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Tout le monde ne peut pas lire l’Internationale Situationniste ou ses continuateurs



vendredi 4 novembre 2016,


Lucie Heymé


International Réflexions Social

En 1960, dans "Critique de la politique économique suivie de La Lutte finale", Asger Jorn [1] s’attaque au dogmatisme et aux interprétations restrictives envers le “marxisme”, considéré comme économisme pur par toutes les bureaucraties social-démocrates et soviétiques. Il revendique une pensée révolutionnaire globale - et d’abord celle de Marx - libre et riche [2].
En 4ème de couverture, l’image d’un groupe de militaires et un avertissement lancé aux bureaucrates de tous poils : "tout le monde ne peut pas lire Internationale Situationniste" …


Depuis ce bulletin, d’autres textes situationnistes furent publiés, mais le "succès " revient au livre de Debord, La Société du spectacle (1967) [3]. À défaut d’une adhésion aux thèses qu’il propose, le texte suscita un certain nombre de banalités de base et de réductions. Aujourd’hui, alors que son titre est passé dans le langage courant, des "continuateurs" s’attachent à repenser une théorie critique du capitalisme.

Banalités de base et réductions

- Des chercheurs cherchent à comprendre la "généalogie de l’art et de la pensée de Guy Debord " [4], d’autres analysent "les vies successives de La Société du spectacle de Guy Debord" [5] et certains, comme Clément Sénéchal ou Vincenzo Susca, soutiennent une analogie avec la révolution numérique actuelle [6].

- Des professeurs de marketing l’enseignent, tout comme "De la Guerre" de Clausewitz [7], un véritable "mode d’emploi stratégique" de la guérilla, étudié par Hô Chi Minh, le général Giap [8], De Gaulle, Lénine ou des économistes, et dans lequel on peut lire la formule communément reprise : "La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens". Tombé dans le domaine public, ce texte est également édité par "Maxima", spécialiste en livres de gestion, management et droit.

- Édulcorés de leurs fondements politiques, le détournement et la dérive sont enseignés comme des exemples de manifestations d’artistes post-Dada. Quant au "Jeu de la Guerre", rédigé en collaboration avec Alice Becker-Ho [9], il est associé à une variante de WarGame [10].

- Ingérés par "le comité invisible" [11], les écrits de Debord et des situs sont "compilés" par Christophe Bourseiller (l’auto proclamé "spécialiste" des politiques et groupes "extrêmes"), référencés par Jean Daniel, Karl Zéro ou "Égalité et Réconciliation"… pendant que "pubeurs et communicants" s’y réfèrent, comme à une formule magique, en masquant le fait qu’ils n’ont retenu que le titre qui "sonne comme un slogan".

- Des "intellectuels", glosent sur ce "livre- culte" qui, pour Régis Debray n’est que le "miroir éclaté de tous les fétiches de l’extrême gauche marxienne". Selon lui, ce texte daterait en réalité de 1841, année de la première édition de L’Essence du christianisme de Ludwig Feuerbach [12], ou ne serait au mieux qu’un plagiat des écrits du jeune Marx. Et de "tacler" Philippe Sollers, qu’il traite d’idolâtre "debordien" comme les autres "féticheurs" de l’IS… [13].

- D’autres "réducteurs", dans les milieux "libertaires", butent encore sur les références à Marx (un véritable casus belli, renvoyant à la révolution russe, à Kronstadt) ou refusent toujours de s’interroger et de dépasser les critiques situationnistes sur la révolution espagnole, la CNT espagnole et "l’anarchisme collectiviste [dont la] critique de la lutte politique est restée abstraite, tandis que son choix de la lutte économique n’est lui-même affirmé qu’en fonction de l’illusion d’une solution définitive arrachée d’un seul coup sur ce terrain, au jour de la grève générale ou de l’insurrection. " [14].

- Etc ….

Repenser une théorie critique du capitalisme

50 ans après la parution de "La Société du Spectacle", loin d’une assimilation à une "avant-garde-politico-dandy", les textes de Debord ou de néo-marxiens sont relus, analysés et surtout enrichis de réflexions au regard de "l’aventure actuelle du capitalisme".
L’objectif de ces continuateurs qui s’y attèlent, comme ceux de "Temps critiques" [15] ou de "La critique de la Valeur" [16], est de porter une nouvelle approche sur la domination de la marchandise, sur le travail qui lui est lié… Les textes et les sujets théoriques ouvrent sur des analyses non convenues en s’attaquant au fondement du capitalisme : "l’homo eoconomicus", la "la valeur-dissociation", la "lutte des classes", le "capital fictif", le "travail mort", le "fétichisme de la marchandise", mais aussi des sujets plus "concrets" comme "l’antisémitisme structurel des ni-de-gauche-ni-de-droite", "la dynamique de destruction écologique du capitalisme" ou d’actualité, autour de la lutte contre le Projet de loi-Travail, Nuit debout…

