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Votre bibliothèque numérique mourra avec vous



mardi 16 octobre 2012,


Contribution


Cyber Culture

Et si Internet était le début de la fin de l’héritage, dont on sait qu’il est la première cause des inégalités. Cela commence par la transmission des textes et de la musique, mais pourquoi devrions-nous posséder tout ce que nous utilisons ?

"Une vie passée à explorer les bacs des magasins de vieux vinyles et à les classer obsessionnellement sur une étagère finit par créer un patrimoine considérable. Mais aujourd’hui c’est un peu différent. Le collectionneur obsessionnel, comme tout amateur de musique, achète œuvres rares, nouveautés et compilations dans des magasins numériques, en un clic…
Le stockage de musique ne s’achève que lorsque le collectionneur pathologique passe l’arme à gauche. Mais dans ce processus sans fin de la collecte, se cache toujours un désir secret de transcendance : léguer ce trésor à un héritier ou, pourquoi pas, à une fondation qui porte son nom. Or, l’intéressé doit savoir que si l’achat s’est effectué sur l’Apple Store, sa collection passera dans l’au-delà avec lui. Et la même chose pour la bibliothèque qu’il aura constituée sur Amazon. Vous n’êtes plus le propriétaire d’un bien, mais le simple usager d’un service.

Cette règle, notifiée en tout petit dans les conditions légales que l’on accepte en achetant dans le monde obscur des magasins numériques, a fait débat quand le Sunday Times a révélé que l’acteur Bruce Wills pensait poursuivre Apple à ce sujet. L’acteur aurait dépensé une fortune en achetant de la musique sur Itunes et aurait voulu que ses trois filles en héritent à sa mort. L’information fut partiellement démentie par la femme de Bruce Willis sur Twitter, mais entretemps, le débat sur les conditions de transmissions de l’héritage culturel a eu le temps de naître.

On n’achète plus une chose, mais le droit d’en user. Ce qui est très américain, mais difficile à assimiler dans un pays européen. Cette philosophie, au-delà d’une protection contre le piratage à la limite de la légalité, n’est pas claire. Car Apple ne donne aucune explication. “Nous n’avons pas de spécialiste qui puisse intervenir sur ces questions. Nous ne commentons pas ce type de dispositions. Je n’ai aucun commentaire à faire”. Telle est la réponse de Paco Lara, responsable de la communication d’Apple, quand on lui demande pourquoi l’entreprise dont il est le porte-parole agit de la sorte. Amazon, par l’intermédiaire de son agence de communication, s’en réfère seulement à un des paragraphes de ses conditions générales d’utilisation. Mais rien sur les raisons pou ! r lesquelles ces conditions sont appliquées. Ce qui arriverait à notre bibliothèque si les serveurs ou les entreprises qui fournissent ce service étaient détruits, nous n’en savons rien non plus.

La musique et les livres que nous achetons appartiennent au compte de l’utilisateur qui les a téléchargés. Parfois, ils peuvent être téléchargés sur d’autres terminaux, mais ils doivent rester associés à cette identité. Amazon autorise le prêt de titres acquis pour un Kindle, mais pendant la période où ils sont disponibles pour un tiers, ils disparaissent du terminal du propriétaire. Une bibliothèque à laquelle, soit dit en passant, l’entreprise a un accès inquiétant.

En juin 2009, Amazon a vendu par erreur deux éditions de 1984 et de La ferme des animaux de George Orwell, deux éditions publiées par un éditeur qui n’avait pas les droits pour la diffusion en Europe. Amazon est entré dans les terminaux de ses clients, a effacé les livres qu’il ne devait pas avoir vendus et a rendu l’argent. Aussi vite et discrètement qu’un cambriolage nocturne. Comme si l’éditeur était entré chez vous pendant votre sommeil, s’était servi dans votre bibliothèque et avait laissé un chèque en partant. Une atteinte notoire à la propriété privée, comme on disait dans ce monde des objets qui était le nôtre. Amazon s’est excusé.

Au final, la question débouche sur le débat récurrent concernant la destinée de nos différents comptes (e-mails, réseaux sociaux, magasins numériques…) et de toutes les informations qu’ils contiennent quand nous mourrons. Dans la plupart des cas (Facebook, messageries..) et sur la base du secret des télécommunications, les familles peuvent clore ces comptes sans avoir accès à leur contenu. Le cas s’est présenté pendant la guerre en Irak, quand de nombreuses familles voulurent ouvrir les messageries d’un parent tué dans le conflit et que les entreprises ne leur permirent pas. Au plus, une entreprise comme Facebook permet la construction d’une sorte de mémorial macabre du disparu, mais annule logiquement toutes les notifications (comme le rappel de l’anniversaire ou les invitations à des fêtes) qui lui seraient arrivées s’il était vivant.

Les comptes sont d’un usage strictement privé et non transférable. Il en va de même pour tout ce qui y est associé. La restriction préserve du piratage et multiplie les revenus. C’est la question. Par conséquent si Apple découvre que l’usager d’un compte (qui écoute des chansons par exemple) n’est pas le vrai, ou partage les chansons, il peut fermer l’accès au service.

Les biens immatériels, nous le savions déjà, ne se possèdent pas. On ne peut en profiter que jusqu’à notre dernier souffle. Mais pas un jour de plus.”

( Daniel Verdu, El Pais 10 septembre 2012 et internetactu)