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LA PRÉPARATION DES ESPRITS À UNE « ÉTRANGE DÉFAITE » ?

Carnet de guerre #24

dimanche 14 septembre 2025, par Jean-Marc Royer

LA PRÉPARATION DES ESPRITS À UNE « ÉTRANGE DÉFAITE » ? [1]

Jean-Marc Royer

L’histoire a toujours été écrite par les vainqueurs, mais il arrive malheureusement que les vaincus y croient et parfois même s’en fassent les porte-paroles.

1. Le régime de Poutine contrôle des secteurs clés de l’économie et s’approprie la rente énergétique, celle des matières premières et de l’armement. Son « premier cercle [2] » – majoritairement constitué depuis des décennies autour de motivations et de pratiques communes héritées du KGB et de la mafia pétersbourgeoise – est ainsi en mesure de façonner les rapports de domination selon une « logique de loyauté récompense/opposition-punition [3] ». Dire ou penser que cette kleptocratie n’a pas les moyens ni l’envie de reconquérir son empire, c’est ignorer ou nier l’histoire séculaire dont elle se réclame et sa dynamique impériale, revivifiée depuis plus de deux décennies [4]. Il est à noter que souvent, l’histoire de l’union soviétique et de la Russie, aussi bien que la nature du régime en place sont passées sous silence, ce qui permet de discourir de manière abstraite sur la paix, la guerre… etc. Il semble même que la mémoire fasse défaut à la plupart de nos commentateurs aussi bien qu’aux gouvernements occidentaux : les guerres de Poutine n’ont pas débuté il y a trois ans et demi, ni même en 2014, mais bien en 1999.

Aucune réflexion politique ou philosophique digne de ce nom ne peut s’abstraire d’un retour sur l’Histoire, surtout lorsqu’il s’agit de peuples qui en ont pâti durant tout le xxe siècle.

2. Lorsque l’invasion, la guerre totale, les crimes de guerre et de génocide du Kremlin quotidiennement perpétrés en Ukraine ne lui sont pas clairement attribués ; lorsque l’on renvoie dos à dos l’agresseur et l’agressé en parlant de « guerre russo-ukrainienne » ; lorsque l’on s’arrange – plus ou moins habilement – pour mettre Russie et Ukraine sur le même plan, et parfois même avancer qu’il n’y a pas de « différence qualitative » entre les deux régimes ; lorsqu’il est suggéré que les responsabilités sont partagées dans le déclenchement ou la continuation de cette guerre comme l’a dit le mafieux de Washington ; lorsqu’il est affirmé que les occidentaux ont excité Poutine en manipulant les marionnettes ukrainiennes ou pire, que le gouvernement ukrainien « a pris sa population en otage pour montrer des images sanglantes à l’étranger afin d’exiger plus d’argent alors qu’aucun missile russe n’a encore volé dans le quartier gouvernemental » [5] ; lorsqu’on laisse entendre que toute « grande puissance » aurait besoin d’un « glacis » pour assurer sa sécurité ; lorsque tout un article ou un dossier sur la guerre en cours accomplit l’exploit de passer par pertes et profits les dizaines de milliers de civils ukrainiens morts depuis le siège de Marioupol jusqu’aux bombardements des hôpitaux ou des immeubles d’habitations, alors, il y a tout lieu de penser que « le contrôle réflexif » institué depuis des décennies par Moscou est encore très efficace, ou consciemment relayé [6]. Mais cela n’exonère pas les scripteurs de bonne foi de leurs responsabilités, qui consisteraient, notamment, à rechercher la vérité des faits.

D’aucuns disent que résister à cette entreprise d’asservissement serait du bellicisme. Ce serait jouer les « va-t-en-guerre » ! Le pouvoir russe n’est décidément pas le seul à pratiquer « l’inversion accusatoire » [7]

Attaque massive sur Zaporijia le 30 août 2025

3. Passer sous silence que Poutine a mis tout le pays en économie de guerre, dire que les gouvernements occidentaux se préparent à attaquer la Russie alors qu’ils n’en n’ont absolument pas les moyens ou dire qu’à présent le capital occidental se sert de la guerre de Poutine pour entamer un réarmement (ridicule par rapport à ce qu’il était dans les années 80), est pour le moins un peu court. Or, si nos commentateurs avaient ouvert les yeux il y a plus de vingt-cinq ans et si leurs gouvernements avaient aussi cessé de fermer les leurs pour des raisons sonnantes et trébuchantes, nous n’en serions pas là. Les dérobades successives de tous les occidentaux devant les engagements signés depuis le mémorandum de 1994 (y compris les « accords de Minsk ») auront enhardi Poutine, sans parler du fait qu’ils ne respectent pas non plus les conventions internationales dont ils sont signataires et qui leur font obligation d’intervenir en cas de génocide ou d’atteinte au droit humanitaire.

