cessé de réaffirmer qu’ils « respectaient l’autonomie décisionnelle de l’Ukraine », ce qui fut et reste une manière de se défausser de leurs propres responsabilités ; en effet, c’est à eux que les conventions qu’ils ont paraphés (sur le droit de la guerre et le droit humanitaire international, les crimes de guerre ou de génocide, le crime contre l’Humanité etc.) faisaient obligation d’intervenir à partir du moment où ces accords internationaux étaient transgressés. On ne sache pas qu’ils aient esquissé l’ombre d’une protestation ou un geste dans ce sens ; au contraire, l’approfondissement des échanges avec les entreprises russes (dans les domaines nucléaires, militaires et stratégiques), mais plus particulièrement la construction des gazoducs Nord-Stream, relevait d’une marginalisation économique et politique assumée de l’Ukraine, en complicité de fait avec le régime de V. Poutine [22].
Après un aveuglement pluri-décennal, après plus de deux ans de guerre gravement dévastatrice dans ce pays européen, l’hypocrisie fondamentale du capital occidental persiste : en effet, ses dirigeants ne nient pas (du moins ouvertement) que l’Ukraine devrait recouvrer son intégrité territoriale ; mais comment pourrait-elle y parvenir sans mettre fin aux assauts des armées russes [23] ni mettre en cause leurs dispositifs logistiques ?
Le summum de l’hypocrisie fut-il atteint en mars 2024 ? Les responsables étatsuniens ont alors appelé les ukrainiens à cesser leurs attaques contre les infrastructures de raffinage pétrolier ennemies qui, selon eux, seraient des cibles civiles et provoqueraient une hausse des cours sur le marché mondial. Or, il faut savoir que toutes les raffineries fabriquent des produits destinés aux armées : des carburants pour les avions supersoniques et les missiles de croisière, ainsi que des lubrifiants et des additifs spéciaux pour divers équipements militaires. Ce dont il s’agit pour les Ukrainiens, c’est de priver les armées ennemies d’énergie, comme dans toutes les guerres. Mais en réalité, Chevron et Exxon Mobil qui opèrent au Kazakhstan, dépendent des voies de transport que la Russie pourrait bloquer. Par conséquent, ces entreprises ont utilisé leurs puissants réseaux d’influence à Washington pour faire en sorte que l’Ukraine mette fin à ses frappes [24].
Tout cela nous a malheureusement amené à dire que depuis 2014, les Occidentaux soutiennent le peuple [25] ukrainien comme la corde un pendu et qu’ils n’hésiteraient pas à sacrifier l’intégralité territoriale ukrainienne lors d’un armistice à la coréenne, dicté par les États-unis.
- « Un constat amer de plus : si les Occidentaux avaient donné à l’Ukraine un dixième du matériel militaire qu’ils donnent aujourd’hui et s’ils ne s’étaient pas abrités des années durant derrière le principe de la "non-escalade" […], Vladimir Poutine aurait probablement hésité davantage avant d’envoyer ses troupes à l’assaut du pays » [26].
Au début de cette guerre, les capitalistes occidentaux ont également pris comme prétexte à la restriction de leur aide, le soi-disant danger de provoquer une escalade que V. Poutine agitait devant eux tous les soirs, pour les endormir. « Avec une aide matérielle intermittente, graduelle et dosée, l’interdiction d’employer les armes fournies sur le sol de l’agresseur et la peur de l’escalade, le soutien occidental à l’Ukraine depuis 2022 est peut-être le plus pusillanime, de l’histoire des soutiens à des pays en résistance. Il faut sans doute revenir à l’attitude des européens face à la guerre civile en Espagne de 1936 à 1939 pour trouver pire » [27].
Ce prétexte n’est même plus avancé, alors que l’on assiste à une radicalisation génocidaire des discours quotidiens dans toutes les institutions de la Russie actuelle (voire plus bas) et à un renforcement des troupes de V. Poutine.
En conséquence de l’aveuglement des gouvernants occidentaux et autres « responsables politiques », les Ukrainiens et d’autres populations pauvres et lointaines de la fédération de Russie meurent en ce moment par milliers chaque mois. Or tôt ou tard, et d’une manière ou d’une autre, les conséquences d’une défaite du peuple ukrainien pourraient être immenses, non seulement en Europe, mais aussi dans le monde : les autocrates, les putschistes et autres dictateurs se sentiraient pousser des ailes, tandis que les frontières internationalement reconnues n’auraient plus beaucoup de valeur à leurs yeux. Sans parler de la consolidation probable des extrêmes droites, doublée d’un chaos intellectuel et politique inédit dans les sociétés civiles (bien au-delà de l’Occident) et bien plus profond que dans les années 1930, pour de multiples raisons [28]. Pour couronner le tout, ajoutons que bien peu y seraient préparés.
