Accueil > Juste une Image > Pouvoir et société > Par-delà la lutte des classes


Par-delà la lutte des classes



mardi 23 septembre 2014,


Contribution




Dès qu’ils parlent de « classe » et de « lutte des classes », les marxistes traditionnels ont la larme à l’œil. Leur identité en tant que critiques du capitalisme est inséparablement liée à ces concepts. Mais face aux conditions qui, en ce début du XXIe siècle, sont celles de la troisième révolution industrielle [la micro-électronique], de la mondialisation de l’économie d’entreprise et de l’atomisation sociale, le paradigme classiste du « prolétariat » paraît étrangement poussiéreux. Plus les vétérans marxistes s’entêtent à maintenir l’idée que « nous vivons toujours dans une société de classes », moins ils font danser ces conditions, bien que, ou plus précisément, parce que les contradictions du capitalisme s’aggravent comme jamais et qu’une crise socioéconomique d’un type nouveau secoue la planète. Dépourvu de tout fondement en matière de critique de l’économie, le discours sur le « retour des classes » reste impuissant et superficiellement sociologique. C’est pourquoi il n’est d’aucune utilité aux nouveaux mouvements de masse contre la mondialisation capitaliste, la guerre et la casse sociale.

Un texte de Robert Kurz [1] - Juin 2003 -


L’appareil conceptuel de la critique radicale a besoin d’être dépoussiéré. La « classe révolutionnaire » de Marx était clairement le prolétariat industriel du XIXe siècle. Uni et organisé par le capital même, il était censé en devenir le fossoyeur. Les groupes sociaux constitués par les salariés des secteurs dérivés (services publics et commerciaux, infrastructures, etc.) ne pouvaient être adjoints au « prolétariat » que comme forces d’appoint, et cela seulement tant que celui-ci, comme noyau de masse de la vie sociale, dominaient les usines productrices du capital. Ce schéma traditionnel des classes et de la révolution ne pouvait survivre au renversement du rapport numérique tel qu’il était perceptible dès le début du XXe siècle (et tel qu’il a été pensé mais seulement de façon superficielle par le vieux marxisme, par exemple dans la discussion à propos des thèses de Bernstein).

Les employés des services publics et autres secteurs secondaires, qui, peu à peu, constituèrent la majorité au sein de la reproduction capitaliste, sont sociologiquement et économiquement différents du vieux « prolétariat ». Leurs coûts de reproduction sont prélevés sur la production de survaleur industrielle, tout comme les coûts de leur secteur d’activité dans son ensemble. Mais, dans la mesure où le rapport s’inverse du point de vue numérique, le « financement » de ces secteurs ne peut plus provenir de la production réelle de survaleur ; il doit être simulé en anticipant sur une survaleur future, ce qui se fait surtout par l’endettement public et la création de liquidités par l’Etat, mais aussi par l’endettement privé et l’ « économie de bulle financière ». Déjà, la théorie du « capitalisme financier » élaborée par Hilferding doit être comprise par rapport à ce contexte (sans que l’auteur en ait été conscient). En réalité, cela signifie simplement que le capital, poussé par la nécessité structurelle et le poids numérique écrasant des services publics et autres secteurs secondaires, engendre un degré de socialisation qu’il ne peut plus supporter tout seul.

Avec la troisième révolution industrielle, cette contradiction s’aggrave. Le capital détruit sa propre base dans un mouvement de tenaille : d’un côté, on assiste à l’expansion de secteurs qui, dans la reproduction du capital total (Gesamtkapital), apparaissent comme des « faux frais » ; de l’autre, la révolution microélectronique fait rétrécir le noyau producteur de capital de production industrielle – et ce à un niveau jamais atteint. La marginalisation du prolétariat industriel coïncide avec une crise du capitalisme, une crise fondamentale d’un type nouveau. On peut certes transformer formellement les secteurs publics secondaires en capital commercial en les privatisant, mais comme cela ne change en rien leur caractère économique de secteurs dérivés, ils se voient démantelés, voire cassés. Ne pouvant maintenir – dans ses formes – le degré de mise en réseau atteint, le capital désocialise la société. Le résultat en est une sociologie de crise, composée de masses de chômeurs et de RMIstes, de pseudo-travailleurs indépendants et de « petits patrons » misérables, de mères célibataires et de « butineurs de postes » (job hoppers) flexibilisés, etc., sans parler de la chute du tiers-monde dans une économie de subsistance primitive et de pillage.