« L’amertume des Ukrainiens est grande, quand ils se rendent compte que s’ils n’avaient pas renoncé, sous pression occidentale, à l’arsenal nucléaire hérité de l’URSS, toutes les menaces russes auraient perdu de leur sens. Il est donc assez paradoxal de demander à celui qui est le plus exposé au risque d’attaque nucléaire de cesser de résister, afin d’apaiser les peurs de ceux qui le sont infiniment moins » [8].

4. Depuis octobre 2022, les armées russes mènent une guerre totale [9], c’est-à-dire qu’elles visent délibérément des bâtiments civils afin de briser le moral de la population (ce que les forces armées ukrainiennes s’interdisent de faire). Le bombardement des centre-villes (y compris Kyiv par 741 drones et missiles dans la nuit du 9 juillet 2025) en est une triste illustration, sans parler des rapts d’enfant ou des pratiques barbares dans les territoires occupés : à chaque fois que l’armée russe s’est retirée d’un territoire envahi, des salles de viols et de tortures ont été découvertes. Tout cela est parfaitement documenté, soit par les ONG, soit par le TPI. Le passer sous silence, c’est s’en faire les complices.

Kiev le 28 août 2025.

Ils avaient à choisir entre la guerre et le déshonneur, ils ont choisi le déshonneur et ils auront la guerre !

5. Certes, les guerres ont toujours été un instrument de destruction des populations ou de la mise au pas de leurs contre-pouvoirs. Mais au XXe siècle en Europe, ce qui a profondément et longuement pérennisé leur aliénation, ce fut le soviéto-stalinisme durant 75 ans, le salazarisme pendant 42 ans, le franquisme durant 36 ans, le fascisme italien pendant 21 ans, le nazisme durant 12 ans et le pétainisme, ici même, pendant 4 ans.

Refuser de combattre les dictatures où qu’elles soient, c’est accepter de vivre à genoux.

6. Dans la plupart des cas où la désertion est valorisée comme un « haut devoir politique », absolument rien n’est dit sur leurs familles qui sont obligées de rester à l’arrière, dans un pays quotidiennement bombardé, ni sur les ukrainiens les plus démunis qui n’ont pas la possibilité de partir, ni sur la pérennité de la lutte politique à poursuivre une fois gagné, on le suppose, un pays étranger, ni sur le fait que des départs massifs « empêcheraient une explosion sociale en Ukraine ». Donc déserter, mais de quoi ? De ses responsabilités politiques ? Et quid du soutien des proches ou des compagnons qui ont choisi de rester et de se battre au front [10] ? C’est encore un des nombreux symptômes d’une vision abstraite de l’histoire, il y en a bien d’autres.

« La résistance à l’oppression est la conséquence des autres Droits de l’homme ». Déclaration des droits de l’Homme de 1793, article 33.

7. La puissance des réseaux dits sociaux est telle, y compris en Ukraine, qu’ils sont utilisés par les officines du kremlin pour organiser des sabotages, des attentats dans le pays (comme ailleurs en Europe) et surtout pour mener une guerre au long cours contre le moral de la population, en poussant bien sûr à la désertion, c’est le b a ba, en temps de guerre. Pour exécuter leurs basses œuvres moyennant finances évidemment, elles utilisent de plus en plus des jeunes, comme le font les caïds du narcotrafic. L’Organized Crime and Corruption Reporting Project le documente avec précision en Ukraine [11].

8. Que fallait-il faire après l’armistice de juin 1940 en France ? Fuir à la campagne, continuer à vivre à Saint-Germain comme si de rien était en attendant des jours meilleurs, ou bien commencer à prendre des contacts en vue de s’organiser contre l’invasion ? S’engager dans la Résistance, ce n’était en aucune manière défendre un État et encore moins le pétainisme, mais lutter contre un envahisseur qui ne cachait pas son intention d’établir un « Reich de mille ans » débarrassé de ses « dégénérés ». Les pacifistes sincères – pas ceux de circonstance – qui se sont engagés dans la résistance en refusant de porter les armes, se voyaient confier des missions tout aussi dangereuses que celles de leurs compagnons, à savoir : saboter des installations, porter les courriers, les vivres et autres équipements nécessaires dans les maquis, renseigner les résistants sur les mouvements nazis et les ligues pétainistes, servir de relais ou de caches pour les arrivants, participer à des filières d’évasion, placarder des appels en pleine ville, etc. La résistance espagnole au franquisme a été terrassée autant par les staliniens que par le manque d’armes. Les résistants français au nazisme sont eux aussi parfois morts par manque d’armes ou de munitions. Imagine-t-on ces résistants refuser de s’en servir parce qu’elles provenaient des États capitalistes ?