II. FAILLITE DE L’ANALYSE « GÉOSTRATÉGIQUE » ÉTATSUNIENNE
Même si cette « analyse » est au demeurant fort connue depuis longtemps, il est néanmoins important d’y revenir et de la résumer ainsi : les gouvernements états-uniens voient la Chine comme leur concurrent le plus sérieux. Tout se jouerait donc pour eux dans l’Indo-Pacifique, zone classée comme la plus importante du monde en termes stratégiques et économiques. En conséquence de quoi l’Europe serait devenue « un terrain secondaire d’affrontement » [29]. Ainsi, l’axe de la politique étatsunienne en Ukraine a été maintes fois répété : il s’agit avant tout d’affaiblir la Russie et d’éviter que se forme une coalition avec la Chine. On remarquera que le peuple ukrainien n’a là qu’une place accessoire.
Triple méprise ou lâchage préparé des Ukrainiens ?
D’une part, une coalition est en train de cristalliser entre Russie, Corée du Nord, Iran et Chine [30] : Par exemple, du 22 au 26 avril 2024, il y a eu au moins dix réunions bilatérales de haut niveau entre les responsables de ces quatre pays ; le 17 mai 2024, les chefs d’État russe et chinois se rencontraient pour la quarante-troisième fois depuis 2012 ; le lendemain V. Poutine se rendait pour la première fois depuis juillet 2000 à Pyongyang afin d’y signer un accord identique à celui de 1961 [31] et de remercier Kim Jong-Un pour ses milliers de conteneurs de missiles, d’armes et de munitions qui dévastent l’Ukraine ; le surlendemain il était au Vietnam.
D’autre part, le lent rouleau compresseur soviéto-stalinien a certes mis du temps à se mettre en marche, mais il avance lentement et sûrement, comme par le passé. Sur le front, il s’est d’abord servi des populations paupérisées, non russes, des étrangers démunis, des immigrés d’Asie centrale et des détenus comme troupes « immédiatement consommables » lancées sur les positions ukrainiennes pour les affaiblir. Pendant ce temps, V. Poutine ordonnait le bombardement des installations civiles de manière à terroriser la population et détruire les infrastructures énergétiques du pays, toutes choses prohibées par les conventions internationales. De plus, le Kremlin encourage ses « honorables correspondants » de l’Ouest [32], ses hackers et ses usines à trolls à diviser les opinions et les gouvernements : les opérations Portal Kombat, Doppelganger et Matriochkas ont fait la une de tous les journaux au début de l’année 2024 [33].
Par ailleurs, vu ses « réserves humaines », ses stocks de vieux matériels en cours de rénovation, la disponibilité des fabricants chinois à lui fournir les composants ou matières premières nécessaires et le peu d’efficacité des sanctions, sans parler des entreprises occidentales complices [34], non seulement V. Poutine pourra sans doute encore « tenir » le type de guerre d’attrition qu’il mène plusieurs années, mais il n’y aura pas d’affaiblissement militaire russe : exit donc le second argument (si peu) géostratégique des gouvernements étatsuniens.
Enfin, cette « géostratégie » étatsunienne qui vise à éviter un rapprochement russo-chinois est aussi un échec. Fait nouveau et important rendu public le 31 janvier 2024, lors d’une vidéoconférence avec son homologue russe, le nouveau ministre chinois de la Défense s’est « engagé à soutenir la Russie parce qu’il s’agirait « d’une réponse nécessaire à l’agression des États-Unis et de l’OTAN contre la Russie et la Chine ». Cette évolution significative de la position chinoise fut répétée fin avril 2024 à Antony Blinken en visite à Pékin. En fait, Xi Jinping avance prudemment ses pions : il attend accessoirement de cette guerre une défaite de l’Ukraine à peu de frais, mais avant tout un isolement et un affaiblissement des États-unis. Autrement dit, alors que Washington « soutient » de triste manière un peuple ukrainien qui se bat pour sa survie, le dirigeant chinois attend, lui, que les Etats-unis soient diminués, de facto mis en échec par V. Poutine ou « abandonnent la partie » en Ukraine comme cela leur est arrivé ailleurs. Ce ne serait après tout que leur quatrième retraite d’ampleur en quelques années.
