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Baltimore et le mouvement « Black Lives Matter »



samedi 19 mars 2016,


Fabien D


Amériques Social Solidarité

Depuis 2013, le mouvement « Black Lives Matter » (« les vies noires comptent ») figure parmi les mouvements sociaux contemporains les plus significatifs aux États-Unis. De nombreuses manifestations ont eu lieu dans différentes villes contre la brutalité policère et l’inégalité raciale. En 2015, les manifestations de Baltimore ainsi que les violences et arrestations qui lui ont été associées ont particulièrement attiré l’attention des médias aux États-Unis et dans le monde. L’état d’urgence avait été déclaré dans la ville. A New York, de nombreuses personnes ont manifesté leur solidarité, en bloquant la circulation, et une centaine d’entre elles ont été arrêtées. La mort de Freddie Gray, causée par des policiers et à l’origine des événements, a ensuite été jugée comme un homicide.

Nous étions à Baltimore durant le début du mouvement et y avons rencontré différents militants. Ces entretiens avec Sara Benjamin, Fourfiff Ali et Isaac Dalto montrent la situation sociale de la ville, les origines du mouvement et son intérêt. Cet article fait aussi partie d’une enquête plus générale sur les questions sociales et les mouvements sociaux aux États-Unis au cours de ces dernières années. Un entretien avec Noam Chomsky sur ce thème a déjà été mis en ligne et d’autres articles seront publiés prochainement.

Pouvez-vous présenter le mouvement « Black Lives Matter » à Baltimore ? Quelles ont été les étapes de son développement dans cette ville ?

Sara Benjamin : Freddie Gray a été tué par la police le 19 avril 2015 et cela a vraiment été le point de départ de Black Lives Mater à Baltimore. Ils lui ont brisé la nuque. Depuis, il y a eu des manifestations tous les jours avec peut-être des centaines, voire des milliers de personne de la communauté. Et il y avait beaucoup d’enfants. J’ai déjà milité à propos de la brutalité policière à Baltimore mais c’est la première mobilisation que je vois où la majorité des manifestants sont des membres de la communauté, avec beaucoup de jeunes, de préados. Des centaines de personne ont manifesté quotidiennement. Et il y a les gens qui ne le peuvent pas, parce qu’ils travaillent, qu’ils vont à l’école, qu’ils ont des enfants, alors... Il y a aussi eu beaucoup d’étudiants, la jeunesse a clairement identifié ce problème et fait des choses concrètes à son sujet. Différents groupes, différentes personnes ont senti qu’ils pouvaient faire quelque chose. Il y avait plus de réunions, de rassemblements à propos de ces questions, de la brutalité policière. Les gens ont essayé d’organiser des mouvements, ont parlé d’une déclaration des droits face à la police, du contrôle par la communauté, de la façon dont la communauté devrait prendre la responsabilité de voir et de contrôler ce qui se passe dans nos propres quartiers. Parce que beaucoup de policiers ne sont même pas de Baltimore, et ils sont dans cette position où ils ont le droit de tuer. On a beaucoup vu ça. Le mouvement Black Lives Matter a clairement été fort ici mais ce n’était pas juste une personne ou un groupe, c’était plutôt toutes les personnes qui se disaient « ok, je suis noir, ma vie compte ».

Fourfiff Ali : Le mouvement Black Lives Matter a commencé à Baltimore parce que nous devons former une forme d’unité au sein de la communauté, parce que, tu sais, aujourd’hui, nous nous entretuons. Et nous avons ces gens en position de pouvoir qui détruisent notre communauté, qui tuent les nôtres, les blessent et usent d’une force excessive et sans nécessité. Alors on a amené le mouvement Black Lives Matter pour leur montrer qu’on allait pas laisser faire ça, qu’on allait pas continuer comme ça. Le service de police ne nous aide pas, ce n’est pas un service de protection. On les paie avec nos impôts mais ils ne sont pas un service de protection, nous le peuple, nous n’avons pas besoin d’eux. On peut se gouverner nous-mêmes. Si on te paie comme un service de protection, ne nous bats pas brutalement, ne nous mens pas, ne nous tue pas, tu sais, ne nous traite pas comme des animaux. Le harcèlement, la brutalité policière, les meurtres, les insultes, nous ne voulons pas de ça. Quand j’étais à la manifestation avec les gens, beaucoup d’officiers de police, tu sais, se moquaient de nous, nous tournaient en dérision. Si nous nous nous réunissons tous ensemble et restons ensemble, la communauté reviendra, le crime diminuera, la communauté réalisera que nous sommes tous ensemble. Je recherche un changement et nous recherchons un changement.

Je suis sûr que la même chose arrive dans plein d’autres villes. Ce n’est pas juste ici à Baltimore, ce mouvement est pour tout le monde dans le monde entier. Tu sais, Black Lives Matter n’est pas juste pour les personnes noires, c’est pour tout le monde, quelle que soit la race. Ce mouvement, ce n’est pas juste des milliers et des centaines de personnes noires, c’est aussi des centaines et des milliers de personnes blanches. Black Lives Matter s’adresse à tout le monde : nous sommes tous des êtres humains et nous voulons être traités comme des êtres humains.

