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Que vive la Commune du rail

jeudi 24 mai 2018, par Contribution

Le soir du 17 mai sur la scène du théâtre de la Commune à Aubervilliers, se retrouvèrent, se rencontrons-nousèrent, musiciens et cheminots, travailleuses et chemineaux-écrivains, grévistes et poètes, lectrices et chercheurs, syndicalistes et vocalistes, diseurs et bons aventuriers. Une soirée simple, une soirée d’origine où paroles et musiques prirent un autre tour, comme un tressage de récits de luttes, de peines et de désirs, de nécessités expressives, de ce qui affleure, imprenable, et touche à l’ensemble, titillant le chaos, la béance, l’altérité, l’intense poétique, l’envol. De quoi surgir. Un train de luttes susceptible en son germe de mettre à bas le pandémonium économico-politique.


Après l’écoute accueillante d’une vespérale et improvisée préface ensoleillée, une solidaire confrérie du souffle avec le clarinettiste basse Jean-Brice Godet, les saxophonistes alto Antonin-Tri Hoang et Basile Naudet et les flûtistes Ève Risser et Sylvaine Hélary, rassemble les gens dans le théâtre. Sylvaine rejoint Laura Varlet, cheminote qui raconte son métier, ses motifs ("Mon grand-père était cheminot, en Argentine, et si je m’engage dans cette bataille, au-delà de mes convictions, c’est aussi parce que mon grand-père et mon père m’ont raconté ce qu’a donné le démantèlement du chemin de fer en Argentine "). La flûtiste accompagne, note les indices, aide à rendre compte, à se rendre compte de la profondeur du regard de Laura lorsqu’elle insiste sur la discrimination. La flûte est l’instrument du monde entier, apte à l’annonce de la venue des mots, de leur train. Lise-Marie Barré lit ensuite un extrait d’Hommage à la Catalogne de George Orwell, son voyage en train lorsque revenant du front à Barcelone au printemps 1937, il se trouve saisi par le contraste, l’effacement de la teinte noire et rouge vers une atroce normalité. Aux côtés de Lise-Marie, Sylvain Kassap, à la clarinette basse, commence avec "Els Segadors", très ancienne chanson catalane, adaptée au 19e siècle et devenue chant de ralliement lors de la guerre d’Espagne (et hymne national de la Catalogne depuis 1993 - la musique n’a pas plus de garanties que le reste), il quitte la mélodie pour rejoindre le train des observations et questionnements d’Orwell, "Els Segadors" ne revient que de façon fantomatique. La guerre d’Espagne a eu ses enseignements et ses transmissions qui auraient dû annihiler toute possibilité, même modique, de redoublement.

Bhernad, travailleur chez McDonald’s décrit la grève dans la supersizissime chaîne de restauration rapide symbole consommé de l’exploitation sous toutes ses formes, la témérité et l’ingéniosité des grévistes, renforcées par des aides de cheminots et d’étudiants. Deux étudiants de Paris 8 corroborent l’idée que l’on peut faire beaucoup avec de "petites équipes" : "la question de la validation automatique autour de laquelle on nous reproche de nous crisper inutilement, les notes, c’est le rapport matériel contre lequel on se bat et qui est démobilisant (...) un truc qui a été assez chouette a été la dynamique de blocage des examens". Figure dont les rimes perspicaces commentent fréquemment le mouvement social, L’1consolable poursuit : "Est-ce bien à nous de demander pardon / pour le paradis perdu, dont ils nous parlent, dont nous partons / à mesure que nous tardons à faire les choses et gardons / l’habitude d’abdiquer, à se piquer entre ronces et chardons ? / Tout dépend sur quelle pente et dans quel sens nous allons !". Régis Hébette du Théâtre de l’Echangeur qui a gaillardement déjà exercé le Rencontrons-Nous, invite les lieux dits de "culture" a faire de même et se mettre en mouvement à long terme. Jean-François Pauvros, après une installation où Don Quichotte se retrouve chez Jacques Tati, alerte avec une fausse distraction, contre les désastres de l’homophobie, du sexisme, projette hors science-fiction une "cheminot-phobie" machinée par le PDG de la SNCF, Guillaume Pepy et rappelle que "ces luttes sont des luttes les unes dans les autres et que les luttes sociales qui se voient ne doivent pas cacher nos luttes intimes". Ce n’est pas une version de "l’Internationale" que Pauvros délivre, mais "L’internationale" tout entière, dans le chahut libéré de l’infernale tutelle stalinienne qui échoua, après passage par le sas Perestroïka, automatiquement dans le calcul capital [1]. Alors ça hurle, et ça passe en revue accélérée et dans l’essentiel désordre 147 années de luttes et d’assidus défis contre l’humiliation ; se campe l’indomptable nécessité que ce trop classique retrouve sa crête vertigineuse, dans l’espace qui sépare à jamais Eugène Pottier de Pierre Degeyter. Et en toute logique se dessine la si amabile mais insistante séquence suivante "Memorias del Olvido" (la mémoire de l’oubli). L’Espagne encore. One + One. Sylvain Kassap rejoint alors le guitariste. Le chant respire librement de tous ses mots, ses portions de présent et ses volutes d’antan. Il est main tenante.