- Si vous voulez éviter la guerre, la chose est simple : « Soumettez-vous. » Cette petite musique s’entend derrière les appels à la « désescalade » [35].
Pire, aux États-unis, certains négocient dans le dos des Ukrainiens depuis avril 2023, car ils estiment que les Ukrainiens ne pourraient plus avoir les moyens de recouvrer l’ensemble de leur territoire et qu’il ne serait pas rentable de continuer à les soutenir d’autant qu’ils n’y ont pas d’intérêt spécifique [36]. Pour eux, il serait donc nécessaire d’élaborer les conditions d’une « fin honorable ». Autrement dit, ces hauts fonctionnaires recherchent à quelles conditions V. Poutine accepterait de mettre fin aux hostilités, au moins provisoirement, sur le dos des Ukrainiens [37].
III. LES SCENARII DE Trump ET Poutine
Pendant sept précieux mois, les partisans de D. Trump ont bloqué toute aide militaire en faveur de l’Ukraine, ce qui a permis à l’armée russe de se réorganiser et d’avancer. Mais l’élection de Trump en novembre retentirait comme un gigantesque coup de tonnerre dans le monde, avant même qu’il prenne une quelconque décision et quelle qu’elle soit. Netanyahou [38] et Poutine feront tout pour favoriser cette élection qui leur permettrait de poursuivre les guerres actuelles, lesquelles conditionnent leur propre survie politique, voire physique pour le second. Notons en outre que la combinaison de ces deux fronts (dans lesquels l’Iran serait pris) constituerait le ferment d’une guerre aux dimensions internationales majeures. Notons enfin que dans le cas où l’issue de l’élection de novembre ne serait pas favorable à Trump, elle serait sans doute contestée par une large partie de l’électorat [39].
Même si Trump, élu, ne s’engageait pas vers un retrait formel du traité de l’Atlantique Nord, il suffirait d’un tweet ravageur posté sur lesdits « réseaux-sociaux » [40] pour réjouir le Kremlin et plonger le peuple ukrainien dans de tragiques difficultés, tandis que les populations européennes seraient sous l’emprise du choc et livrées à elles-mêmes. La confusion politique qui règne déjà dans ce qui reste de contre-pouvoirs en Occident atteindrait des sommets inégalés depuis les années 1930, sans parler de phénomènes aggravants comme l’absence de classes ouvrières organisées en tant que force sociale ou la pandémie de « peste noire du genre urbain » (nous voulons parler des effets psycho-physiologiques desdits « réseaux sociaux ») qui, comme le dit Michel Desmurget, [41] crétinise les foules et en particulier les jeunesses alors quelles furent jadis le ferment de toutes les luttes contre les injustices sociales et politiques [42].
Ensuite et selon les circonstances, V. Poutine pourrait être tenté par plusieurs scénarii, dont celui-ci : il prétendrait se « porter au secours des russophones » de Transnistrie ou de Gagaouzie afin de pouvoir envahir ensuite la Moldavie, encore et toujours avec le même prétexte, celui qui a fait florès depuis l’annexion des Sudètes par Hitler en 1938 [43]. Il pourrait aussi préparer une grande offensive – dont la date pourrait être fonction de l’élection présidentielle étatsunienne – puis percer le front et envahir l’Ukraine ou réduire le pays à une peau de chagrin sous son propre « parapluie nucléaire ». Les Européens seuls ne seraient pas en capacité de s’y opposer, ni même de le vouloir. L’envahissement complet du territoire ukrainien lui permettrait d’assurer une continuité territoriale avec ses alliés Slovaques, Hongrois et Serbes, c’est-à-dire à terme, de reconstruire une sorte de glacis colonial – digne de « la puissance russe immémoriale » dont il se réclame – et de redessiner la carte politique de l’Europe [44], sans parler des effets déstabilisants de l’exode de millions d’Ukrainiens vers l’UE [45].
L’invasion et l’annexion d’un État souverain serait redevenue la pratique qu’elle avait été en Europe avant 1945. Pour le Kremlin, ce serait aussi un grand pas en avant dans la réalisation d’un projet néo-impérial à la hauteur de ses deux autres concurrents (Chine et États-unis).
