Nous vivons une époque formidable et ce sont nos smartphones, nos ordinateurs portables et les applications qu’ils hébergent qui nous le rappellent quotidiennement. D’un simple clic, ils nous permettent de choisir un restaurant, de consulter des horaires, d’échanger des images, d’alimenter nos réseaux "sociaux", de réserver un taxi, de lire la presse ou de vérifier ses comptes bancaires… Désormais, nous pouvons "tout savoir et interagir sur tout" en consultant les 4,65 milliards de pages Web disponibles ou en utilisant les 2,8 millions d’applications. Grâce au Big Data du capitalisme cognitif, rien nous en ne peut plus nous échapper.
Capitalisme cognitif
Au cours de la deuxième guerre mondiale, l’information et la communication vont se révéler être des armes de conquête et de pouvoir pour chacun des camps qui, dans les années qui suivront, guerre froide oblige, vont prendre de l’ampleur et de la valeur. Dans les années 60 nait aux USA ce qui est alors baptisé pudiquement "industrie de la connaissance" ou "économie du savoir" [1]. En valorisant les connaissances et l’information et en y étendant des droits de propriété, y compris sur ce qui jusque-là était du "bien commun", le capitalisme "post-industriel" ouvre de nouveaux espaces marchands, sources de croissance, mais également de rentes monopolistiques pour leurs détenteurs.
Big Data
Et dans l’ère du "capitalisme cognitif", il se crée tous les deux ans, autant de données que depuis le début de l’humanité. Pour la mesure de ces informations numériques stockées, en pleine expansion, l’unité de base est actuellement le zettaoctet, soit mille milliards de milliards d’octets, ou l’équivalent d’environ 120 milliards de films vidéo HD de 2 heures… [2].
La surinformation (ou infobésité), de ce que l’on nomme désormais le big data, se poursuit, avec environ 2,5 trillions d’octets de données crées tous les jours [3].
– En 2016, l’économie des applications mobiles a généré 1 300 milliards de dollars de revenus.
– D’ici 2021, ce secteur génèrera jusqu’à 6 300 milliards de dollars de revenus, soit 3,9 fois plus.
– Dans 4 ans, il y aura 6,3 milliards d’utilisateurs d’applications mobiles, et le temps passé à les utiliser atteindra les 3 500 milliards d’heures.
DataViz
Mais ce capitalisme triomphant et sa culture du chiffre se sont rapidement heurtés à un problème basique : comment diffuser et "visualiser" les données qu’on peut (donner à) voir en "3 500 milliards d’heures". Les marketeurs ont alors apporté une réponse, aidés par des graphistes qui "mettent en image" les infos via ce qu’on nomme la DataViz ou la visualisation de datas, unis dans un même élan, en répétant “qu’une image vaut mille mots”…
La data visualisation, c’est l’art de raconter des chiffres de manière créative et ludique, là où les tableaux Excel échouent. C’est en quelque sorte mettre en musique l’information chiffrée. C’est améliorer la transparence et la communication ”
La data visualization est [aussi] un moyen de repérer des sujets, d’offrir de nouveaux angles au journaliste pour traiter l’actualité, voire de créer l’événement. (E. Lechypre BFM Business)
Pour se convaincre de la "pertinence de cette définition", il n’y a qu’a "voir" l’image électorale ci-dessous qui, à défaut de raconter quelque chose, conforte la politique de "l’information pour les nuls" chère au spectaclisme de la chaîne en continue …
Ainsi donc, si une image = mille mots, combien valent donc ces 3 exemples aux milles images et aux données "artistiquement présentées" ? Ce qu’elles "donnent à voir" ne racontent rien de ce qu’elles exposent, à l’inverse du schéma (ancêtre de la data visualization), réalisé en 1869 par Joseph Minard [4], qui figure les pertes successives en hommes de l’Armée française dans la campagne de Russie en 1812-1813.
Tu vois ce que je veux dire…
Parce qu’il contribue à la mise en forme et à l’organisation de l’information et des conditions de la circulation des biens matériels et immatériels, le design graphique, instrumentalisé par les pouvoirs économiques et politiques, se mue en une sorte d’emballage "créatif de plus-value". Amputé de l’analyse textuelle nécessaire, il contribue à favoriser l’extension d’un formatage mondialisé de l’information qui, à trop vouloir représenter de manière graphique, synthétique et "prêt à l’emploi", finit par lui ôter ses valeurs mêmes. Et l’overdose de tableaux et de graphiques en tout genre, laisse également court à une dérive dans laquelle le "tu vois ce que je veux dire", devient une fin en soi, dénuée de tout contenu, à l’image de l’exemple ci-dessous qui prétend établir une relation entre les meurtres aux USA de 2006 à 2011et les parts de marché du navigateur Internet Exploreur… :
Mais, le capitalisme cognitif, qui n’a pas vocation à provoquer autre chose que de la rentabilité, n’a que faire de ce type de considération. Et dans la diffusion massive des images il préfère la représentation à la réalité… [5].
Pour aller plus loin, lire l’ouvrage d’Annick Lantenois [6] : "Le vertige du funambule. Le design graphique entre économie et morale" Paris, B42/Cité du Design, 2010, 85 p.