Accueil > Portraits > Anarchosyndicalisme, musiques et plaisir d’être ensemble…

Anarchosyndicalisme, musiques et plaisir d’être ensemble…

vendredi 9 mars 2012, par AutreFutur

" En 1997, quand les musiciens du label nato montèrent sur scène pour prolonger le discours d’Abel Paz et l’aventure "Durruti" [1], aucun n’avait de place définie d’avance dans un quelconque organigramme. Nul besoin, sans attache et c’était comme s’ils s’étaient débarrassés de leur ombre. Nul autre lien que l’écoute, sans autre lieu que l’écho en l’autre de leur propre vide. Et la musique est passée, les a traversés, possédés, a parcouru leurs territoires, a donné corps en eux à la matière d’avant la matière. De l’improvisation libre, libérée, libertaire. Il n’y avait plus de différence entre la vie et la musique qui s’y engouffrait, l’occupait, la transformait. Une fluidité, une continuité. De la poésie en acte. Un modèle esthétique et politique."
Stéphane Ollivier, Jazz Magazine, Juin 1997 (à propos d’un concert à la CNT)

15 ans après cette manifestation, nous avons dialogué avec Jean Rochard, producteur de musiques, libertaire et animateur du label nato [2].


Autre Futur : On sait tes liens dans le Jazz et dans l’anarchosyndicalisme…

Jean Rochard : À un moment le jazz que j’écoutais avait l’étiquette de Jazz libertaire, ce qui ne veux pas dire que les types qui en jouaient avaient leur carte à la CNT. Mais les choses font leur chemin. Adolescent, j’écoutais certaines musiques qui me semblaient aller avec une certaine idée du changement du monde. Ce pouvait être Jimi Hendrix puis Don Cherry [3]. Il s’agissait de musiques qui cherchaient à dépasser leur propre cadre, avec une pratique collective forte qu’on ne connaissait pas vraiment avant, pas de cette manière en tout cas.

UAF : Certains ont découvert le Free, au lycée, en même temps qu’ils découvraient les Diggers et les Black Panthers. Cette musique était le lien avec ces révoltes…

J-R Ce qui a sans doute le plus parlé aux gens, pendant la lutte sur les droits civiques, c’était davantage James Brown, Aretha Franklin ou les Staple Singers [4] que ce que faisaient Max Roach [5] ou Archie Shepp [6], même si leurs résonnances comptaient aussi à différents niveaux. Lorsque Coltrane joue « Alabama », en mémoire d’enfants noirs assassinés, c’est marginal et pourtant ça va inscrire une force pour très longtemps. Mais quand Shepp a voulu faire passer ses idées politiques de façon plus urgente, il a utilisé la Soul Music avec par exemple Attica Blues ou Things have got to change. Aucune forme musicale ne garantit d’appartenance de lutte, c’est dans la pratique des musiques, sur ce qu’elles peuvent représenter, raconter que ca se joue. Rejouer du free-jazz aujourd’hui ne représente plus la même chose qu’au moment de sa création. De la même manière, personne ne peut faire du punk rock comme on le faisait en 1976. C’est forcément autre chose. Nos propres histoires se mélangent à un jaillissement. En ce moment nous sommes dans une certaine absence de mouvement, ce qui ne veut pas dire que nous sommes dans l’absence de créativité, bien au contraire, il se passe énormément de choses, de tentatives, il y a énormément de gens qui ont des choses à dire, mais avec peu de connections. Du coup, le mouvement est faible.
Le dernier mouvement musical fort, fut le rap, qui a pris tout le monde à rebours puisque l’industrie ne s’y est, dans un premier temps, pas intéressé. Ça s’est mis à marcher tout seul, elle a alors essayé de le récupérer, en y parvenant en partie à sa façon, mais en s’inscrivant manifestement pour la première fois à la traîne. Pour l’industrie, la musique est devenue un gadget, un truc pour mettre dans les ordinateurs, les téléphones. Il y a une logique là-dedans, par contre ce qui n’est pas logique c’est que la production dite indépendante ne dépasse que trop rarement ce constat.

