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« Pourquoi est-ce que les gens ne se mobilisent pas ? » Entretien avec le sociologue Franck Poupeau



lundi 11 mars 2013,


Fabien D


Réflexions

Franck Poupeau a publié récemment Les mésaventures de la critique aux éditions Raisons d’agir, dont il s’occupe depuis le milieu des années 2000. Ce livre porte un regard sans complaisance sur les écueils d’une militance anticapitaliste qu’il considère actuellement peu en prise, trop souvent, avec le monde social et peu à même, en conséquence, de le transformer. Proche de Bourdieu dans les années 1990 alors qu’il était encore en thèse de sociologie, Franck Poupeau exprime par ailleurs un intérêt pour les luttes syndicales dans une perspective anticapitaliste et une critique des logiques de délégation politique qui ne pouvaient qu’intéresser AutreFutur. Cet entretien fait le point sur ses préoccupations, dont une caractéristique est de ne pas hésiter à trancher avec l’air du temps.

Autre Futur : Bourdieu considérait qu’une forme de pseudo-neutralité idéologique pouvait servir d’alibi au désengagement des sciences sociales, retranchées dans « les facilités vertueuses de l’enfermement dans leur tour d’ivoire ». Es-tu d’accord avec cette idée ? Comment situes-tu ta démarche par rapport à l’engagement politique et aux exigences des sciences sociales ? Comment considères-tu, de ce point de vue, le contexte actuel ?

Franck Poupeau : C’est une discussion très compliquée. Cette tension entre science et engagement ne peut pas vraiment être supprimée. Il faut défendre, d’une part, ce qu’on peut appeler l’autonomie des champs scientifiques, surtout dans le contexte actuel, où depuis une dizaine d’années, il y a une montée très forte des recherches appliquées, des recherches financées par les décideurs politiques et les services administratifs des ministères (Emploi, Éducation, etc.). Il faut maintenir une autonomie de la recherche, c’est-à-dire cette capacité de la recherche à se fixer elle-même ses problématiques, ses méthodes, ses modes d’évaluation (les jugements par les pairs, etc.). Même si ce n’est pas parfait et qu’il peut y avoir des dysfonctionnements. C’est une partie du problème.

En même temps, l’effet pervers des logiques actuelles de professionnalisation et de spécialisation des recherches dans des sous-disciplines, c’est de perdre de vue l’idée que, comme disait Durkheim, « la sociologie ne vaudrait pas une heure de peine » si elle ne servait à rien, si elle n’avait aucune répercussion. C’est une tension qui n’est pas facile à tenir. Je vois une façon de la tenir en réaffirmant le fait que plus on est scientifique, plus on est politique, au fond : plus on arrive à démonter certains mécanismes de domination - puisqu’il s’agit de ça en sciences sociales, sinon je n’en vois pas l’intérêt si c’est pour étudier des choses dans le vide ou sans intérêt politique -, plus on a des effets politiques. Une sociologie qui fixe de manière autonome ses problématiques et qui, par le même coup, arrive à démonter des structures de domination, structures symboliques, structures de domination au travail, etc., ne serait pas seulement un vœu pieux ou une figure de rhétorique : ce serait une façon de tenir ensemble cette dualité.

Le contexte actuel rend la tension encore plus difficile à supporter. Il y a aujourd’hui une pression très forte des financements de la recherche appliquée, en particulier des financements européens. Ces financements orientent totalement la recherche dans un sens d’ingénierie sociale, applicabilité pour les « décideurs ». Il faudrait étudier davantage les structures politiques, académiques de la recherche pour pouvoir répondre complétement. Il y a finalement une situation de double bind : contre la spécialisation de la discipline, il faut maintenir une exigence d’intérêt politique global, mais contre les demandes politiques extérieures, il faut maintenir une exigence d’autonomie. Il faut naviguer entre les deux, ce qui rend désormais la réponse compliquée...

