René Berthier : débat sur les permanents syndicaux

Par AutreFutur
Publié le : Mis à jour : 07/05/12

Dans son numéro 1655 du 15-21 décembre 2011, le Monde Libertaire publiait le texte de René Berthier :"À propos des permanents syndicaux", à propos d’un texte paru sur autrefutur.net : réflexions sur les permanents syndicaux…

A propos des permanents syndicaux
Commentaires sur le texte de Pestaña « ¿Sindicato único ? (Orientaciones sobre organización sindical) » et à « Réflexion sur les permanents » (autrefutur.net)

La question des permanents syndicaux telle qu’elle est exposée par Pestaña
en 1921 reste intéressante, mais le contexte a tellement évolué qu’il me
semble difficile d’appliquer ces principes aujourd’hui. C’est un peu comme
si on demandait aujourd’hui aux automobilistes de conduire une De Dion
Bouton modèle 1920 (pour reprendre à peu près les mêmes dates).

La distinction faite entre le permanent qui n’a pas de rôle décisionnel (un
simple « fonctionnaire » qui a le droit d’« exposer son opinion quand on la
lui demande ») et un permanent ayant un rôle décisionnel est intéressante,
mais elle évacue un constat : ce fonctionnaire-là joue un rôle décisif dans le
processus de décision, même si on ne lui demande pas son avis. Selon la
manière dont il prépare les dossiers, il induira de toute manière un type de
décision plutôt qu’un autre. C’est une naïveté que d’imaginer que ce
« fonctionnaire » ne joue aucun rôle dans les prises de décisions.

Quant au permanent décisionnel, comme le secrétaire d’un syndicat ou un
délégué syndical, c’est encore une naïveté que d’imaginer qu’il fait ses huit
heures de travail, et basta. On peut dire que dès lors qu’il devient
permanent, le militant syndical double tout simplement ses horaires de
travail. Des permanents syndicaux qui se tournent les pouces sont rares.
Leur vie familiale, ou personnelle d’une façon générale, est mise en suspens
le temps de leur mandat.

Les organisations syndicales traditionnelles, qualifiées de « réformistes »,
méritent sans doute toutes les critiques qui en sont faites par les
révolutionnaires purs et durs, mais elles ont une réelle efficacité dans
l’encadrement des salariés et, quoi qu’on dise, dans leur défense. Une telle
situation ne serait pas possible avec des permanents oisifs. C’est un fait que
les révolutionnaires doivent intégrer s’ils veulent comprendre quelque
chose.

Le permanent syndical n’est pas nécessairement un bureaucrate syndical, et
les bureaucrates syndicaux ne sont pas forcément des types qui se lèvent
tous les matins et se demandent, en enfilant leurs chaussettes : « Comment
diable vais-je pouvoir trahir la classe ouvrière aujourd’hui ? »
Ce qui fait la pérennité relative (mais réelle) du modèle syndical actuel,
c’est sa relative efficacité. Sinon, il n’aurait tout simplement pas survécu.

La question de la rémunération des permanents, telle qu’elle est posée par
Pestaña dans son texte, est aujourd’hui complètement dépassée. On n’en est
plus au point où le syndiqué dévoué à ses camarades et à sa classe met de
côté, sou après sou, de quoi payer ses cotisations tous les mois, et où on
hésite à se doter d’un permanent pour ne pas gaspiller l’argent de ces
cotisants. Les permanents d’aujourd’hui sont rarement payés avec les
cotisations des syndiqués. La plupart du temps, leur salaire est pris en
charge, très officiellement, par leurs entreprises. Je parle là des
« permanents de base » – délégués syndicaux, secrétaires de syndicats. Les
délégués syndicaux ne sont évidemment pas tous permanents mais leur
fonction les place souvent dans la position de quasi-permaments dans la
mesure où ils circulent beaucoup et ne sont pas à leur poste. Mais ceux-là au
moins sont le plus souvent sur place, dans l’entreprise, sauf quand ils
participent à des réunions au niveau régional ou fédéral.
Dans le cas des secrétaires de syndicats, il faut évidemment distinguer entre
le syndicat de quelques adhérents, ou quelques dizaines d’adhérents,
souvent un syndicat d’entreprise, que je considère en fait comme un
« syndicat-alibi », et le « vrai » syndicat qui a au moins quelques centaines
d’adhérents.