UAF : Calle 13, groupe de Hip Hop portoricain, est très intéressant, tant musicalement que dans les textes. Dans un morceau (« Calma pueblo »), il brocardent Sony et vantent l’appropriation de leur musique par tous [7]. Ils ont également collaboré avec Ruben Blades [8], bien connu pour sa "musica consciente".

J-R Il y a beaucoup d’expression forte dans le hip hop indépendant : The Coup, POS, Los Nativos, Ill Chemistry… Le free-jazz aujourd’hui, c’est une musique qui a 50 ans, ce qui n’empêche pas d’en jouer, mais on ne peut s’arc-bouter sur l’idée que ce serait encore une avant garde. C’est une forme, une école comme il y en a eu d’autres. Elle peut porter des choses autres qu’au moment où elle a jailli à condition de ne pas se replier. Je prends toujours cet exemple la, mais quand on regarde le film Woodstock, il y a un groupe de rockabilly, Sha-na-na, qui se fait sortir, parce qu’il joue une musique qui est datée. Cette musique, à ce moment là, elle a 10 ans. Je ne suis pas un esthète. Je ne défends pas une esthétique. Dans un premier temps, c’est la question de l’expression qui m’intéresse, les gens avec qui je travaille. Produire des disques, c’est littéralement domestiquer une idée pour la fixer et en faire un produit. Donc c’est la contrepartie qui est intéressante, ce qui se joue tout de même hors cadre.

UAF : Faire en sorte qu’au bout d’un moment, une idée, un "je ne sais quoi", devienne une réalité qui s’entende, qui s’écoute, qui fasse ressentir des choses…

J-R Oui, mais dans un autre espace que le concert ou la musique "en direct". Quand j’ai commencé à produire des disques, je me suis interdit d’écouter deux musiciens : Jimi Hendrix et John Coltrane [9], que j’avais énormément écouté quand j’étais adolescent. Je me suis dit ; si j’écoute ces musiciens, je ne vais pas m’en sortir. Ils m’avaient apporté beaucoup de liberté, mais à ce moment-là, j’en nécessitais une autre. Je ne les ai pas écouté pendant 7 ou 8 ans. J’ai arrêté comme on arrête de fumer. Et puis un jour, en 1987, j’étais dans un taxi à Londres et le chauffeur écoutait "Band of Gypsys" à fond la caisse. Je me suis dit « c’est quand même vachement bien », j’ai rompu cet interdit et j’ai mis des guitares électriques dans tous mes disques et j’ai travaillé un peu avec Elvin Jones. Ha ! ha !
Si je continue à faire ce que je fais, c’est parce que malgré tous les travers, la musique reste un langage puissant qui a un rôle à jouer dans les changements du monde aujourd’hui. Ce n’est pas forcément une lecture illico en disant : "Me voila, j’arrive avec ma chanson, le poing levé" et hop, ca fait l’affaire. C’est comme une sorte de puzzle d’impressions qui se joue à plein de degrés. Tant que l’on n’arrive pas à constituer une image, on n’y voit pas grand chose. Il faut s’autoriser à découvrir, à écouter, à inventer. Avec une culture libertaire, on ne devrait pas avoir de problème à aller vers "l’inconnu".

UAF : Y compris, écouter Yvette Horner…

J-R … et donc "l’étranger". Si tout d’un coup on se cantonne à un truc en ce disant "voilà ce que c’est que notre culture", on se retrouve à écouter seulement Jean Ferrat comme le faisaient certaines personnes du PC.

UAF : Oui, mais c’est aussi ce qui se passe quant tu dit "je suis libertaire", souvent, on te dit :"Ah, t’écoutes du Punk ou Ferré".

J-R Léo Ferré, c’est magnifique et le punk a été un mouvement capital, un coup d’arrêt vital à un moment. Mais pour vraiment aimer les gens ou les choses, il ne faut pas les transformer en caricature. Ce que Ferré et le Punk nous ont enseigné de deux façons radicalement différentes, c’est que le champ était très large, qu’on devait l’occuper.