Un troisième plan, plus autonome que les trois autres, consisterait à « cibler précisément et par inadvertance » le territoire d’un pays membre de l’Otan pour saper l’article 5 et la cohésion de l’organisation en partant du principe que « le roi de l’immobilier » newyorkais renâclerait à venir aider à un « ex-allié européen » [46]. Reste une quatrième possibilité, plus aléatoire : V. Poutine pourrait tenter d’occuper, avec son vassal biélorusse, le couloir de Suwałki [47] qui « dessert » Kaliningrad – une exclave géopolitiquement cruciale où est entreposée une partie de l’arsenal des « missiles nucléaires tactiques » russes. Mais, s’adjuger le couloir de Suwałki isolerait territorialement les pays baltes du reste de l’UE et ne pourrait advenir qu’avec la certitude que D. Trump aurait définitivement renoncé à intervenir militairement.
IV. LES DIMENSIONS NUCLÉAIRES DE LA GUERRE
En tant qu’ingénieur en chef de la centrale de Zaporijia, Oleg Dudar y a travaillé de nombreuses années jusqu’en septembre 2022 comme responsable de la division opérationnelle avec plus de six-cent cinquante collègues de ses services. En mars 2023, il a donné une longue interview sur les épreuves qu’ils ont affronté. On y apprend qu’à plusieurs reprises, la centrale, l’Ukraine et l’Europe sont passés – lors des bombardements de l’armée russe et plus tard sous son occupation – près d’un accident radionucléaire hors norme [48].
C’est une des raisons qui nous font dire que, de plusieurs points de vue, l’envahissement de l’Ukraine a entraîné ce que ni la guerre en ex-Yougoslavie, ni la guerre contre le terrorisme et encore moins la guerre d’Irak n’avaient provoqué : en effet, nul ne peut dire avec certitude que cette guerre restera militairement conventionnelle, ni territorialement circonscrite, d’autant qu’elle perdure. Cette situation introduit des risques élevés de désastre planétaire qui ont toujours été déniés par les constructeurs et les promoteurs du nucléaire, mais voilà que nous y sommes.
Nous avons analysé plusieurs aspects nucléaires de cette guerre [49], dont le statut des armes dites tactiques, tel qu’il a évolué dans les stratégies militaires états-unienne et russe, puis les changements induits depuis quelques années dans leurs doctrines d’emploi et les répercussions que cela pourrait entraîner. Il en ressort que l’increvable postulat de ladite « dissuasion nucléaire », auquel beaucoup s’accrochent encore, est de fait caduque depuis juillet 2021 [50].
Au-delà, il reste une question importante : dans le cas d’une défaite proche et inévitable (par exemple la reconquête de tout son territoire par l’Ukraine, y compris la Crimée), V. Poutine utiliserait-il une « arme nucléaire tactique [51] », malgré les avertissements de Jake Sullivan, conseiller à la sécurité nationale des États-unis, qui déclarait publiquement le 25 septembre 2022 : « Nous avons fait savoir au Kremlin, directement, en privé et à des niveaux très élevés, que toute utilisation d’armes nucléaires aurait des conséquences catastrophiques pour la Russie et que les États-Unis et leurs alliés y répondraient de manière décisive. Nous avons été clairs et précis sur ce que cela impliquerait ».
V. ERREMENTS EUROPÉENS, PROSÉLYTISME SOVIÉTIQUE, IMPÉRIALISME DÉCLINANT
Le 7 février 2022 est survenu un évènement pathétique : E. Macron avait tenté, cinq heures durant, de convaincre en vain le chef de clan par la rationalité des ses arguments, alors que Sarkozy, son mentor, en avait déjà fait la douloureuse expérience, en juin 2007. Le 20 février 2022, quatre jours avant l’invasion, E. Macron, était encore « à tu et à toi » avec son cher Vladimir qu’il appelait au téléphone, lui demandant au passage comment se passait les manœuvres militaires en cours à la frontière ukrainienne et censées se terminer le soir même ; il affirmait même à son interlocuteur qu’il faisait pression « sur Zelenski pour le calmer » [52], tandis que V. Poutine lui faisait comprendre au bout de huit minutes qu’il avait autre chose à faire que de parler de l’Ukraine avec lui. En témoigne, un enregistrement intéressant et pris sur le vif [53].
Le capital français a intimement collaboré avec le capitalisme d’État russe, que ce soit dans les hydrocarbures, l’industrie pharmaceutique, le luxe, l’assurance, l’alimentation, la banque [54] et surtout, depuis un demi-siècle, dans le domaine nucléaire, ce qui n’est pas rien. Ce fut même un élément déterminant de la puissance acquise par la multinationale d’Etat Rosatom et qui lui a permis de devenir la plus grande entreprise de construction de centrales nucléaires au monde [55]. Et encore, c’est peu dire lorsque l’on étudie le rôle géostratégique de ce conglomérat d’Etat dirigé par les amis du chef de clan.