S’il y a les « permanents de base », il y a aussi les permanents à un niveau
supérieur de l’organigramme, au niveau fédéral ou confédéral, mais aussi
les permanents de syndicats aux gros effectifs comme ceux de la fonction
publique qui ont dans les faits une position de quasi-fédération : éducation
nationale, EDF, etc. Les permanents n’y sont pas du tout payés avec les
cotisations des syndiqués : leurs salaires font l’objet de négociations
parfaitement officielles avec les directions d’entreprises. C’est d’ailleurs là
un réel facteur de corruption. Les directions peuvent très facilement
littéralement acheter ces militants. Si j’évoque cet exemple, c’est parce que
cela se passe parfois ainsi, effectivement.

Il y a un autre moyen de résoudre le problème du paiement des permanents,
dont j’ai fait personnellement l’expérience puisque j’ai été secrétaire adjoint
et secrétaire d’un syndicat CGT de la presse parisienne et qu’à ce titre j’étais
permanent. Il s’agit de la prise en charge du permanent par son équipe.
C’était une pratique traditionnelle : le secrétaire était habituellement pris en
charge par une équipe de presse – je simplifie parce que c’était un peu plus
compliqué, mais l’idée générale est là. Le cadre mettait « présent » le
secrétaire détaché pour exercer son mandat. Évidemment le patron était au
courant. Tout ça, c’est une question de rapport de force.
Mais au fond cela revient en fait à se faire rémunérer par le patron.

Dans le cas qui me concernait, on ne pouvait être élu que cinq années
consécutivement, après quoi on retournait dans son équipe, et on ne pouvait
se représenter pendant deux ans. C’est un système qui me paraît très sain.
Pestaña évoque des mandats de deux ans. Ça me paraîtrait, dans le contexte
d’aujourd’hui, un peu court. Lorsque j’étais secrétaire, j’ai défendu l’idée de
trois mandats successifs de deux ans, après quoi on retourne dans son équipe
pendant deux ans. L’idée a finalement été retenue. Il faut envisager le cas de
figure où on ne se bouscule pas forcément au portillon pour briguer des
mandats. Tout le monde n’a pas forcément envie de devenir un bureaucrate
syndical.

Il faut avoir à l’esprit qu’une personne qui a assumé des fonctions de
permanent syndical et qui cesse ses fonctions peut avoir des difficultés à
retrouver son poste, voire tout simplement à conserver son travail. Cela ne
me semble cependant pas une raison suffisante pour conserver un permanent
à vie.

Il y a un cas de figure qui n’existait pas du temps de Pestaña, lié à
l’existence de la Communauté européenne et à la constitution de structures
syndicales européennes – la Confédération européenne des syndicats. Pour
résumer, il est en train de se constituer un nouveau modèle syndical dans
lequel les adhésions de syndiqués, et par conséquent les cotisations des
syndiqués, n’auront qu’une importance marginale. Les organisations qui
auront intégré la CES recevront des subventions pour pouvoir fonctionner,
et ces subventions seront définies par les résultats aux élections
professionnelles où l’ensemble des salariés, et pas seulement les syndiqués,
peuvent voter ( Voir : « Temps nouveaux, syndicats nouveaux ? »
http://monde-nouveau.net/spip.php?article321 ).

Lorsque je dis « corruption », il faut entendre le mot de deux manières.
1. Il y a le cas des véritables salauds qui profitent des circonstances pour
s’en mettre plein les poches, qui interviennent pour infléchir les orientations
du syndicat dans le sens où ils savent qu’ils pourront obtenir plus
d’avantages personnels. C’est ainsi que dans une grande ville du Midi, tel
syndicat du secteur des transports publics a tenté de faire en sorte que ceuxci
soient assurés par la société A plutôt que par la société B, parce qu’avec
la première l’argent coulerait à flot dans les poches de la direction syndicale
locale. Ce genre de fait, qui n’est pas isolé, est parfaitement connu par les
directions fédérales et confédérale, et totalement désapprouvé, mais il
semble que leur marge de manoeuvre soit limitée pour empêcher cela.
2. Mais par « corruption » il faut entendre aussi une corruption plus
insidieuse, plus subtile. Il s’agit de la participation de responsables
syndicaux, plutôt au niveau fédéral et confédéral, à différentes instances
dans lesquelles des représentations syndicales côtoient d’autres
représentations – Etat, patronat, etc. dans un but consultatif. L’une des plus
prestigieuses de ces institutions est sans doute le Conseil économique et
social. Il va de soi que les syndicalistes qui participent à ces instances sont
rémunérés d’une façon ou d’une autre – argent, honneurs, ou les deux.