SB : En Amérique, il y a encore un problème racial, tu vois ce que je veux dire... Nous, les jeunes gens noirs, sentons que nous ne pouvons pas faire confiance à la police. Nous voyons ça à Ferguson, nous voyons ça à New York, nous voyons ça en Californie et nous voyons ça ici à Baltimore, spécialement avec notre service de police. Le racisme, ce n’est plus les plantations et les chaînes, mais c’est raciste parce que tu as beaucoup de personnes noires pauvres dans la rue qui sont maltraitées et tuées.

Pouvez-vous présenter plus généralement la situation sociale à Baltimore ?

SB : Ici, à Baltimore, il y a beaucoup de problèmes, ce n’est pas juste une question raciale ou de brutalité policière. C’est aussi la question du capitalisme et beaucoup de gens n’ont pas conscience de la façon dont les choses sont structurées... Tu sais, trouver un logement est difficile, il y a beaucoup de jeunes qui finissent dans la rue, à peut-être vendre de la drogue ou à voler, ou à commettre des crimes mais on ne regarde pas l’environnement qui encourage cela. Dans le système scolaire, maintenant, c’est tolérance zéro. Tout gamin dont peut-être le comportement n’est pas bon va être viré de l’école, donc nos enfants sont poussés en dehors de l’école... Il y a beaucoup de parents de mon âge (j’ai 22 ans). Nos parents sont des années 70 et 80, quand le crack , les drogues ont vraiment explosé, spécialement sur la côte Est et tu vois beaucoup de jeunes ici qui n’ont même pas de parents. Ils cherchent vraiment leurs parents et se retrouvent dans la rue, en prison, c’est comme si tu étais banni, comme rejeté, tu vois ce que je veux dire. Une de mes auteures favorites, Michelle Alexander, l’auteure de The New Jim Crow, parle du lien entre capitalisme, prison et école et le racisme est un facteur important. A Baltimore, il y a aussi la loi sur le couvre-feu qui exige que tous les enfants de moins de 14 ans soient chez eux à 9 heures les soirs d’école et que les mineurs de plus de 14 ans soient chez eux à 10 heures les soirs d’école et à 11h les week-end et durant l’été. Ils peuvent être mis en détention, avoir une amende, avoir des poursuites pénales. C’est vraiment dur. Dans chaque district policier, ils ont ouvert des centres de détention. A un niveau plus profond, je pense que c’est juste une guerre à l’égard des pauvres et des personnes noires.

Par ailleurs, le maire, les responsables de la ville utilisent le mot « sécurité » à propos de la présence de la police au sein du système scolaire. Mais la sécurité, ce n’est pas juste la sécurité physique, cela concerne à la fois le corps et l’esprit. J’ai été élevé à Baltimore. J’ai vu de près beaucoup d’enfants qui ont eu à endurer des traumas. Dans cette situation, même à l’école tout le monde est contre tout le monde : les noirs contre les policiers et même les noirs les uns contre les autres au sein de la communauté parce que personne ne se sent en sécurité nulle part. Donc si c’est une question de sécurité, ne mettez pas des policiers avec des armes dans l’école, parce que cela va renforcer la culture du « c’est normal d’avoir des armes à l’école ». Cela va amener plus de crime. Si c’était vraiment une question de sécurité, il y aurait plus de conseillers, il y aurait plus de ressources pour la communauté et pas juste ces lois à la con. Cela ne va aider personne.

Isaac Dalto : Dans notre ville, il y a 65% de noirs et 30% de blancs,. Environ 622 000 personnes vivent ici.

L’industrie (illégale) de la drogue est un des plus gros secteurs de l’économie ici. C’est une économie complètement dérégulée et non imposée, bien entendu ! Le commerce d’héroïne, en particulier, est une sorte de choix économique rationnel pour beaucoup de gens. Parce que si tu n’as pas d’éducation universitaire à Baltimore, les boulots qui te sont ouverts vont être dans le secteur des services ou peut-être des soins à domicile mais dans tous les cas avec le salaire minimum, c’est-à-dire presque rien. Le plus gros employeur de la ville est l’université Johns Hopkins. C’est un des plus gros secteurs de l’économie avec la santé. Baltimore était une ville de commerce maritime. Ces 30 ou 40 dernières années, il y a eu une période de désindustrialisation, comme dans le reste de la « Rust Belt » [« ceinture de la rouille », région industrielle du Nord-Est des États-Unis, ndt]. Aujourd’hui, les secteurs qui progressent le plus rapidement dans la ville sont la restauration et la santé. Je crois que les emplois en plus forte croissance à Baltimore sont des emplois de caissier et de gardien de sécurité.

Il y a beaucoup de « food deserts », de « déserts alimentaires » à Baltimore, dans la partie la plus à l’ouest. Cela veut dire qu’il y a des endroits où il n’y a pas de nourriture, pas de magasins d’alimentation disponibles. Les gens doivent se déplacer pour trouver un supermarché ou une épicerie. C’est comme un mur, délimité racialement, séparant la partie Est et la partie Ouest. A l’ouest, ce sont les déserts alimentaires, travailler dans l’économie de la drogue est un choix rationnel, etc... La dynamique générale est que les gens riches sont encouragés à venir vers le milieu de la ville et les autres, comme la valeur de la propriété augmente, sont envoyés ailleurs, comme tu peux le voir dans beaucoup d’autres endroits.

