La presse française s’est complétement abstenue du moindre commentaire sur la disparition de Dennis Banks : l’histoire en sérieuse perte de perspective. Suite à notre article du 2 novembre [1], François René Simon nous a adressé ce texte de Roger Renaud. La photographie de Milo Yellow Hair (de dos), Russell Means et Dennis Banks est de Guy Le Querrec lors d’une rencontre à Kili Radio sur la réserve de Pine Ridge où nous étions aussi invités le 26 décembre 1990 lors du Big Foot Trail.
Comme en ce moment, encore plus que de coutume, je me tiens peu au courant de
"l’actualité", c’est seulement à l’instant que je viens d’apprendre, par l’intermédiaire d’un ami, le décès survenu il y a quelques jours de Dennis Banks, l’un des fondateurs de l’American Indian Movement et, sur un plan purement personnel, l’une des très belles rencontres de ma vie. Il n’est pas dans la tradition indienne nord-américaine de célébrer les morts et de se retourner sur eux. La mort en même temps qu’une fin est considérée comme un don ; c’est une vie qui, en même temps, s’éteint et se multiplie, qui, en l’occurrence, d’une naissance à un décès, s’efface comme évènements mais se multiplie comme parole.
Dennis appartint à cette génération exceptionnelle (Leonard Crow Dog, Russell Means, John Trudell, Clyde et Vernon Bellecourt, etc. et derrière, invisibles au monde médiatique euroaméricain, mais essentiellement présentes et devant, au premier rang de l’essentiel, d’un point de vue indien : tant de femmes) qui fonda à la fin des années 1960 et fit entendre au début des années 1970 l’American Indian Movement. Génération exceptionnelle, non certes par simples mérites personnels, mais par conjoncture historique : ils avaient grandi dans une résistance indienne, qui, contrairement à ce qu’on imagine souvent, n’avait à aucun moment baissé pavillon mais qui, par la force des choses et parce qu’elle n’avait ni les moyens ni le savoir de se faire entendre au-dehors, était tout intérieure : ils ont rongé le monde tout autour de nous ; ils ne le rongeront pas du moins au-dedans de nous. Mais ils avaient aussi, de diverses façons, appris à grandir au sein du monde euroaméricain, dans ses écoles, dans ses villes, dans ses armées, dans ses prisons. Ils en parlaient la langue et ils savaient comment y agir. Ce qu’ils firent avec éclat. Ils purent et surent exprimer combativement dans l’insupportable présent modelé par le monde qui avait supplanté les leurs ce qui de ces derniers s’était maintenu dans un exil du temps. Ils contribuèrent à remettre dans le courant de l’histoire une indianité qu’on avait tellement voulu rendre muette qu’elle avait pris l’habitude de se taire, au point qu’on avait pu la croire effectivement muette, alors qu’elle n’était que silencieuse, préférant plutôt que de parler en vain à des sourds ne parler qu’à elle-même, aux vents et au fantôme bien vivant de l’Aigle-Tonnerre. Et non pas pour se laisser emporter par ce courant de l’histoire et se mêler à tous les naufrages et vociférations qu’il charrie, mais pour le détourner, pour le chevaucher, pour le conduire, in the Indian way, non comme animal chose qu’on croit diriger où l’on veut, mais comme animal allié avec lequel s’invente un trajet.
Dennis fut de ceux-là : aux côtés de Russel Means,retournant violemment, comme la lame d’un couteau qu’on déplie, toutes les blessures de l’histoire pour s’en faire non pas une plainte, certes, mais une arme,Dennis était plutôt, dans le même engagement, une sorte d’élégance lucide : vous ne m’avez pas touché, je me tiens là où vous ne m’avez pas touché, c’est mon arme (et les deux armes, celle de Russell et celle de Dennis sont bien sûr complémentaires).
Et tel était encore Dennis la dernière fois que je le vis, non pas en chair et en os mais sur une vidéo tournée il y a deux ans par un ami avec Edith Patrouilleau servant d’interprète. Octogénaire, militant autant qu’il y a 40 ans, n’ayant pas d’un dixième de degré baissé la garde, pour autant pas donneur de leçons comme trop d’Indiens occidentalisés d’aujourd’hui, mais toujours insoumis, tellement insoumis qu’il n’avait aucunement besoin de le démontrer, plutôt l’humour, plutôt le bonheur de vivre. On ne cède rien, cela va tellement de soi. Mais on ne cède pas non plus le bonheur de vivre (fier) à la nécessité d’avoir à combattre pour lui.
Pas de photo, donc, et pas de regrets. "Today is a good day to live and we’ll try tomorrow should be another good day also."
Roger Renaud
– Photographie : © Guy Le Querrec/Magnum
– Remerciements à François-René Simon
Source : site http://nato-glob.blogspot.fr.