Jean Rochard & AutreFutur


À écouter / découvrir :
Coltrane : http://www.deezer.com/fr/search/Coltrane

Archie Shepp : http://www.deezer.com/fr/search/Archie%20Shepp

Don Cherry : http://www.deezer.com/fr/search/Don%20Cherry

Staple Singers : http://www.deezer.com/fr/search/Staple%20Singers

Max Roach : http://www.deezer.com/fr/search/Max%20Roach

Ruben Blades : http://www.deezer.com/fr/search/Ruben%20Blades

Calle 13 : http://www.deezer.com/fr/search/calle%2013


Portfolio


[1En deux disques et 36 plages, musiciens, chanteurs, écrivains, acteurs s’interrogent et créent à partir de l’histoire de Buenaventura Durruti, une dédicace sans nostalgie et pleine d’actualité. Participation d’Abel Paz, auteur de Buenaventura Durruti, un anarchiste espagnol.
"C’est seulement en se libérant de la peur que la société pourra s’identifier dans la liberté."
Buenaventura Durruti. http://www.natomusic.fr/catalogue/musique-jazz/cd/nato-disque.php?id=119

[2Le 3 septembre 1980, dans la petite Chapelle de Chantenay-Villedieu secrètement nichée au cœur de la Sarthe, s’installent des micros devant les contrebasses de Beb Guérin et François Méchali : c’est alors que commence l’aventure des disques nato.http://www.natomusic.fr

[3Don Cherry (Nov 1936-Oct 1995) Trompettiste de jazz américain, connu entre autres pour son association avec les saxophonistes Ornette Coleman et Albert Ayler.

[4The Staple Singers . Groupe de musique gospel, R&B et soul formé par Roebuck « Pops » Staples et ses enfants

[5Maxwell Lemuel Roach (janvier 1924 - août 2007), est un percussionniste, batteur et compositeur de jazz. Pionnier du bebop, il aborda aussi beaucoup d’autres styles de musiques et fut ainsi considéré comme l’un des batteurs les plus important de l’histoire. Il travailla avec une multitude de musiciens de jazz dont Coleman Hawkins, Dizzy Gillespie, Charlie Parker, Miles Davis, Duke Ellington, Charles Mingus, Sonny Rollins ou encore Clifford Brown.

[6Archie Shepp, (Mai 1937) Saxophoniste de Jazz américain. Il est notamment connu pour ses prises de position afrocentriques dans les années 1960, dénonçant les injustices subies par les Afro-Américains, au sein du New York Contemporary Five ainsi que par des collaborations diverses avec Horace Parlan, et ses contemporains de la "New Thing", principalement Cecil Taylor et John Coltrane.

[7"Es el momento de la musica independiente Mi disquera no es Sony, mi disquera es la gente Las personas que me siguen y escuchan el mensaje." C’est le temps de la musique indépendante. Mon label n’est pas Sony, mais les gens. Les personnes qui me suivent et écoutent le message.

[8Auteur, compositeur, vocaliste, mais également comédien et homme politique panaméen né à Panama City en 1948. Personnalité multi facettes, il est largement considéré comme l’inventeur du sous-genre généralement dénommé Salsa Consciente ou salsa à texte, popularisé par sa collaboration avec Willie Colon à partir de la fin des années 70. Parmi une longue liste de "hits" à consonance poétique, sociale, historique et/ou politique aujourd’hui connus de toute l’Amérique Latine, il est notamment l’auteur de Pedro Navaja, morceau connu bien au-delà du cercle des amateurs de musique afro caribéenne.

[9John William Coltrane (Sept 1926 – Juillet 1967) Saxophoniste de jazz, compositeur et chef de formation Coltrane a toujours cherché à se dépasser sur tous les plans. Il envisageait sa musique comme une quête spirituelle. Sur le plan technique, il explora de nouveaux modes d’expression, cherchant de nouvelles sonorités, de nouveaux timbres et de nouvelles façons d’étendre la tessiture et la dynamique du saxophone. Sur le plan stylistique, il est parvenu à élargir les horizons de cet instrument en combinant l’improvisation à la chaleur du timbre, à la dynamique et au rythme.