Dans cette crise apparaît le vrai visage de la concurrence contenue dans le concept même de capital. La lutte de concurrence n’oppose pas seulement le travail au capital, mais aussi le travail au travail, le capital au capital, les secteurs économiques entre eux et les nations entre elles, et désormais également un site industriel contre l’autre, un bloc économique contre l’autre, homme contre femme, individu contre individu, voire enfant contre enfant. La lutte des classes est devenue partie intégrante de ce système de la concurrence universelle et s’est révélée en soi comme un simple cas particulier de ce système, tout à fait incapable de transcender le capitalisme. A un stade de développement inférieur, elle en a même été la forme immanente de mouvement, quand il s’agissait de reconnaitre les ouvriers industriels en tant que sujets bourgeois au sein de cette structure. Pour être en concurrence, il faut agir dans les mêmes formes communes. Fondamentalement, le capital et le travail ne sont que des concrétions différentes d’une seule et même substance sociale. Le travail constitue du capital vivant et le capital du travail mort. Mais la nouvelle crise se caractérise par le fait que le développement même du capitalisme fait fondre la substance du « travail abstrait » qui est contenue dans la base productive de capital. Ainsi, l’idée de « lutte des classes » perd son aura métaphysique, pseudo-transcendante. Les nouveaux mouvements ne peuvent plus se définir de façon « objectiviste » et formelle au moyen d’une ontologie du « travail abstrait » et par leur « place dans le procès de production ». Désormais, ils ne peuvent plus se définir que sur le fond, par ce qu’ils veulent. C’est-à-dire ce qu’ils veulent empêcher : la destruction de la reproduction sociale par la fausse objectivité des impératifs que dictent les formes capitalistes. Et par le futur qu’ils désirent l’utilisation commune et rationnelle des forces productives atteintes, d’après leurs besoins et non d’après les critères absurdes de la logique du capital. Leur communauté ne peut plus être que la communauté d’objectifs émancipateurs, et non celle d’une chosification dictée par le rapport-capital même. Ce que la pratique réalise dès à présent en tâtonnant, la théorie doit encore le formuler conceptuellement. C’est alors seulement que les nouveaux mouvements pourront devenir radicalement anticapitalistes d’une façon nouvelle, c’est-à-dire au-delà de la vieille lutte des classes.


Article publié initialement sur le site de la critique de la valeur.





Traduit de l’allemand par Olivier Galtier, Wolfgang Kukulies, Luc Mercier et Johannes Vogele. Texte extrait de Robert Kurz, Avis aux naufragés, éditions Lignes et Manifestes, 2005


[1Né en 1943, Robert Kurz est un des théoriciens de la reformulation d’une critique marxienne radicale du capitalisme opposée à l’ensemble des marxismes traditionnels, et que l’on appelle en Allemagne la « wertkritik » (critique de la valeur) qui met au centre de sa théorie le fétichisme de la marchandise et le travail en tant qu’activité socialement médiatisante et historiquement spécifique au seul capitalisme (comme la valeur n’existe que sous le capitalisme, et n’est en rien transhistorique). Il a publié de véritables best-sellers en Allemagne comme L’Effondrement de la modernisation, Le Livre noir du capitalisme (scandaleusement non traduits en France), et il est le coauteur du Manifeste contre le travail avec Norbert Trenkle et Ernst Lohoff. Il publie de nombreux articles dans la presse allemande, autrichienne et brésilienne, ex-membre du groupe allemand Krisis, il fait partie depuis 2004 du groupe-revue Exit !