À partir des années 60, les "communicants" ont opéré une mutation profonde dans le monde de la publicité. Délaissant la vieille réclame qui se bornait à montrer un produit, ils ont entrepris de revisiter les codes du conte et de la culture populaire : mettre en scène des personnages, présenter des relations et leurs enjeux, capter l’attention via des formules-choc, des idées simples et des images claires, susciter de l’émotion, obtenir l’adhésion, favoriser la transmission et le bouche à oreille… Bref, en la "personnalisant" et en "l’humanisant", ces narrateurs, devenus façonneurs d’opinions, ont entrepris d’élever la communication au rang de mythe.
Du storytelling publicitaire
– En 1929, Edward Bernays, publicitaire et neveu de Sigmund Freud [1], va faire glisser la réclame vers la publicité moderne. Répondant à une demande du cigarettier George Hill qui veut ouvrir son marché à la clientèle féminine, Bernays va travailler sur la symbolique de la cigarette (le pénis comme représentation du pouvoir masculin) et la relier à l’actualité des mouvement de "suffragettes", militantes pour le droit de vote, luttant contre un pouvoir réservé aux hommes. Pour mettre en œuvre son plan marketing/communication, il embauche des jeunes femmes qui, lors d’un défilé organisé tous les ans à l’occasion du printemps à New-York, vont sortir des cigarettes en public et les fumer. Baptisée "torche de la liberté" (en référence à la statue éponyme) la cigarette est présentée comme un objet subversif de libération, un défi au pouvoir masculin. Convoqués à ce "show", les journalistes reportent l’évènement qui va faire la une de tous les journaux et devenir l’objet de toutes les conversations. Puisque qu’il s’agissait de "liberté", l’opinion publique ne pouvait pas être contre… Et George Hill augmenta ses productions.
– En s’appropriant l’image du père Noël, Coca Cola fait appel aux souvenirs d’enfance, à l’innocence, à l’optimisme et au partage pour l’éternité. Sa signature : "Always Coca-Cola " !
– Depuis les années 70, le slogan de L’Oréal Paris ; "Parce que nous le valons bien " [2] répond à une auto estimation de femmes que l’industriel flatte pour leur vendre ses produits. [3]
Du storytelling politique
En politique, les communicants, appelés "spin doctors" ou "doreurs d’images" au Canada, se chargent de magnifier l’image de leurs "produits" dont ils écrivent les discours et mettent en scène les aventures en usant des ressors du conte : séduction, conviction et mythe [4]…
– Dans son discours devenu une référence en la matière, Obama, à propos de la libération d’Oussama Ben Laden en 2012, utilise les ressorts du storytelling pour transmettre à ses compatriotes un message fort : notre pays est uni.
L’un des jeunes soldats qui a accompli cette mission m’a confié plus tard qu’il ne méritait pas d’être salué pour ce succès. Ça a juste réussi, a-t-il dit, parce que chacun des membres de son équipe avait fait son travail. Le pilote qui a réussi à faire atterrir l’hélicoptère dont on avait perdu le contrôle. Le traducteur qui a empêché les autres d’entrer dans le complexe de Ben Laden.
C’est la même chose avec l’Amérique. Chaque fois que je regarde ce drapeau, cela me rappelle que notre destin est lié, comme ces 50 étoiles et ces 13 rayures. Cette Nation est grande parce que nous l’avons construite ensemble. Cette Nation est grande parce que nous avons travaillé en équipe. Cette Nation est grande parce que nous pouvons toujours avoir quelqu’un qui nous couvre.
En usant de la première personne, il permet à ses auditeurs de s’imaginer dans sa situation. En décrivant concrètement les circonstances de l’attaque contre Ben Laden, il crée une mise en situation dramatique, digne d’un film d’action hollywoodien. À partir d’un récit concret avec des sentiments simples, il s’ouvre vers des causes plus grandes et universelles, comme la solidarité et l’union dans le pays…
– En France, notamment sous la plume d’Henri Guaino [5], Nicolas Sarkozy s’est aussi fait un chantre du storytelling, comme lors d’un meeting à Châteaurenardd en 2016 [6]. Et puis les primaires pour les présidentielles 2017, le "Penelopegate" de F. Fillon ou les visites médiatisées de M. Le Pen ou E. Macron à l’usine Whirlpool ...
Du storytelling et de la stratégie du contre-feu
Pour efficaces qu’ils puissent apparaître, le marketing et le storytelling ne sont pas des sciences exactes et il arrive que l’effet escompté ne soit pas au rendez-vous. Que des politiciens soient rattrapés par des "affaires", les communicants s’occupent alors du "service après-vente".
– Éléments de la stratégie du contre-feu (politique)
1) - Prendre le contrôle de la narration : Solliciter ses soutiens ou ses camarades, réactiver ses réseaux affinitaires ou structures et y faire circuler abondamment sa version des faits.
2) - Lancer une offensive frontale : Décrédibiliser la critique et "l’accusation". Selon le cas, "révéler" et mettre en avant des zones d’ombres que pourraient avoir (ou non) "l’accusation" ou s’en prendre à son entourage, pour l’isoler.