Pour sa part, le capital d’outre-Rhin, dans les trois dernières décennies, a partiellement bâti sa domination européenne sur l’exil des populations de l’ancien glacis soviétique dont la démographie s’est effondrée après 1991 [56], sur l’importation des ressources énergétiques russes et sur ses débouchés en Chine. Ce pays reste d’ailleurs son premier « partenaire commercial » : WW y réalise 37% de son chiffre d’affaires et les plus grandes entreprises qui y réalisent plus de 20% de leurs bénéfices. D’où les visites précipitées d’Olaf Scholz à Pékin, dès novembre 2022, puis en avril 2024, alors que les services de renseignements occidentaux disposaient déjà d’informations selon lesquelles « la Russie et la Chine collaborent à l’élaboration d’équipements de combat destinés à l’Ukraine » [57].
Pérennité ou mutation du discours anti-impérialiste stalinien ?
Relayé sur ordre par tous les partis staliniens durant des décennies, ce prosélytisme a été remis au goût du jour au milieu des années 2010 par les appareils de propagande éprouvés du Kremlin, puis par les nombreuses sociétés de « soft power » qui gravitent autour du pouvoir, telles celles qui composaient le groupe de feu Evgueni Prigojine [58], sans parler de l’usage desdits « réseaux-sociaux » par les usines à trolls. Notons au passage que dans cette vision du monde, les États-unis ont récemment été renommés « le grand Satan », une appellation d’origine contrôlée par les ayatollahs iraniens [59] qui auront devancé d’un demi-siècle celle du patriarche Cyrille [60] de Moscou.
La mort en plein vol du « cuisinier de V. Poutine » et de son équipe rapprochée à la fin du mois d’août 2023 au nord de Moscou, n’a pas pour autant signifié l’abandon de leurs méthodes (notamment par les putschistes néo-coloniaux que feu Wagner avait cornaqués en Afrique) : les vidéos des suspects torturés suite à l’attentat du Crocus City Hall de fin mars 2024 font écho à l’exécution au marteau d’un déserteur filmée par un milicien de Wagner en novembre 2022. Il ne s’agit pas de fuites mais d’une stratégie de communication bien rodée. Le but est de traumatiser par l’image, de créer un choc psychique immédiatement propagé par l’addiction à internet et auxdits « réseaux sociaux » pour contrecarrer l’émergence de tout esprit critique ou de résistance. Cela revient à la stratégie initiée par Daesh, à savoir filmer ses propres exactions pour asseoir son pouvoir de destruction, ce qui est une version numérique et « up-to-date » de la terreur. Autrement dit et en des termes plus théoriques : il s’agit d’une « érotisation de la mort » que les totalitarismes du xxe siècle avaient déjà bien actualisée, que ce soit en Espagne par le cri de ralliement franquiste « Viva la Muerte » ou en Allemagne par les autodafés de mai 1933, avant ceux de 1939 et de 1942.
Approfondir l’analyse de l’impérialisme étatsunien
Du point de vue théorique, cet approfondissement nécessiterait d’examiner en quoi l’esclavage des Africains, l’éradication des Amérindiens, la création et l’usage du nucléaire – c’est-à-dire trois crimes contre l’Humanité – structurent en grande partie l’Histoire de ce jeune pays ; de considérer aussi en quoi les mentalités y restent profondément religieuses et même bigotes ; de comprendre quelles furent les conséquences d’une colonisation de peuplement majoritairement allemande jusqu’aux débuts du xxe siècle [61] ; d’étudier en détail les rapports incestueux entretenus [62] avant, pendant et après l’arrivée du nazisme au pouvoir ; de catégoriser la cinquantaine d’interventions armées exécutées depuis 1945 ; de revenir sur le bilan des guerres au Vietnam, en Afghanistan, en Irak, en Syrie et le soutien aux gouvernements israéliens. Nous ne sommes donc aucunement dupes du rôle duplice que jouent les États-unis en Ukraine, nous l’avons même très tôt documenté [63]. Il n’empêche que, comme les républicains espagnols ou la Résistance française, les Ukrainiens ont légitimement accepté toutes les armes, d’où qu’elles viennent, pour tenter de défendre leurs vies, celles de leurs proches et de leurs concitoyens. Sans oublier le fait qu’ils furent laissés à eux-mêmes devant l’assaut donné à Kiev [64] en mars 2022, tandis que Biden proposait à Zelensky un taxi pour Berlin.