AF : Tu as fréquenté Bourdieu à l’époque de sa plus grande exposition publique et politique. Je me souviens qu’on pouvait lire au début des années 2000 des textes de toi sur les luttes, le syndicalisme dans des revues comme Agone, Alternative libertaire, de même qu’aujourd’hui dans Autrefutur... Penses-tu qu’il y ait toujours quelque chose de pertinent, de façon générale, dans la tradition syndicaliste révolutionnaire, anarchosyndicaliste ou certains courants sociaux "libertaires" ? Est-ce que tu trouves dans le travail de Bourdieu (voire dans vos échanges de l’époque) quelque chose allant dans ce sens ?

FP : Pour faire le lien avec la question précédente : il faut se rappeler que Bourdieu s’est engagé politiquement dans les années 1990 de façon très publique, puisqu’il était professeur au Collège de France, avait publié la Misère du monde, puis est intervenu dans les grèves de décembre 95 - en fait, il a toujours fait des textes politiques depuis l’Algérie, il a pas arrêté d’en faire dans les années 1970-80 avec moins de notoriété, c’était moins visible. A partir de 1995, c’était un contexte où il y avait un matraquage médiatique, via les journaux, la télé, en faveur des politiques néolibérales menées par des intellectuels, journalistes... Au sommet de sa notoriété scientifique et sociale, Bourdieu les critiquait beaucoup car il considérait qu’ils détruisaient l’autonomie du champ scientifique, en particulier les « experts » et les économistes contre lesquels il se battait beaucoup. C’est pour ça qu’il investissait son capital scientifique dans la lutte. Il voulait rompre avec le schème suivant : l’économie, ce n’est pas la science contre les passions populaires, et donc il faut que les mouvements sociaux s’arment des acquis des sciences sociales en particulier pour pouvoir gagner la lutte face à cette expertise, qui s’imposait avec une violence symbolique extrême. Une partie des Les mésaventures de la critique est axée sur l’analyse de la violence symbolique qui est une notion fondamentale pour comprendre les enjeux de l’engagement de Bourdieu : sans sa perception de la violence symbolique du discours d’expertise économique par exemple, il n’aurait pas autant engagé sa notoriété scientifique, destinée à appuyer la dimension de « connaissance » des mouvements sociaux. S’il s’est engagé comme savant en faisant valoir les outils des sciences sociales, c’est pas du tout pour dire « c’est moi qui ai la vérité » (comme le prétend Rancière, qui plaque une critique un peu grossière façonnée sur Althusser au cas Bourdieu), c’est pour dire qu’il y a des modes de domination parfois invisibles qui sont très délicats à cerner, pas faciles à vaincre, que les sciences sociales permettent de dévoiler et de combattre. Il n’y a pas de privilège des sciences sociales, il y a juste des outils qui peuvent être utilisés dans les luttes sociales, si les mouvements daignent se les approprier... Quand Bourdieu disait ça, les gens qui étaient les plus proches de ces positions-là, qui le comprenaient le plus étaient souvent les fractions les plus cultivées, les plus savantes et les plus « intellos » du mouvement social : il y avait des gens de SUD, des gens de l’anarcho-syndicalisme, qui avaient une culture politique, qui faisaient de la socio, etc. Quand Bourdieu avait lancé le mouvement social européen, il y avait toute la gauche qui était présente, depuis les Verts jusqu’au PCF et tous les syndicats. A la fin de l’initiative, on a terminé juste avec les gens de SUD, quelques associations comme Droits Devants, etc. Ceux qui étaient les plus disposés à entrer dans une lutte non purement « organisationnelle ».