Une information souvent passée sous silence : Ribbentrop assistait à l’entrevue…

9. On oublie fort à propos que les dysfonctionnement ou les travers des gouvernements ukrainiens successifs depuis trente-quatre ans relèvent du plus terrible des colonialismes russes multiséculaires, celui de l’Empire soviétique, qui a réduit d’un tiers sa population entre 1919 et 1947, suite à la famine de 1919, à l’Holodomor de 1933, aux purges de 1937, à la deuxième guerre mondiale et à la famine de 1947 [12]. Le cas n’est certes pas isolé : plus de soixante ans après les indépendances africaines, il est aussi possible d’y constater, malheureusement, les effets pérennes d’un colonialisme profond. Reste que de tous les pays de l’ex-URSS ayant accédé à l’indépendance, l’Ukraine est le pays qui aura connu le plus d’alternances au pouvoir et les plus grandes mobilisations de contestations populaires. C’est pourquoi il est incroyablement étonnant de lire que la révolte gronde contre le gouvernement ukrainien, alors que pas un mot n’est dit sur une dictature qui réduit les populations russes au silence depuis plus d’un siècle quand ce n’est pas à la prison ou au goulag.

« Un constat amer de plus : si les Occidentaux avaient donné à l’Ukraine un dixième du matériel militaire qu’ils donnent aujourd’hui et s’ils ne s’étaient pas abrités des années durant derrière le principe de la "non-escalade" […], Vladimir Poutine aurait probablement hésité davantage avant d’envoyer ses troupes à l’assaut du pays » [13].

10. À la suite de l’auto-organisation de masse des ukrainiens en 2022 contre l’invasion russe [14], les mouvements anarchistes ont compris qu’il y avait là un espoir, à condition de ne pas être défaits, russifiés, torturés ou férocement colonisés. Ils ont alors tenté ce qui pouvait l’être. Car que croit-on qu’il arriverait si Poutine gagnait la guerre et soumettait les ukrainiens ? Il suffit pour en avoir une petite idée, d’écouter le patriarche Kirill, Vladimir Soloviev ou Margarita Simonian, de lire Dmitri Medvedev, Dougine ou l’évêque Tikhon : ils n’ont de cesse de prôner quotidiennement « l’éradication totale et par tous les moyens de toute trace d’Ukrainéité pendant 25 ans ». En France, c’est une « étrange défaite » (encore irrésolue) qui a ouvert la voie au plus important effondrement moral et politique dans l’histoire millénaire de ce pays, entraînant dans son sillage toutes sortes de collaborations de masse – dont les historiens de ce pays auront mis un quart de siècle à se préoccuper [15] – ce qui aura également fait le lit de la domination du stalinisme durant trente ans et engendré la première et profonde rupture de mémoire entre les trois générations nées après cette guerre de trente ans (1914-1945).

11. Mis à part que les européens en étaient bien incapables [16], les gouvernements occidentaux n’ont jamais eu le moindre désir de soutenir le peuple ukrainien ; cela était hors de leurs préoccupations majeures, qui consistaient à « commercer » avec les kleptocrates russes, qu’elles qu’en fussent les conditions, même lorsque les gazoducs Nord Stream ont de facto affaibli et marginalisé l’Ukraine [17]. Ainsi, après Thalès et bien d’autres, Total fut et reste au premier rang de ces turpitudes ignominieuses.

12. Essentiellement du fait des guerres de Poutine depuis un quart de siècle, il est en train de se produire une redistribution des rapports de forces entre impérialismes, ce qui est le but ultime de l’alliance avec la Corée du nord et la Chine, même si leurs échéances ne sont pas totalement alignées. En outre, la mutation rapide de l’industrie russe en industrie de guerre entraîne la forme actuelle de toutes les ré-industrialisations nationales sur tous les continents. Et, contrairement ce qui est avancé ici ou là, ce n’est pas une « crise de surproduction » qui pousse à un réarmement les puissances capitalistes. En effet, ce qui se jouait avant 2022 relevait d’une concurrence certes accrue et féroce entre les impérialismes, mais la Chine, après quinze ans de laborieuses négociations, avait finalement adhéré à l’OMC. En fait, Xi Jinping, n’avait pas planifié cette « accélération » des changements et encore moins leur nature belliciste, car la domination mondiale de son économie avait encore de beaux jours devant elle : à preuve la stratégie d’étranglement des pays du Sud par des prêts d’investissements chinois, les différentes déclinaisons des routes de la soie (2013) devenues les « Road and Belt Initiatives » en 2017 ou le « cap 2049 » qui avait été fixé par le congrès du PCC. Ceci dit, et comme toujours, cela n’empêchera pas Xi Jinping de saisir les « opportunités » qui se présenteront si les occidentaux sont affaiblis.