VI. UN PEUPLE SEUL FACE À LA GUERRE TOTALE [65]
C’est une guerre qui, par certains aspects, ressemble à celle de 14-18 en ce qu’elle est une guerre inter-étatique qui met en présence d’énormes contingents de recrues utilisées comme chair à canon du côté d’un état-major russe prêt à perdre jusqu’à deux mille hommes [66] pour avancer de cent mètres en moyenne ; c’est une guerre d’attrition, ce qui signifie que tout est détruit sur un front moitié plus long que celui de 14-18 en France [67]. C’est également une guerre industrielle et totale, c’est-à-dire qu’elle vise délibérément les populations civiles ukrainiennes, mais avec des moyens plus puissants et des rayons d’action plus étendus qu’alors. Les différences principales résident dans l’utilisation actuelle de l’aviation, de drones, d’Internet, du repérage par satellite et surtout par sa dimension nucléaire [68].
Reste que toute confrontation armée d’un tel niveau déplace les enjeux du moment et même les fondements de la réflexion, (sans pour autant que cela nous oblige à les abandonner). Tout est bouleversé parce nous sommes à chaque instant confrontés à la destruction, à la question de notre protection, quand ce n’est pas à celle de notre survie ou à celle nos proches. De manière profonde et pérenne, la guerre sème la destruction matérielle, psychique et morale, la dévastation générale.
« Comparaison n’est pas raison » mais, In fine, et jusqu’à preuve du contraire, le meilleur cadre de réflexion dans ce pays, consiste à se dire : qu’aurais-je fait en mai 1940 lorsque les nazis ont envahi le pays, lorsque les loups sont entrés dans Paris ? Était-il alors légitime de s’engager dans la Résistance, chacune et chacun à sa manière, y compris parfois, en souhaitant ne pas porter les armes, ce qui n’était pas nécessairement moins dangereux ?
Malheureusement, il perdure dans de nombreux cercles un anti-impérialisme superficiel, daté, exclusivement tourné contre les Etats-unis et totalement ignorant de l’histoire impériale russe depuis des siècles. C’est le fruit d’une domination idéologique de plus d’un demi-siècle de l’Urss, de son travestissement systémique de l’histoire [69], de l’implantation des partis staliniens dans les milieux populaires et, nous le savons maintenant, de ses officines ou de ses officiers de l’ombre, parfois installés de longue date au cœur de tous les pouvoirs et chez nombre de commentateurs. C’est surtout la conséquence de l’immense désert critique hérité de « la Guerre de trente ans » (1914-1945) [70]. Et contrairement à ce que l’on pouvait penser, la chute de l’Urss n’y a pas mis un terme, surtout dans les pays qui ont connu la colonisation occidentale, ce que la milice armée Wagner a très bien su exploiter en Afrique.
Un monde étonné par la résistance du peuple ukrainien
Le 24 février 2022, la première phase de l’agression russe visait à renverser le gouvernement en quelques jours et à recoloniser l’Ukraine, grâce à une « simple opération de police » qui tablait sur une population acquise à ce coup de force. La résistance organisée du peuple ukrainien a étonné tous les responsables Occidentaux – et tous les services de renseignements, CIA et FSB compris – qui croyaient en un rapide effondrement de cette société. Au contraire, une multitude d’initiatives populaires d’auto-défense témoignait de la conscience acquise depuis la « Révolution orange » de 2004. Néanmoins, tout le sud du pays a été facilement envahi depuis la Crimée annexée en 2014, à l’exception de la ville de Marioupol, assiégée durant trois mois, puis rasée, autant que le furent Grozny [71] et Alep dans un urbanicide délibérément planifié [72]. À l’été, les forces armées de Kiev reprenaient le nord-est du pays et la rive droite du Dniepr, mais en septembre, la mobilisation partielle de 300 000 réservistes par Moscou, le début d’une campagne de bombardements contre les infrastructures énergétiques en octobre et l’engagement massif de prisonniers de droit commun [73] expédiés en première ligne – via l’ex-groupe Wagner – allaient changer la donne : le début d’une guerre d’usure typiquement soviéto-stalinienne allait fixer les troupes ukrainiennes durant l’hiver 2022, notamment à Bakhmout, alors qu’au sud, le territoire était massivement miné [74] et fortifié par plusieurs lignes de défense en profondeur, mettant ainsi en échec la seconde contre-offensive ukrainienne débutée en juin 2023 [75].