Un thème présent chez Bourdieu est celui des effets de la représentation politique que l’on retrouve dans sa critique, à partir des années 70, des organisations politiques et aussi des syndicats. Dans les textes, dès 82/83, on trouve une critique du PC et de la CGT. C’est aussi une déception sur l’évolution de la CFDT à l’époque. On trouve dans Interventions. 1961-2001 (Agone), un texte de cette période intitulé « Retrouver la tradition libertaire de la gauche ». Il a toujours dit être plus sensible à ces formes de luttes syndicales au mode organisationnel anti-hiérarchique qu’à l’idée de retrouver la figure de l’intellectuel « compagnon de route », associé à un parti, etc. En 2010, un texte a été publié dans Agone, à propos de la Pologne dans les années 1980. On le voit intervenir aux côtés de la CFDT sur ce sujet, tout en s’en distançant, voyant déjà son évolution dans le sens d’un syndicat non plus de lutte, mais d’accompagnement des évolutions du capitalisme. J’applique cette lecture, dans le premier chapitre de mon livre, à un certains nombres de dérives de l’« altermondialisme », où la spécialisation de certains porte-paroles ont des effets néfastes sur les orientations même du mouvement anti-capitaliste.

AF : N’est-ce pas une limite que de constater que cette critique, dont tu donnes un exemple avec le mouvement social européen, ne va toucher que des gens qui sont plus cultivés, etc ?

FP : Oui, c’est une limite évidente. Elle tient à des lois sociologiques, le lien direct entre la possession de capital scolaire et la propension à entrer en politique. Si des grosses organisations politiques font du travail militant de diffusion sans faire du travail d’éducation populaire, d’éducation politique, les gens ne peuvent pas accéder à ce discours non plus. Ce n’est pas un discours très facile à tenir et à soutenir concrètement, il ne faut pas se voiler la face. Bourdieu critiquait beaucoup le PC et la CGT pour avoir cassé le mouvement ouvrier notamment par anti-intellectualisme. Par rapport à ça, quelques organisations, quelques associations, quelques syndicats n’ont pas développé cet anti-intellectualisme ouvriériste qui a traversé le mouvement ouvrier français au vingtième siècle, dont on trouve l’écho jusque chez Rancière aujourd’hui ou chez d’autres intellos qui reprennent les vieux arguments de l’anti-intellectualisme pour conforter leur position intellectuelle. Cela peut séduire ceux des intellectuels qui sont souvent intellectuellement dominés. C’est sans doute un peu simple de dire ça (Rancière a une vraie œuvre à côté), mais ce n’est pas faux... Ce type de position « anti-intellectuelle » est en revanche très « esthétique », car la façon de dépasser tout ça, c’est l’esthétique. T’es contre l’intello académique, contre le savant, mais t’es un intello, alors qu’est-ce que tu fais, t’écris sur le cinéma. Tu n’as plus que ça à faire. C’est vite dit mais voilà... Je vois ça souvent, chez des gens à prétention intellectuelle (tout à fait légitime) mais qui n’ont pas accès à des postes académiques ou à des consécrations académiques : le refuge dans des formes de contestation culturelle.

AF : Pour revenir aux questions de positionnement politique à partir de Bourdieu, on pourrait aussi aborder la question de l’État...