« Pour qu’un changement politique puisse se produire à l’intérieur de la Russie, l’armée russe doit être vaincue en Ukraine [18]. »

« Certes, la défaite de Poutine entraînera des troubles en Russie ;
ceci dit, ils auront de toutes manières lieu, tôt ou tard [19] ».

13. Croire que Trump s’opposerait aux desseins de Poutine ou vice-versa, c’est au mieux être resté coincé à la propagande stalinienne des années 50, et au pire en rester à une psychologie de comptoir. Même si c’est de manière différente, tous deux désirent se défaire de l’Otan et de l’UE. C’est en cela qu’ils partagent des buts géopolitiques communs.

Kiev après le 28 août 2025.
Si vous voulez éviter la guerre, la chose est simple : « Soumettez-vous. » Cette petite musique s’entend derrière les appels à la « désescalade » [20].

14. Dénoncer les aides occidentales sous prétexte que cela ne pousserait pas les ukrainiens à prendre conscience de leur propre oppression, c’est oublier que leur défaite annihilerait cette possibilité d’émancipation pour de nombreuses décennies ; certains vont jusqu’à dire qu’en cas de victoire ukrainienne, Zelensky retournerait à « ses tendances dictatoriales ». Il s’agit là, encore et toujours de la belle âme, de quelque bord qu’elle se réclame, qui « raisonne » en se protégeant de toute confrontation et même de toute prise en compte de la réalité (surtout lorsqu’elle s’avère un peu plus complexe que prévu par les schémas d’antan).

4 Septembre 2025


[1Suivant le titre du célèbre ouvrage de l’historien Marc Bloch écrit en 1940 et intitulé L’Etrange défaite, Folio Histoire.

[2L’emploi de cette expression relève de l’euphémisme journalistique. La vérité, c’est qu’il s’agit d’un clan mafieux, ce qui constitue en tant que tel une clé de compréhension de la situation au Kremlin.

[3Roman Volkov, « Les réseaux politico-économiques dans la Russie de Poutine », in Critique internationale, Presses de Sciences Po, 2017/2, (N° 75), pages 91 à 111.

[4Cf. le 18e carnet de guerre intitulé « Le colonialisme russe, première esquisse ».

[5Il semble que Donald Trump ait fait des émules parmi ceux qui sont censés être attentifs à l’auto-organisation des populations et qui avaient les yeux et les oreilles bouchées par leur propre idéologie, exactement comme aux débuts du mouvement des gilets jaunes.

[6Cf. un mensuel créé il y a soixante et onze ans et qui est devenu le repère des staliniens les plus malhonnêtement endurcis.

[7Jean-Sylvestre Mongrenier, « Les États européens ont les moyens de résister à la pression russe », Desk Russie, 10 mars 2024. Avertissement : une fois de plus, citer un auteur, un livre ou un site ne signifie nullement en partager l’entièreté argumentaire.

[8Thorniké Gordadzé, « La guerre, c’est la paix. Faut-il négocier maintenant avec Poutine ? », La Grande Conversation, 23 janvier 2023.

[9On a vu ce que valait en février 2022 une armée russe minée depuis des décennies par tous les types de corruptions les plus graves et à tous les niveaux hiérarchiques, jusqu’aux ministères. Ce n’est plus le cas à présent, car Poutine a commencé à faire le ménage dans ses écuries : beaucoup de responsables ont été mutés, emprisonnés ou suicidés.

[10Quant à ceux qui prônent, à juste titre, de se coaliser avec les opposants russes, nous savons depuis février 2022, que cela est malheureusement la chose la plus difficile qui soit.

[12Soit 14 millions de morts sur 41 millions d’habitants de l’époque. Note à écrire.

[13Thorniké Gordadzé, « La guerre, c’est la paix. Faut-il négocier maintenant avec Poutine ? », La Grande Conversation, 23 janvier 2023.

[14Les récits recueillis à Lviv aussi bien qu’à Kiev ne laissent aucun doute là-dessus. Encore fallait-il se déplacer et interroger les ukrainiens pour s’en faire une idée.

[15Nous ne cesseront de répéter que ce fut Robert Paxton avec La France de Vichy, 1940-1944, Seuil (1972) qui réveilla de sa longue léthargie inconséquente l’école historiographique française…

[16Leurs complexes militaro-industriels étant tombé au plus bas depuis la contre-révolution néolibérale (1973-1991) et l’externalisation des productions en Asie.

[17Cf. le carnet de guerre #5 à ce sujet.

[18Déclaration commune du Mouvement socialiste russe et de Sotsialnyi Rukh (Mouvement social d’Ukraine), le 7 avril 2022.

[19Michel Goya, « Pour en finir avec la cobelligérance », Mardi 7 février 2023.

[20Jean-Sylvestre Mongrenier, art. cité.