"On a fait le choix de travailler avec la vie, avec la mort, on a eu un idéal de travail sauf que ça se dégrade via les politiques. Maintenant le patient, est-ce qu’on peut encore l’appeler comme ça, plutôt un client ? Un billet de banque ?" Ève Risser fait résonner au piano toute la gravité de cette présentation d’Elodie et Leïla, infirmières, et Jean-Marc, aide soignant, pendant qu’Antonin-Tri Hoang au saxophone alto y saisit la ligne prête à se déployer. Les couleurs sonores ne peuvent qu’être concrètes. "On n’a plus le temps de s’occuper de nos patients. (...) On peut difficilement faire des actions et sortir de l’hôpital, c’est très bien de bloquer des trains, bloquer des gens, mais nous on ne peut pas bloquer l’humain, la maladie alors forcément on a très peu de moyens pour se faire voir. Vraiment on a besoin de votre aide et vous faire prendre conscience que c’est très important de nous aider et qu’on sera les patients de demain (...) On a honte de ce qu’on fait, on a honte de ce qu’on nous fait faire." Fantazio monte sur scène pour un pas si imaginaire écho orwellien "La scène est surélevée, mais pourrait aussi être complètement complétement enfoncée comme une grande baignoire, tous dans le même bain, ne t’inquiète pas dans un moment, les dix derniers TGV qui font Paris-Marseille seront transformés en hôpital, des hôpitaux roulants, il n’y aura plus de service, nous pourrons passer au wagon deux, au wagon 8 par un toboggan". Antonin entonne une très courte introduction, sorte de cavatine improvisée et Naji El Khatib, sociologue palestinien, raconte sa vie d’adolescent avec sa mère et son père cheminot palestinien, les intolérables années d’exil. Fantazio attrape sa contrebasse et rejoint Antonin pour un rusé motif oriental (doucement hypnotique) alors que Naji El Khatib parle des efforts de Palestiniens et d’Israëliens œuvrant pour dépasser les nationalismes et vivre humainement. Contrebassiste et saxophoniste jouent le tube calypso-mitchumien du premier : "Magic boy (playing with his magic Toy)" et dérivent justement : "En faisant grève, vous nous autorisez à retrouver l’eau d’un grand bain, vous nous autorisez à ne nous plus motoriser, laisser les motos de côté et rentrer dans le grand bain."