FP : La question de l’État a été reposée par un camarade anarchiste, Thierry Renard, d’Alternative libertaire et de Sud. Il disait « les libertaires n’ont jamais affronté véritablement la question de l’État ». Récemment, j’ai eu une très bonne critique de mes Mésaventures dans je ne sais plus quelle revue libertaire. Mais je n’avais effectivement pas mis « mort à l’État, mort aux vaches », donc même si le livre était très bien lu et le critique d’accord avec plein de trucs, il disait quand même que j’avais une vision « léniniste » des choses... Je n’invente pas, c’est le mot employé… Cela renvoie de toute façon au fait que la question de l’État est compliquée à poser, même dans le cadre de la sociologie de la domination de Bourdieu. Il montre du reste dans son cours Sur l’État, que l’on a publié l’an passé, que l’État est une réalité ambivalente. C’est un vecteur d’universalisation, donc, à certains égards, de libération mais, en même temps, un vecteur de domination ; il unifie et en même temps produit une division du travail de domination : l’envers de cette libération, c’est la colonisation de tout ce qui est non-universel - aussi bien la réalité béarnaise que la réalité kabyle. L’État écrase tout ça au nom de l’universalité, et en même temps l’universalité contribue à produire de l’émancipation, paradoxalement. C’est ce qui est compliqué à comprendre : ce n’est pas parce que, dans les années 70, Bourdieu critique la reproduction des inégalités scolaires, via le système d’enseignement, en tant que c’est une institution d’État, qu’il ne va pas dire que l’État peut être la garantie d’un certain nombre de libertés, d’accès à des processus plus universels, et défendre l’État social en décembre 1995. Ce n’est pas parce qu’il faut critiquer le démantèlement de l’État social depuis les années 90 qu’il faut prôner le retour à l’État tel qu’il fonctionnait auparavant non plus, ce même État dont on critiquait la fonction de reproduction des inégalités. Le problème, c’est d’inventer des formes de garantie du « public », du service public, de l’espace public, de la protection sociale universelle, etc., sans retomber dans le même type d’État qu’auparavant. C’est une question que Bourdieu posait. C’est une question, je le note dans mon introduction, que la gauche n’arrive pas à se poser. Une des grosses erreurs des mouvements sociaux depuis les années 90, c’est d’avoir défendu les services publics en ne posant pas la question de la forme d’État qui doit accompagner les services publics. Si c’est pour revenir à l’État social précédent, que les mêmes militants critiquaient fortement dix ans plus tôt, on peut effectivement se demander si cela en vaut la peine. Les réformes de l’État ont précédé la réflexion des gens de gauche (il y a eu des numéros récents des Actes de la recherche sur « Le conseil de l’État ») et ont produit une transformation interne de l’État qui prend le contre-pied des solutions qu’on pourrait proposer : dans un sens managérial, complétement évaluateur, d’une destruction de l’État social, au profit de l’État pénal, de l’État fiscal, etc.

AF : Ton livre Les mésaventures de la critique remet en question les discours de critique sociale pratiquant l’idéalisation, en quelque sorte, des résistances populaires spontanées, qui empêchent, à ton avis, de poser clairement la question de la construction de mobilisations collectives. Peux-tu préciser cette idée ? Comment conçois-tu, en conséquence, la possibilité d’une mobilisation collective émancipatrice ?

FP : Ces idées sont liées à mon expérience bolivienne, où j’ai vécu ces dernières années. Il faudrait mettre cela en perspective en France avec l’histoire du mouvement ouvrier, des structures d’encadrement, des comités locaux d’entreprise, des cellules locales du PC... Je partirai plutôt de choses que je connais plus directement. Je suis en train de finir un livre sur les guerres de l’eau en Bolivie, souvent présentées comme une sorte de rébellion anticapitaliste : l’image du brave bolivien, plus ou moins d’origine indienne, donc spontanément rebelle, spontanément anticapitaliste parce que, soit disant, il a une relation plus proche avec la Terre Mère... On trouve ça aussi bien dans le discours indianiste local bolivien que dans l’idéalisation, depuis l’Europe ou les USA, de ces conflits environnementaux. J’ai vu ça par exemple chez les anthropologues étasuniens. Or, la guerre de l’eau n’a rien à voir avec une mobilisation spontanée. Pendant des décennies, les agriculteurs se sont organisés, notamment par rapport aux problèmes de sécheresse et aux politiques publiques promises mais qui n’étaient pas menées. Quand la privatisation est survenue et que, en plus, elle les empêchait de récolter l’eau de pluie, ça a été, si je puis dire, la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Tous les groupements qui étaient prêts sur place, y compris en liaison avec des travailleurs de la ville, se sont mobilisés rapidement – d’autant que c’est une zone où il y avait déjà eu la révolution nationale dans les années 50, il y avait une vieille tradition militante, renforcée par l’arrivée des militants mineurs expulsés des mines dans les années 80. Tout cela a généré un ensemble explosif qui a produit une mobilisation sans précédent et expulsé une grosse entreprise anglaise. Cela n’a rien à voir avec une sorte de mobilisation spontanée, dont le très beau film, du reste, Même la pluie, donne une image très idéalisée. Tout d’un coup les gens se dressent contre l’entreprise parce qu’il n’y a plus d’eau dans le robinet... Ce n’est pas du tout comme ça que ça se passe... La preuve, qu’est-ce qui a fait que, au même moment, dans d’autres endroits où l’eau était privatisée et où les conditions étaient peut-être plus dures, les gens ne se rebellaient pas ?