Puis l’hiver allait relativement stabiliser le front, au profit des armées russes qui regagnaient du terrain perdu. Depuis, une guerre d’usure fait rage. C’est une guerre de logistique [76] qui tient aux équipements, aux munitions, aux effectifs, aux pièces détachées, à l’argent, ce dont les Ukrainiens manquent cruellement. Pendant ce temps, la Russie de V. Poutine, qui était déjà le deuxième pays exportateur d’armement au monde, a sérieusement réorienté son appareil industriel grâce à un pouvoir hyper centralisé et au contournement des sanctions occidentales : il n’est que de voir la hausse subite des exportations européennes, notamment allemandes et suisses, vers le Kazakhstan, l’Ouzbékistan ou les pays du Caucase pour comprendre les contournements utilisés [77]. Autrement dit, la Russie actuelle est en train de passer en économie de guerre tandis que plusieurs dizaines de milliers de victimes civiles et militaires tombent chaque mois.
Un peuple qui lutte une fois encore pour sa survie [78]
Les Ukrainiens affrontent au quotidien des destructions majeures qui demanderont des décennies de reconstructions et de réhabilitations écologiques (estimées à plus de 600 Mds $ en février 2024), sans parler des traumas et blessures humaines qui persisteront.
En deux années de guerre, il y a eu environ 80 000 soldats tués et 200 000 blessés du côté ukrainien et probablement plus 50 000 civils tués et autant de blessés, notamment lors de la destruction à 95 % de la ville de Marioupol qui comptait près d’un demi-million habitants. Depuis le 24 février 2022, près de 10 millions de personnes ont été contraintes de quitter leur logement dont 6,4 millions se sont réfugiées à l’étranger [79], soit au total plus de déplacés que durant l’exode de mai-juin 1940 en France. L’Ukraine qui comptait 50 millions d’habitants à la fin du xxe siècle, n’en comptait qu’un peu plus d’une trentaine à la fin de l’année 2023.
En outre, l’Ukraine, comme tout pays militairement envahi affronte de nombreux problèmes, qu’ils soient économiques, sociaux, politiques, énergétiques, industriels ou militaires ; en l’occurrence ils sont nombreux et critiques, si bien qu’un effondrement du pays ne peut être exclu. Des conséquences gravissimes s’en suivraient pour la survie de ses habitants, comme le suggèrent les appels quotidiens au génocide de Margarita Simonian ou de Vladimir Soloviev sur la chaîne de télévision d’Etat « Rossiya 1 » [80], avec la bénédiction du chef de clan, celle de ses idéologues, de son premier cercle maffieux et de son église. Le comble, c’est qu’ils se présentent tous comme les ultimes dépositaires de la civilisation [81] dont se seraient détournés les Occidentaux, propagande qui trouve en Europe des naïfs ou des complaisants pour la relayer sans scrupules [82].
VII. CONCLUSION PROVISOIRE
Nous aurons tout entendu depuis le début de cette guerre d’agression. On nous a d’abord dit « qu’il ne faudrait pas provoquer la Russie » ou « qu’il ne faudrait pas humilier Poutine [83], afin d’éviter une escalade du conflit ». Ce négationnisme devant les massacres perpétrés sous ses ordres depuis 1999 n’en finit pas de nous étonner [84], d’autant que ses armées, dès le moment où elles ont franchi la frontière ukrainienne, volaient, torturaient et violaient, que ce soit à Irpin, à Boutcha, à Kherson ou ailleurs, exactement comme elles l’ont fait depuis des décennies avec les encouragements de hiérarchies formées au cours des massacres coloniaux en Afghanistan : une drôle de manière de venir « libérer les populations ukrainiennes » dites opprimées. On nous a également seriné sous différentes formes que « l’Ukraine, ça n’existe pas », un discours façonné par les trolls du FSB. Il y a aussi eu les commentateurs de plateaux qui voulaient nous faire entrer « dans la tête de Poutine ». Las ! Ils n’avaient ni les capacités d’un psychanalyste, ni celles d’un historien et encore moins celles d’un chercheur. Mais cela eu l’avantage de détourner les foules des crimes de guerre commis en Ukraine.