Criss Niangouna comédien et metteur en scène congolais est là parce que "dans mon secteur on n’est pas mieux loti que ceux qui défilent ici". C’est l’un des intérêts de ses rencontres de comprendre qu’aucun "secteur", fût-il kulturel, ne sera écarté de la formation très avancée du césarisme économique (motabilem). Avec Ève Risser au piano, il dit "Les haut-parleurs du remords", un poème de Vhan Olsen Dombo : "Parce qu’il faut souvent rappeler l’idée de population à la population / Sinon / Ca sera « l’après comme ça » / La population va muter en peuple / Et quand une population devient peuple/ C’est là où la souveraineté lui revient de droit / Parce que à ce moment, / Les mains qui étaient restées tout le temps tendues /Des élections aux guerres tribales / Deviennent des poings fermés / Des poings fermés / Après les poings fermés sont solidaires / Il est difficile de reconnaître les poings fermés d’un ami / Dans une foule de poings fermés / C’est tellement fermé / Qu’on n’y voit plus rien / Et les poings vont inviter les autres poings fermés des bandits / Les bandits de grands chemins." Musique et mots trouvent un endroit naturel où mieux que de se refléter, ils forment, dans l’esprit du texte, une forme élégante et compacte de contact attachée à sa vérité. L’Afrique à deux pas. Suit "Bout du quai 36" de Nicolas Flesch, récit immergé. "Émouvant de comprendre, de sentir comment se fabrique une grève. Comment dans chaque gare, les décisions se prennent. J’aime l’écrire. J’aime écrire que ce sont des corps ; des corps qui se retrouvent, se parlent, s’écoutent, fument, se connaissent, se reconnaissent, se galvanisent, crient, chantent, s’offrent une canette, se sourient, confectionnent des banderoles, des complicités, des slogans. Des corps qui font habituellement les trois-huit, des corps qui font rouler jour et nuit les trains qui nous transportent dans d’autres villes, des corps qui font fonctionner les aiguillages, des corps qui réparent les trains qui traversent si bien les paysages que nous chérissons, des corps qui conduisent les trains qui nous transportent vers ceux que l’on aime, vers celle que l’on retrouve, que l’on embrasse, ceux qui nous attendent..." Au-delà de l’observation bouleversée et méticuleuse (des mots qui vont très bien ensemble), l’auteur-acteur-aède énonce précisément notre raison même d’être là ce soir, au théâtre d’Aubervilliers, cette rencontre source d’inventions à venir. Jeanne Added la chante ensuite avec le poignant "A war is coming" : "there’s a bigger picture / that says we belong all together / that says we’re strong / this body of mine, / this humanity / is what I love, / what I hate in me / no escaping no flee / there’s no running away / for here we must be / for here we must stay" ("il y a une image plus grande / qui dit que tous ensemble nous nous appartenons / qui dit que nous sommes forts / ce corps qui m’appartient / cette humanité / c’est ce que j’aime / ce que je déteste en moi / pas d’échappée pas de fuite / pas de fuite possible / car ici nous devons être / ici nous devons rester"). Le mouvement continu, irrigant à l’endroit initial.

À cet endroit de la soirée, l’arrivée d’un duo masqué, blindfold test ferroviaire, tombe à point nommé, nommé "Que vive la Commune du rail" : "Il y a le système ferroviaire posé comme une étoile sur la vitrine brisée du territoire français". L’encyclopédie est vivante de mots qui touchent et de clavier à 36 touches noires et 52 blanches, d’un Moog aussi. L’intérêt passager est aussi cheminot, il embrasse l’histoire du rail et ses signes prémonitoires ("Dépêchez-vous, dépêchez-vous, la fibre optique des banques court le long de ces voies"), sa nature, l’audace de ses respirations et ses testaments fascinants ("Le rail est autre chose que tous les schémas directeurs, que les grilles horaires, que les règlements d’en haut, que toutes les normes imposées contre le bon sens. Il est tout ce qui déborde de l’organisation du travail, tout ce qui se bricole malgré elle et sans quoi elle n’aurait même pas lieu d’être. Il est le le dialogue des corps et des choses, la présence confiante des choses, le métier poussé jusqu’à l’intimité avec la machine, il est l’obstinée insistance du réel face au règne du calcul"), l’inspiration des vies d’autrui partout perceptible ("Les gares seront des souks ou des bibliothèques spécialisées ou des salles de concerts gratuites ou des cantines populaires ou des lieu de réunions intercommunales plutôt que des centres commerciaux glacés où seul le néant scintille. On retrouvera le goût du voyage en perdant celui du trajet"), ses rayons. Du coup, pas de limites à l’exploration des fondements, ni à reconstruire par la qualité poétique une société devenue incompréhensive et incompréhensible, avec des outils de signatures multiples, de révolte. Le pianiste et le récitant délinéent des trains peuplés de fondations, dessinent des traits à la nervosité belle comme l’enchevêtrement d’un dessin de Goya et d’un autre de Franquin. La vie du rail et ses robinsons comme symbiose assurément primordiale.