Les sciences sociales n’ont pas pour vocation d’exalter les mouvements sociaux. Or beaucoup d’intellectuels s’engagent de façon non armée sociologiquement. Il ne s’agit pas de faire l’éloge des dominés qui se révoltent, c’est-à-dire de faire des papiers super spécialisés d’un côté, et, ensuite, des interventions dithyrambiques sur les dominés, que ce soit les femmes, les homos, les indiens ou n’importe qui d’autre. Le problème est de se demander, au contraire, pourquoi est-ce que, dans la plupart des cas, les gens ne se mobilisent pas, lorsqu’ils auraient tout intérêt à se mobiliser... C’est un peu l’équivalent de la question que posait Thomas Franck à propos des États-Unis quand il se demandait pourquoi les milieux populaires votent à droite. Bourdieu apporte des éléments de réponse qui ne sont jamais discutés, ni par les sciences politiques ni par les militants, notamment avec le lien qu’il établit entre capital scolaire et politisation. Dans quelle mesure est-ce que ce lien fonctionne, comment se fait-il que des gens qui n’ont pas de capital scolaire se politisent ? Comment expliquer les exceptions ? D’où l’idée de « capital militant », qui se réfère à des formes de capital scolaire qui sont acquis à l’intérieur des organisations. Quelles sont les conditions de possibilité de cette mobilisation ? On est sur une relation précise, observable, discutable, réfutable. Il y a une relation statistique qui est établie dans des contextes sociaux donnés, étudiés par Bourdieu. Est-ce que c’est vrai, quelles en sont les limites ? Quand la « loi sociologique » est rompue, arrive-t-on à en rendre compte ? C’est ça qu’il faudrait poser comme question au lieu de lancer des anathèmes politiques. Ce n’est jamais discuté alors que c’est un des points les plus importants de l’œuvre de Bourdieu, je trouve. Cela se trouve dans La distinction, qui est aujourd’hui l’œuvre de sciences sociales la plus citée au monde.

AF : L’intérêt de ton bouquin est d’inciter à faire un bilan "militant" de ces dix dernières années. Tu portes ton analyse critique sur, par exemple, l’orientation socio-libérale d’une certaine "gauche", les mouvements épisodiques ne vivant que de leur médiatisation, les grèves défensives sans soutien populaire d’ampleur, le retrait des logiques d’implantation militante syndicale au profit d’activités plus culturelles de contestation, l’absence de jonction entre différentes luttes "minoritaires" et des mouvements sociaux liés au travail, les logiques de construction de petite communauté utopique au détriment des logiques collectives de construction de mobilisations plus massives. Peux-tu revenir sur ces différentes questions ? En quoi cette conjoncture te parait-elle problématique et quels en sont les enjeux importants ?

