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D’Alger à mai 68, mes années de révolution, de François Cerutti



mardi 5 juin 2018,


Bernard Gilles


Culture Réflexions Solidarité

Le cinquantenaire de mai 68 amène avec lui, comme il fallait s’y attendre, une floraison de livres sur les « événements. » Parmi ceux-ci, il serait dommage de rater la réédition augmentée de l’ouvrage de François Cerutti, « D’Alger à mai 68, mes années de révolution » Mohammed Harbi, ancien membre du FLN et certainement l’un des meilleurs historiens de la guerre d’Algérie ne s’y est pas trompé qui a accepté de le préfacer.

Paru à l’origine en 2010, ce livre se trouve augmenté d’un chapitre passionnant sur mai 68 et notamment sur l’activité du Comité interentreprises, qui, loin des entrechats médiatiques du futur repenti Cohn-Bendit, a constitué l’embryon d’une reprise autogestionnaire de la production, ce que presque personne n’a raconté, en dehors de Jacques Baynac dans son livre « Mai retrouvé », paru en 1978 [1].

François Cerutti est une personnalité attachante. Comme tant d’autres, ce pied-noir aurait pu rejoindre l’OAS et passer ensuite sa vie à pleurer son « pays perdu. » Il en a décidé autrement. Tout jeune, il se lance, en métropole, dans la lutte anticoloniale et refuse d’aller faire la guerre en Algérie pour son service militaire. Il rejoint donc le Maroc et gagne l’Algérie dès la proclamation de l’indépendance. Il y passera trois ans, jusqu’au coup d’Etat de Boumediene, nous offrant de ces moments une description passionnante, au croisement de l’histoire personnelle et de la grande Histoire. Il est alors membre de la IVème Internationale, comme Jacques Baynac, à l’époque, mais s’éloignera du trotskisme à son retour en France (où il est d’ailleurs emprisonné pour insoumission, ce qui lui donne l’occasion, une fois encore, de se heurter à la connerie militaire.) Son séjour en prison lui permettra de croiser Denis Langlois, le futur avocat, pacifiste, libertaire, et Gérard Chenet, alors militant anarchiste. Il retrouve Jacques Baynac qui lui fait découvrir la revue Socialisme ou Barbarie. Sa rupture avec le léninisme est désormais consommée.
Ce même Jacques Baynac lui propose alors de lui succéder au sein d’une minuscule librairie du quartier latin, la Vieille Taupe.
Ce vocable fera certainement sursauter ceux qui ne connaissent de cette librairie que sa deuxième mouture, rendue célèbre par le négationnisme acharné de son fondateur, Pierre Guillaume, qui a tant fait pour diffuser les thèses antisémites du dénommé Faux-Risson.
Mais avant et juste après mai 68, la Vieille Taupe est une librairie révolutionnaire qui diffuse des livres du mouvement ouvrier et notamment de sa tendance « ultra-gauche ». Là encore, on se gardera des appellations risibles popularisées par la ministre de l’Intérieur, Michèle Alliot-Marie qui qualifiait ainsi le petit groupe de Tarnac. Le courant dit « ultra-gauche » rassemble en fait, au lendemain de la révolution russe, les communistes révolutionnaires opposés à la ligne impulsée par Lénine. On y retrouve essentiellement des Hollandais et des Allemands, Herman Gorter, Anton Pannekoek, le puissant KAPD, etc. Après 1928, on peut également y ranger certains courants issus du bordiguisme, des conseillistes divers et variés, la revue Socialisme ou Barbarie, etc. Notons toutefois qu’il s’agit d’une commodité de langage, certainement critiquable, et qu’aucun théoricien ni aucun groupe n’a jamais utilisé cette appellation d’ « ultra-gauche. » Pour en revenir à la librairie La Vieille Taupe, elle est fréquentée à l’époque par toute une mouvance révolutionnaire anti-léniniste, dont Guy Debord et les situationnistes, des universitaires et un certain Jacques Lacan qui vient régulièrement y acheter des livres sur le marxisme et le mouvement ouvrier [2].

Mai 68 !

Notre révolutionnaire, qui vit et travaille au Quartier latin, est aux premières loges lorsque volent les premiers pavés.
Délaissant l’agitation des groupuscules (justement épinglés du nom de « chapelles »), François Cerutti va participer à l’un des événements les plus intéressants et les plus méconnus de cette période : la création du Comité d’action travailleurs-étudiants qui va bientôt se muer plus simplement en Comité interentreprises. Luttant contre le monopole et le dirigisme des organisations syndicales qui n’ont soutenu le mouvement des occupations que pour mieux enfermer les ouvriers et les « protéger » de la contagion révolutionnaire, ce comité, logé à la faculté de Censier, va coordonner l’action de plusieurs dizaines d’entreprises de la région parisienne et commencera à nouer des contacts avec les grévistes de province.
Rapidement, le comité s’étoffe et tient des meetings quotidiens dans des entreprises. Jour et nuit, différentes équipes se relaient pour rédiger, imprimer et diffuser des tracts, organiser des piquets de grève, rassembler de la nourriture. Les liens avec les travailleurs immigrés se renforcent considérablement, empêchant ainsi la tactique patronale qui visait à les utiliser comme briseurs de grève. Déjà, aux revendications strictement salariales, s’ajoutent des réflexions sur le dirigisme bureaucratique des syndicats, la gestion des entreprises, les liens avec le mouvement étudiant.
Le Comité d’action étrangers de Censier est également très actif. Animé principalement par des Portugais déserteurs de l’armée coloniale qui combat en Afrique, il rassemble des Maghrébins, des Grecs, des Espagnols, des Yougoslaves, des Italiens, etc. sans compter quelques Américains réfractaires à la guerre du Vietnam. L’idée se répand que l’on est à la veille d’une révolution mondiale, tant l’incendie se propage aux quatre coins de la planète : Amérique du Sud, Amérique du Nord, Italie, Japon, pays de l’Est sous domination soviétique.
Les différents comités d’action dans les entreprises (par exemple à Nord Aviation, à la RATP, etc.) tentent bientôt de résister au sabotage du mouvement organisé par le PC et la CGT en collaboration avec le pouvoir gaulliste. Mais le poids des organisations chargées du maintien de l’ordre social est encore trop important, et, partout, le mouvement reflue.
Pourtant, activité bouillonnante, réflexions théoriques, coups de gueule, coups de sang et coups de poing vont rythmer ces quelques semaines de mai-juin 1968 qui ont laissé dans la vie de ceux qui y participèrent une trace toujours vivante, une exigence jamais apaisée.
Le temps est un sournois dont il faut se méfier. Cinquante ans ont passé et voici venu le temps des commémorations, le temps des repentis et des réalistes qui jettent sur leur passé le regard mi-amusé et mi-condescendant de ceux qui ont « viré leur cuti. » Le temps de la télévision et des raccourcis clavier.

Voilà pourquoi on lira avec intérêt, chaleur et amitié le beau livre de François Cerutti qui nous rappelle que « la nécessité de changer le monde est de plus en plus évidente et urgente. »


[2Mais il n’est pas rare que dans "le milieu militant", voire même "anarcho-syndicaliste et syndicalisme révolutionnaire", l’amalgame "Vieille Taupe = révisionnisme" perdure et soit laché pour discréditer sciemment un compagnon ayant fréquenté la librairie… "1ère formule".