3) - Argumenter politiquement : Ramener les critiques, les dénonciations et les conséquences potentielles sur le terrain du théorique, en brandissant les étendards du "politiquement correct", de la "présomption d’innocence", des "fausses accusations majoritaires", de la "mort sociale" de l’accusé, voire en appeler au procès politique contre la structure à laquelle in appartient.
4) - "Faire du bruit" sur les réseaux ou les forums : Les inonder de contre arguments ou y développer très largement les précédents points de "stratégie" avec l’objectif de noyer le poisson ou d’éloigner/lasser ceux qui suivraient "l’affaire" ou souhaiteraient s’exprimer sur le sujet…
5) - Reconnaitre partiellement les faits : Plus fine que de nier en bloc toute accusation, cette stratégie vise à donner un "bout d’os à ronger" aux détracteurs/accusateurs. Recentrer la "défense" sur les bases d’un acte plus ou moins maladroit et qui, de fait, aurait été plus ou moins bien mené, compris et interprété. Coupable, sans doute, mais assurément involontairement.
6) - Construire une barrière "sanitaire" : Rappeler à "l’accusation" que l’accusé appartient de plein droit à une "famille" dont la morale est irréprochable. Informer cette même "accusation" qu’au nom des statuts de la "famille", de sa morale (irréprochable) et du droit de non ingérence, l’accusé ne pourra être jugés que par les seules instances internes de sa structure.
Au niveau "méthodologique" de la stratégie du contre-feu, bien qu’elle soit le verso de la communication "visible", ces "effets", généralement efficaces, peuvent aussi faire "pschitt" [7]
Du storytelling (aussi) en milieu militant :
Le milieu militant [8] s’affiche ouvertement comme "critique" avec les pratiques du marketing des sociétés marchandes, mais il n’échappe pourtant pas à l’usage de la "narration" quand il s’agit de communiquer (sur) "son histoire" …
(Morceaux choisis)
– La révolution russe ? :
La rencontre et l’interaction permanente entre ses deux acteurs décisifs : une avant-garde marxiste révolutionnaire rassemblée au sein du Parti bolchevique, une classe ouvrière gagnée au socialisme et dotée de formidables capacités de lutte… (NPA)
– L’ouvrier ? :
C’est le jeune barbare plein de force que n’a pas encore corrompu la civilisation capitaliste, qui n’est pas corrompu par le confort et le bien-être, miettes de la table des exploiteurs des colonies, qui ne s’est pas encore laissé plier au joug de la légalité et de l’ordre bourgeois. (NPA)
– Le héros révolutionnaire ? :
Buenaventura Durruti était un homme d’action, son combat était émancipateur, son charisme anarchiste imposait le respect… [il] transformait son action et sa lutte en pure poésie (Le monde libertaire)
– L’organisation révolutionnaire ? :
Nous sommes une organisation horizontale et autogestionnaire. Il n’y a pas de permanent syndical. Personne ne reçoit de salaire pour militer. Ni chef ni bureaucratie. Nous refusons toute hiérarchie entre militants. (divers)
Comment alors, en lisant ce type de communication (qui circule abondamment), ne pas vouloir rejoindre les rangs de la révolution communiste et prendre sa place dans son flot, au côté d’autres "non corrompus" ? Comment ne pas accrocher sur sa poitrine, telle une amulette, le portrait d’un héros pour se sentir plus fort ? Comment, dans un grand élan égalitaire ne pas adhérer au "ni chef ni patron" ?
Bien que se voulant "révolutionnaire" et faire "du passé table rase", le syllogisme tendance "culture-pop" (également exploité dans le "storytelling) perdure :
- Selon "le récit libertaire", Durruti transforma la lutte en poésie,
- Selon "le récit révolutionnaire", l’organisation est l’autogestion,
- Alors, en luttant dans une organisation horizontale, j’autogérerai la (ma) poésie …
Pour leurs besoins de communication, ces "plumes" ont même adapté des mythes christiques marquants, comme celui de Jésus changeant l’eau en vin. En idéalisant la perspective d’une société sans hiérarchie, ils recyclent la psychanalyse et manient le concept du fantasme, en oubliant que ce dernier est "une production imaginaire qui s’apparente à la rêverie"… Qu’importe la référence, pourvu que la narration parle à sa cible.
En participant à des organisations militantes, on a également connu des mises au ban ou des exclusions, souvent au nom du "bien collectif " [9]. Et pour conserver des "acquis", voire des images ou des "héritages", les techniques de contre-feu mises en œuvre par les "spin docteurs" sont parfois recyclées en milieu militant contre les "déviants" : Contrôle de la narration /Décrédibilisation / Argumentation "politique" / "Bruit" sur les réseaux ou les forums / Reconnaissance partiellement des faits et Construction d’une barrière "sanitaire".
Une réminiscence des antiques "procès de Moscou" ? [10]
"… des choses déjà existantes se combinent "
La conclusion à ce billet d’humeur qui consisterait à lancer un "militants = storytelleurs", tel un "CRS=SS", serait bien évidemment hâtive, même s’il est avéré que nombre de militants post-soixante-huitards se sont recyclés dans la communication, la pub, l’édition ou la culture.
Revoyons plutôt comment distinguer notre histoire, nous débarrasser de schémas obsolètes (y compris narratifs) et surtout proposer nos perspectives via des pratiques d’échanges qui nous soient propres, car "nous le valons bien ".