FP : Pour faire le lien avec la question précédente, la gauche critique, la gauche radicale, en général, ne voulant pas poser ce genre de question, reste dans le présupposé de l’autonomie des dominés. Elle occulte donc la question des conditions sociales d’accès à la politisation. C’est la critique que je porte et cela rapproche, selon moi, des courants aussi disparates que le postcolonialisme (surtout dans sa forme militante française), ce que j’ai appelé le « populo-ouvrièrisme » à la Rancière, le postmodernisme, etc. Cela amène un autre constat. Ne se posant pas cette question-là, qu’est-ce qu’ils font ? Il n’y a pas d’analyse précise des conditions actuelles de la politisation. Qu’est-ce qui avait fait la force du mouvement ouvrier, parmi les luttes les plus dures et les plus intéressantes, aussi les plus réprimées, aux alentours du XIXème-XXème siècle aux Etats-Unis, comme en France et en Europe ? C’étaient des luttes sur le lieu du travail. La critique que fait quelqu’un comme Ben Michaels, auteur de La diversité contre l’égalité, même si elle est un peu raide, qui dit que « voilà, maintenant vous privilégiez les luttes culturelles, les luttes pour la diversité, les luttes de défense des minorités sur les luttes du travail et en ça vous faites le jeu des dominants », demeure un impensé très fort, elle rend les gauchistes complètement dingues. La question qu’il faut se poser, ce serait alors la suivante : à partir du moment où une des conditions principales de la politisation était que les luttes, parce qu’elles étaient menées sur le lieu de travail, fournissaient le plus d’encadrement direct possible, que ce soit un syndicat, un parti, etc., comment les remplacer ? Comment fournir des formes d’encadrement à la fois efficaces et émancipatrices ? Bien sûr, je sais que plein de gens n’aiment pas le mot « encadrement », je ne dis pas de « contrôle ». Je parle d’éducation politique, d’éducation populaire, de formation militante. Ce dernier terme évoque plutôt le côté intellectuel, mais la politique c’est aussi des routines, des techniques, c’est aussi savoir être membre d’une assemblée, parler en public, rédiger un tract, etc. Quelles sont les forces sociales qui pourraient permettre de retrouver des conditions de politisation, sinon équivalentes à ce qui a existé dans le passé dans le milieu du travail, en tout cas mobilisatrices par rapport à des milieux populaires en déshérence ?

Je ne l’ai pas écrit comme ça dans le livre car je ne le voyais pas aussi clairement. Mais de ce côté-là, les gauches critiques et radicales se réfugient dans des pis-aller. On va dans des associations pour les immigrés : c’est très bien, il faut le faire, mais c’est pas avec ça qu’on va mobiliser plus largement. On fait des petites communautés utopiques, c’est très bien aussi, mais c’est pas ça qui va mobiliser plus largement puisque ces petites communautés n’existent que par opposition avec le reste. C’est un des grands désaccords avec des amis libertaires par exemple. En gros, c’est bien beau d’agiter le panier de légumes bio, etc., mais ça résout pas le problème de la grande distribution, à partir du moment où 98% des gens n’ont pas accès à ces formes de panier bio... Je caricature peut-être un peu... Je ne dis pas qu’il ne faut pas mener de luttes culturelles, de luttes identitaires, et je pense qu’elles sont tout à fait compatibles avec les luttes du travail. Mais il faut faire en sorte que, dans tous les sens, ce soit compatible. Le mouvement ouvrier ne les a pas forcément rendues compatibles auparavant. Mais, inversement, les mouvements gays, pour les immigrés, pour les femmes, etc., se présentent un peu sans faire le lien avec le reste ou en ne faisant que des liens rhétoriques. On a de la conscience mais on n’a pas plus d’efficacité politique. Après c’est un peu vite dit et je ne suis pas le mieux placé pour parler de tout ça, loin de là. C’est ça qui est dur, parler de ces questions là sans donner l’impression de faire la leçon à tout le monde ! Je livre une analyse, après ce que font les gens dans les luttes pour les sans-papiers, etc., je serais incapable de mener le même niveau d’engagement et elles sont nécessaires. Mais il faut mener une réflexion globale, se demander comment créer du global à partir du particulier. Par contre, ce qui est difficilement supportable et qui nuit à ces luttes c’est la bonne conscience qui va avec tout ça.

Propos recueillis par Fabien Delmotte