Suite à une requête, Josep Raffanell i Orra, psychologue, lit ensuite (sur une édition Folio des années 70) comme complément d’objet direct, un extrait de La nuit des prolétaires de Jacques Rancière : "Quels sont-ils ? Quelques dizaines, quelques centaines de prolétaires qui ont eu vingt ans aux alentours de 1830 et qui ont décidé, chacun pour leur compte, de ne plus supporter l’insupportable. Non pas la misère, les bas salaires, les logements inconfortables ou la faim toujours proche, mais plus fondamentalement la douleur du temps volé chaque jour à travailler le bois ou le fer (...) l’humiliante absurdité d’avoir à quémander, jour après jour, ce travail où la vie se perd." Puis vient le temps des rires et des chants avec un karaoké où Stéphane Bérard propose de tester la possibilité de "rendre la liberté de parole face à un karaoké, (...) Une sorte d’autonomisation par rapport au côté perroquet, au rail tracé". Il se lance sur le play-back d’"I saw her standing there" des Beatles qui devient le très libre "C’est fini de trahir". Tout se lie. Informés par des camarades cheminots, deux conducteurs de la RATP (bus et métro), Walid et Jérôme, demandent la parole et lisent une motion votée le 19 avril au centre bus de Vitry à l’adresse d’une certaine bureaucratie syndicale : "Dirigeants syndicaux, nous exigeons que vous aidiez le mouvement à s’unir, à se structurer, à se doter de comité de grève de bas en haut jusqu’à un comité central SNCF-RATP qui coordonnera le mouvement et le mènera à la victoire. Dirigeants syndicaux de la SNCF et de la RATP, la colère monte dans toutes les AG, nous n’aimons pas les faux-semblants, nous n’aimons pas la mascarade. Entendez cette colère et cette détermination, nous sommes plus que déterminés, nous sommes lucides. L’heure n’est plus à la délibération mais à la mobilisation générale. Bloquer Paris, c’est bloquer Macron, tous ensemble bloquons Paris, bloquons le pays, sauvons nos statuts, sauvons nos régimes spéciaux, sauvons les services publics, appelez les personnels SNCF et RATP à la grève générale." À Gauthier Tacchella, cheminot, conducteur de RER, revient le soin de conclure avant de rejoindre le parc : "On est dans un conflit qui fait appel à notre fierté (...) je suis fier de voir que mon travail est utile. C’est quelque chose qui nous relie tous ici, on est tous fiers de trouver satisfaction dans ce qu’on fait. Lorsque quelqu’un dans un bureau ou un gouvernement, voire à l’Elysée décide que ce qu’on fait n’est pas bien et qu’il faut le changer absolument et qu’en plus il faut détruire les conditions dans lesquelles on le fait et les rendre beaucoup plus flexibles, beaucoup plus polyvalentes, beaucoup plus ouvertes à toute modification impromptue au détriment de toute une sécurité. Quand ces gens-là décident ça, eh bien on est heurté dans notre fierté, on a ce sentiment d’humiliation (...) Les gens que l’on rencontre pense que l’on se bat non seulement pour nos conditions de travail, mais pour une vision de la société qui est celle d’un service publique, de quelque chose qui se rapproche le plus possible de la Commune du rail."

La fraîcheur du soir n’est pas un obstacle et il fait bon se retrouver ensuite à l’extérieur pour un barbecue (délicieux) fécond de moult réciprocités, interrogations, ardeurs et rires. La caisse de grève se garnit généreusement. Sur une scène de bonne fortune, Fantazio, Antonin-Tri Hoang, Basile Naudet, le violoncelliste Olivier Schlegelmich et le batteur Francesco Pastacaldi ouvrent le bal à qui veut danser. Rock, twist-chacha-mambo, démontés, remontés, gonflés à bloc même, incitent Jean-Brice Godet à les rejoindre pour un saillant chorus. Les voix graves seront toujours indispensables. À l’heure où l’on parle (trop) de convergences des luttes, cette soirée pourrait bien être la raisonnable indication que ce qui importe essentiellement serait plutôt la connivence des luttes.

(1) La musique de l’Internationale composée en 1888 par Pierre Degeyter n’est entrée dans le domaine public que le 30 septembre 2017 - les droits d’édition appartenaient à Harmonia Mundi qui reprit (via Le Chant du Monde) l’unique catalogue soviétique Melodiya (le titre se trouvait dans la corbeille). Plusieurs utilisations non déclarées, dans des films par exemple, on fait l’objet de poursuites. Les paroles écrites en 1881 par Eugène Pottier (mort en 1887) étaient, elles, dans le domaine public.

Photos : B. Zon
Source : http://nato-glob.blogspot.fr/


[1La musique de l’Internationale composée en 1888 par Pierre Degeyter n’est entrée dans le domaine public que le 30 septembre 2017 - les droits d’édition appartenaient à Harmonia Mundi qui reprit (via Le Chant du Monde) l’unique catalogue soviétique Melodiya (le titre se trouvait dans la corbeille). Plusieurs utilisations non déclarées, dans des films par exemple, on fait l’objet de poursuites. Les paroles écrites en 1881 par Eugène Pottier (mort en 1887) étaient, elles, dans le domaine public.