SB : Il y a beaucoup de coupures (dans les services), les gens s’inquiètent des factures excessives ou non-payées. Il y a beaucoup d’aspects différents, mais c’est aussi le capitalisme, c’est pour cela que les gens se font tuer, surtout la jeunesse noire et à la peau brune, c’est pour cela que nous n’avons pas de travail, que nous sommes sans domicile, c’est fou. Honnêtement, une bonne chose à propos de cette affaire de Freddie Gray, c’est qu’avant cela, avec les autres cas à Baltimore, les gens savaient, mais... Celui-là a vraiment sorti les gens de chez eux et ils se sont racontés leurs histoires et ils ont pris la rue. J’ai l’impression qu’avant il y avait une sorte de désespoir, « les noirs tuent des noirs tout le temps, on ne comprend pas comment cela a pu commencer », etc.

C’est comme si nous n’étions même pas des êtres humains, nous n’avons pas de droits ici, spécialement si tu es noir et que tu es de Baltimore. Tu ne vois pas ça dans les communautés blanches où il y a de l’argent ou même, au-delà de la race, où il y a de l’argent. Tu ne vois pas ça là-bas. Ils essaient de maintenir ce groupe spécifique de personnes où elles sont, perdues dans le système. Tu vois ce que je veux dire. Obtenir les aides de l’Etat ne t’apportera pas vraiment de travail. Mourir jeune à cause de la police, ou en prison, vivre une vie médiocre tandis que d’autres vivent de bonnes vies... C’est un gros problème ici.

Sara, tu es très active dans ce mouvement et, sur un plan personnel, je sais que tu as aussi une expérience de syndicaliste. Peux-tu nous en dire plus ?

SB : En fait, quand j’ai commencé, je travaillais à l’aéroport International Baltimore-Washington. Avant que je ne travaille là-bas, je n’étais impliquée dans rien. Je connaissais les problèmes de ma communauté mais je n’étais pas motivée pour faire quoi que ce soit, jusqu’à ce que je ne rejoigne le syndicat (Unite Here Local 7). Mon boulot était d’organiser les travailleurs. Je savais que le syndicat était une bonne chose mais je ne m’en préoccupais pas vraiment et ne m’en suis souciée que quand j’ai eu des problèmes avec mon travail et que c’est devenu personnel. J’ai rejoins le syndicat et me suis battue à l’époque pour un contrat juste et d’autres revendications. Nous avons fait grève et c’était vraiment un succès, nous avons eu tellement de soutien... C’était une lutte avec de l’auto-organisation sur le lieu de travail. Il y avait beaucoup de femmes de différents pays. Il y a une culture de la peur alors ce n’était pas facile mais nous avons gagné !

Après, des travailleurs de Macdonalds et Starbucks sont devenus motivés pour se syndiquer. Cette influence a été vraiment super. Mais j’ai arrêté de travailler là-bas. Je pense que le militantisme syndical m’a préparée pour d’autres types d’activisme, parce que nous avions fait beaucoup de choses là-bas, des piquets de grève, parler aux gens, etc. Et nous avons obtenu la solidarité d’autres syndicats et de mouvement des droits civiques. Avant cela, je connaissais les problèmes mais je ne savais pas vraiment par où commencer.

ID : Baltimore est toujours largement une « union town », une ville avec une tradition syndicale, c’est une ville ouvrière. Mais parler d’« union town » reste assez relatif car le taux de syndicalisation est bas désormais. Notre monde ressemble beaucoup plus aujourd’hui aux années 1880 qu’aux années 1970, par exemple. Nous avons actuellement un sous-prolétariat précaire et un Etat qui contrôle violemment cette population. Les gens vont de travail en travail un peu comme les Wobblies (militants du syndicat Industrial Workers of the World) le faisaient dans les bassins miniers ou les parcs à bois, sauf que nous le faisons maintenant à Macdonalds et à Starbucks. Il y a cent ans, les IWW avaient une forte influence dans l’industrie textile. Il y a certainement une mémoire de la résistance ouvrière ici, nous avons le surnom « Mobtown », la vile de la foule émeutière, depuis longtemps et, plus récemment, il y a eu dans les années 60 les mouvements de droits civiques et pour la liberté noire.

Mais le taux de syndicalisation dans le pays est de 11% maintenant et dans le secteur privé c’est encore plus bas (6% je crois). Notre classe est attaquée aujourd’hui beaucoup plus qu’elle ne l’a jamais été. Baltimore est une ville néolibérale. Généralement, il n’y a pas de syndicats sur le lieu de travail, les gens ne s’attendent pas à y avoir des protections. Contrairement à la France ou à d’autres pays de l’Europe de l’Ouest, nous n’avons pas de congés maladie payés obligatoires ni, en règle générale, de congés payés pour les vacances.

Propos recueillis par Fabien Delmotte