Ces deux cas de figure n’existaient pas du temps de Pestaña, pour la simple
raison que le modèle dominant n’était pas un modèle fondé sur la médiation
et la négociation.
Il ne faut pas déduire de cela que la rémunération prise en charge par les
entreprises est inévitablement un facteur de corruption. Beaucoup de
militants se disent qu’être payés par la direction, c’est toujours ça que les
cotisants n’auront pas à payer et tout ce qu’on peut arracher au patron, c’est
toujours bon à prendre, et qu’il n’y a pas de complexe à avoir.
Le facteur de corruption des militants se trouve moins dans le fait qu’ils
puissent être rémunérés par le patron que dans l’absence totale de contrôle
des mandats par les syndiqués, et l’absence de rotation des mandats. Il est
certain qu’à partir du moment où on est payé à vie sans être obligé d’être à
son poste de travail, on n’a pas envie de retourner au boulot, et qu’on fait
tout pour ça. De nombreux permanents syndicaux restent en place vingt ans
ou plus. Mais il est vrai aussi que de nombreux secrétaires de syndicat, qui
sont permanents, sont systématiquement réélus par les syndiqués – ce qui
fait qu’ils conservent indéfiniment leurs mandats. La bureaucratie, c’est un
phénomène à double sens : elle est également suscitée par la base.

On a dit que les « Latins » étaient plus révolutionnaires que les
« Nordistes ». C’est à mon avis une ânerie. Il y a eu d’une part les pays où le
patronat et l’Etat refusaient toute forme de médiation avec la classe
ouvrière, d’autre part les pays où une forme de médiation a fini par
s’imposer. Dans les premiers, la moindre revendication ouvrière aboutissait
souvent à un affrontement avec l’Etat, avec son cortège de répression,
d’arrestations, parfois de morts. Dans les seconds, différentes formes de
médiation se sont instaurées, contribuant à désamorcer les luttes ouvrières
violentes. Ces formes de médiation allaient de la simple négociation sur les
revendications jusqu’à la participation aux élections parlementaires.
Dans le premier cas, le prolétariat n’avait d’autre choix que d’être
révolutionnaire, puisque la moindre revendication aboutissait souvent à la
confrontation violente ; il est significatif que dans le second cas, les
mouvements révolutionnaires ont tout simplement disparu…

L’une des causes du caractère confidentiel des organisations
révolutionnaires d’aujourd’hui, c’est qu’elles semblent incapables d’intégrer
la modification générale du contexte dans lequel elles se trouvent. Elles
vivent et militent avec en tête un schéma totalement dépassé. Une
organisation syndicale anarcho-syndicaliste qui aujourd’hui agirait avec en
tête le schéma de la CNT espagnole du temps de Pestaña resterait
indéfiniment confidentielle. C’est d’ailleurs la même chose pour ceux des
léninistes qui vivent dans l’espoir d’un jour pouvoir « prendre le Palais
d’Hiver » comme en Octobre 1917. Tout ça, c’est fini.
Si on veut dépasser le niveau du groupe confidentiel, il faut intégrer un
certain nombre de données de la société d’aujourd’hui concernant les
instances de médiation. La difficulté, que je ne conteste pas, est de définir
jusqu’où on peut les intégrer. Et la seule garantie contre les excès, c’est le
contrôle des mandats et la rotation des mandats. Il faut savoir qu’à un
certain niveau du développement d’un syndicat, lorsqu’il dépasse le cadre
du groupe confidentiel, il est matériellement impossible d’assurer
conjointement un travail dans une entreprise et un mandat de secrétaire de
syndicat.

Une organisation syndicale révolutionnaire ne pourra de toute façon pas
espérer atteindre le niveau d’adhésion des syndicats traditionnels dans les
sociétés industrielles développées. Je pense qu’il y a un seuil – 20 ou
30 000, peut-être. C’est ce que montre le cas de la SAC en Suède et de la
CGT en Espagne.

La question est de savoir si on préfère rester indéfiniment 300 et attendre la
révolution, ou être 30 000 et pouvoir, en attendant, et même modestement,
agir sur les événements et proposer une alternative crédible aux travailleurs.

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