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Nous dépeupler c’est non !



dimanche 20 décembre 2020,


Contribution


Réflexions Social

Le télétravail partout et pour tous s’étend jusqu’au cœur des universités. Sur ordre politique, la suprématie numérique amplifie un mal être sans précédant d’une jeunesse emmurée : Jusqu’où accepter de la savoir souffrir de se vivre dépeuplée ?

Un texte de Sandrine Deloche, pédopsychiatre, paru dans lundimatin, le 18 déc. 2020.

Au fond, ce qui sert de socle relève du conditionnement. La masse converge vers l’oubli de sa condition tenue aux ordres et rien d’autre dans l’existence. Alors, elle marche en automate suivant les sillons de la structure cylindrique. Des encoches régulières rythment l’échappement perpendiculaire de la lente colonie. Par endroits, le long d’échelles, certains attendent leur tour pour aller dans des niches d’argile, toutes surveillées et destinées seulement à dormir ou copuler. Échapper à l’encerclement, cette question là finit par dater, évincée des esprits. Celui qui se risque à vouloir atteindre la lumière, celui là n’y arrive jamais. Centrale et hors d’atteinte, elle tombe en puits éternel et tue. Les marcheurs sans fin ni faim finissent par s’effondrer. Là s’ouvre une séquence qui pourrait voir pointer la barbarie au delà de l’ordre hypnotique. Piétiner les mourants, aucun cil ne bouge et le sol rougit. Autour de l’architecture tubaire d’un volume axial gigantesque on suppose un œil panoptique de contrôle, au bras tournant sur rails circulaires. Le regard, la parole, la caresse ont depuis longtemps disparu de la surface d’échange. Quel(s) commun(s) emprunte t-on ici ? Croisement, pénétration, ou embouteillage décrivent le simulacre de ce qu’on aimerait sentir faire corps : le lien. Un silence groupé glisse sur la paroi, seul le contact heurté de ces hommes signe le mouvement de la chose. Un troupeau, laissé à sa condition d’êtres décervelés et sans passion. C’est Le Dépeupleur [1] de Beckett qui parle. Il pique très fort l’échine tant il nous ramène à notre état de perdition du moment. L’auteur raconte l’insoutenable d’un contrôle de masse rendant le poids du nombre informe. L’enfermement est alors avalé par l’asservissement consenti. La circularité d’état (et celle avec un E) tient lieu d’étouffement. Rideau.

Nous y sommes, mais avec une note plus subtile, celle de l’expansion de l’individualité, un état de solitude parquée. À quoi sommes-nous ligotés du reste ? À notre obéissance, à notre paresse ou à ce nouvel ordre hygiénique de la dématérialité ? Propre, le télétravail aurait raison de la charge virale qui hante nos villes et nos campagnes. Il est surtout le cylindre invisible qui encercle notre vitalité et très tranquillement nous indique l’assignation à résidence comme liberté de travail, voire comme plaisir des libertés. Aussi la saveur du quotidien pour beaucoup voit disparaitre les frôlements, les regards, les baisers, les étreintes, les rires. Une biodiversité sociale pourtant indispensable à une bonne immunité. Le clavier, la lumière bleue et ce miroir abyssal mais surtout viral nous fait devenir des moutons carrés qui mastiquons le non sens comme du trèfle sans broncher. Sans rancune, les vieux moutons grincheux le resteront, la laisse numérique n’est pas méritée mais tant pis. Non aujourd’hui, je tourne mon inquiétude immense vers la jeunesse gavée à cette peste là du matin au soir sur ordre politique et aval académique. La crise sanitaire aura permis ce vertige là, convertir l’université et son enseignement en session zoom. Une sorte de perdre pied au goût d’instauration durable depuis mars dernier. Des craintes à étendre aux conséquences d’une jeunesse étudiante emmurée qu’on avachit par temps de crise. Mis bout à bout sur le sillage d’une génération, sachant que sur ses épaules, pèse déjà un futur incertain ça pose question non ?

Pour survivre demain la jeunesse devra se bouger dans les grandes largeurs donc décrocher le regard de la fixité standardisée. Sortir du figement numérique pour inventer et s’insurger jusqu’à rebâtir les fronts communs du désir et de la démocratie. Retisser au plus vite la fonction symbolique du langage pour tenir ensemble les corps sans fracture définitive. Refonder pour de vrai et pour tous l’éducation, la santé et la justice, apaisant, on le sait, les crises et la terre meurtrie.
Est-ce dans cette visée, personne ne peut le dire encore, mais certains jeunes trouvent quand même le chemin de CMP, CMPP et BAPU [2]. Ils viennent déposer leur mal-être et donc immanquablement les questions qui vont avec. Avoir le courage d’affronter la réalité avec des mots. Les trouver ces mots qui raconteraient l’indicible, la foire au grand n’importe quoi de l’état du monde qui les emporte dans un vague à l’âme bien plus vaste que leurs tourments d’adolescent. « L’espèce humaine ne sont plus des gens fréquentables. C’est trop angoissant ce qui nous arrive pour y penser, je m’en détourne. » dira une collégienne de 15ans, gravement perplexe.
Masquée dès le CP, la jeunesse trouvera-t-elle toujours les mots justes pour avoir à y redire, à se rebiffer ? Contre l’époque, la jeunesse doit parier sur son instinct de cueilleur, de grand air et d’extériorité pour détourner le regard dans le bon sens. En attendant, continuons à nous parler en chair et en os, à résister en nombre, à cultiver des idées et des lisières loin de ce qui a l’air d’aller de soi. Sinon, incidemment nous arriverons à tolérer un matin prochain l’insoutenable. Je parle d’un monde sans élan pour toute forme d’art sur terre.
Un monde dépeuplé pour ma part c’est non.

Sandrine Deloche
Décembre 2020

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[1S. Beckett, Le dépeupleur, Paris, Ed de Minuit, 2017

[2CMP : Centre médico-psychologique
CMPP : Centre médico-psycho-pédagogique
BAPU : Bureau d’aide psychologique universitaire