Bis repetita ou l’éternel retour du spectacle

La critique anticapitaliste radicale sort du confinement des cercles de réflexion et dans l’effervescence des "nuits debout" et de l’actuelle "crise du militantisme" où les champs des possibles se cherchent, la Critique de la valeur proposa deux contributions le 7 mai 2016, Place de la Commune (ex-Place de la République) : "Étatisme ou libéralisme, c’est toujours le capitalisme" [17] et "Sur le syndicalisme révolutionnaire" [18]. Le discours et les analyses tranchent avec la prose "post gauchiste" ou les raisonnements politiques (?) souvent binaires de tribuns médiatiques comme Frédéric Lordon, François Ruffin ou Bernard Friot [19], dont les idées soi-disant "neuves", comme sur le revenu garanti ou le salaire social, ne sont en réalité que des artifices pour aménager la survie, avec la même efficacité "révolutionnaire" d’un cautère appliqué sur une jambe de bois…
Si la critique anticapitaliste doit demeurer la base de toute critique, ces continuateurs agacent un certain nombre "d’acteurs" du milieu militant, comme à leur époque, les situs les agaçaient déjà. Ils les jugent encore et toujours trop théoriques, voire élitistes et surtout coupés "du peuple", au prétexte qu’ils ne partagent pas avec lui le labeur dans l’atelier [20]. Mais ceci n’empêche pourtant pas quelques organisations gauchistes ou anti-marxistes d’inviter le "continuateur" Anselm jappe à intervenir dans leurs meetings, comme pour s’auto-convaincre de leur propre modernité …

Et puis, alors que "l’apolitisme" et le "citoyennisme" séduisent et brouillent le clivage gauche-droite [21]et qu’Étienne Chouard et sa "démocratie directe athénienne" tentent de noyauter les réunions "d’extrême gauche", l’intellectuel d’extrême droite Alain de Benoist [22] (qui fut accueilli à bras ouverts à Sciences Po le 20 avril 2016 [23]), tente de récupérer Marx, La Critique de la Valeur et de "délivrer Marx du marxisme" … [24]


Bref, en ces temps où "le spectacle demeure le mauvais rêve de la société moderne enchaînée", un "certain refus de rester éveillé" confirme l’avertissement qu’Asger Jorn lançait aux bureaucrates de tous poils : "tout le monde ne peut pas lire Internationale Situationniste" ou ses continuateurs…



- Petite manifestation du spectacle  : bien que le livre "vedette" de Guy Debord soit lisible gratuitement depuis le Net [25], la cote marchande de l’édition originale dépasse les 700€…





[1Asger Jorn (1914-1973), communiste critique danois, un des fondateurs du mouvement CoBrA et de l’Internationale situationniste, qu’il quitte pour fonder l’Institut scandinave de vandalisme comparé.

[2Texte réédité en 2001 aux éditions Sens & Tonka

[3Publié originalement aux éditions Buchet-Chastel

[4Thèse de doctorat en Littérature générale et comparée/ Esthétique soutenue le 24 octobre 2014 par Gabriel FERREIRA ZACARIAS

[5Anna Trespeuch-Berthelot. Ses travaux portent sur l’émergence et la circulation des cultures d’opposition. Elle est l’auteur de "La Réception de l’Internationale situationniste" (PUF). :

[6"Médias contre médias. La société du spectacle face à la révolution numérique" - Ed : Les Prairies ordinaires- 2014, ou "Les effets pervers de la société du spectacle" de Vincenzo Susca - Ed : De Boeck Supérieur-2006.

[7Carl Philipp Gottlieb von Clausewitz, 1780 - 1831. Officier général et théoricien militaire prussien, auteur également de "Théorie du Combat. Enseignement militaire au prince de Prusse", Astrée, 2013

[8Vainqueur de Diên Biên Phu

[9Le Jeu de la guerre. Guy Debord et Alice Becker-Ho, Ed. Gallimard, réédité en 2006

[10Voir entre autre : Le Jeu de la Guerre, un WarGame de Guy Debord : http://www.my-os.net/blog/index.php?2012/08/01/1660-le-jeu-de-la-guerre-un-wargame-de-guy-debord.

[11Le Comité Invisible est à l’origine de "L’Insurrection qui vient", livre qui a réussi a beaucoup faire parler de lui même. CQFD

[12Une vision philosophique et critique sur la religion. La théorie de l’aliénation de Feuerbach sera reprise plus tard par Marx pour former sa propre théorie de l’aliénation.

[13in : Le Débat, n° 85, « À propos du spectacle », Gallimard, 1995

[14Point N° 92 de La Société du Spectacle

[20Faudrait-il rappeler à ces "puristes" que ni Marx ni Bakounine n’avaient les ongles noircis du cambouis des machines ?

[21Lire le dossier réalisé par alternative libertaire : http://www.alternativelibertaire.org/?De-quoi-le-citoyennisme-est-il-le

[22Philosophe, politologue et journaliste français. Principal représentant du mouvement dit de la « Nouvelle Droite » à la fin des années 1970

[24Voir son article dans la revue "Éléments" : http://www.revue-elements.com/elements-La-Guerre-civile.html,
et 2 analyses de cet article :
- Au-delà des droits de l’homme d’Alain de Benoist : une critique du droit contaminé par la morale : http://philitt.fr/2016/05/04/au-dela-des-droits-de-lhomme-dalain-de-benoist-une-critique-du-droit-contamine-par-la-morale/
- Alain de Benoist ou la bêtise nécessaire de toute pensée fascisante : http://benoitbohybunel.over-blog.com/2016/07/alain-de-benoist-le-raciste-decomplexe-toute-pensee-fascisante-est-necessairement-faible.html