Il y a également eu le pointage d’une corruption dont on oubliait fort opportunément qu’elle fut le premier et le plus grand produit d’exportation du colonialisme soviétique (puis des mafias russes après l’effondrement de l’Urss) durant trois-quarts de siècle et à laquelle les autorités ukrainiennes se sont attaquées pour satisfaire aux conditions d’entrée dans l’UE. Il y a eu la dénonciation de « l’avancée de l’Otan » [85], mais un silence complice sur les huit premières guerres de V. Poutine. Et que dire sur le fait que celui-ci ait poussé des pays notoirement neutres – la Finlande et la Suède – à y adhérer sans que cela ne déclenche une quelconque protestation de sa part, alors que ce fut un de ses premiers prétextes de guerre, prétexte d’ailleurs peu à peu abandonné au profit d’une eschatologie millénariste et de la dénonciation de « l’Occident collectif » décadent. Il y a eu le renvoi dos à dos de l’agresseur et de l’agressé, comme certains le faisaient jadis lors de l’examen d’un viol, en ajoutant « qu’ils ou elles l’ont bien cherché ». Il y a aussi eu un pacifisme bêlant à la Daladier [86], face à un envahisseur armé, ce qu’aucun Ukrainien ne pourrait entendre. Il a également été avancé que les États-unis seraient à la manœuvre alors que l’Europe est d’un intérêt secondaire pour eux depuis longtemps. Et puis, selon certains leaders politiques, le président et le peuple ukrainien seraient des marionnettes occidentales : comment expliquer alors qu’ils ont su repousser seuls les envahisseurs dans les premiers jours, tout en refusant les redditions qu’on leur proposait ? Belle conception de l’Histoire et d’un peuple dans la bouche des populistes inspirés par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe. Le pire fut de justifier, mezzo voce, la conquête d’un « espace vital » nécessaire à la sécurité de Moscou en faisant fi des frontières internationalement reconnues.
À lire et entendre ce qui se dit aux deux extrémités de l’échiquier parlementaire aujourd’hui, on ne peut évidemment pas s’empêcher de comparer les reculades répétées devant V. Poutine à celles qu’il y eût avant, pendant et après les accords de Munich [87] en 1938. Mais actuellement, les mouvements pour la paix activent leur très généraliste et vieille propagande anti-guerre qui vise à nous faire oublier qui a déclenché l’invasion présente de l’Ukraine : toujours la même inversion accusatoire propre au KGB, fusse avec les moyens modernes des usines à trolls de Saint Pétersbourg. De plus, comme lors de l’apparition du mouvement des Gilets Jaunes à la fin de l’année 2018, les gardiens de l’analyse abstraite qui ne quittent jamais leurs belvédères théoriques, nous enjoignent une fois encore de « garder les mains propres » et de ne pas nous mêler de ce qui ne nous regarde pas, c’est à dire de la plèbe qui meurt sous nos yeux. Tout cela qui nous amène à paraphraser l’historien de la guerre, S. Audoin-Rouzeau : « les pacifistes d’aujourd’hui seront-ils les collaborateurs de demain [88] ? » Et il n’est pas le seul :
Reste qu’à ce stade, il est difficile d’avancer une conclusion, si ce n’est que le monde est en train de se défaire, parfois violemment, alors que la plupart ont la tête baissée et les yeux rivés sur leurs petits écrans. Or, tout état de guerre engendre des chocs traumatiques profonds, ce qui fut vite, beaucoup trop vite, mis sous le tapis après 1945 et dont, trois quart de siècle après, nous n’avons toujours pas pris la mesure, quant à la débâcle de la pensée et des relations entre humains ou avec le vivant qui s’en est suivie. Soit que les uns aient eu intérêt à faire oublier le pacte Molotov-Ribbentrop en continuant à falsifier l’histoire [89] ; soit que les autres eurent intérêt à camoufler les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis à Tokyo, Dresde, Hambourg, Hiroshima et Nagasaki.
D’autre part, les uns et les autres continuèrent à exporter leur idéologies, grâce à leurs succursales partidaires légales et illégales dans de nombreux pays, ou bien grâce aux plans Marshalls et à leur quincaillerie moderniste. Une fois de plus, de part et d’autre du « rideau de fer », l’Histoire fut écrite par les vainqueurs et les dissidences vite conduites au goulag ou séduites par l’appât du gain.
À l’échelle du temps humain ou à celui des civilisations, trois quart de siècle, ce n’était auparavant pas grand-chose. Mais nous savons à présent que non seulement la civilisation du capital sera la plus courte que l’Humanité ait jamais connue, mais que ses moyens peuvent mettre en cause la vie sur Terre rapidement, ce que les foules sont conduites à refouler à chaque seconde de leurs existences. C’est pourquoi il est devenu plus difficile d’imaginer la fin du capitalisme que la fin du monde, ce dont la plupart ne comprennent pas les causes et ce qui permet à Hollywood d’en faire ses choux gras depuis des décennies. Reste que le droit d’un peuple à la résistance est un droit inaliénable, mais pour qu’il reste vivant, cela suppose parfois d’en venir à prendre les ….. moyens de l’auto-organisation.
Fin juin 2024