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Notes sur l’invasion russe de l’Ukraine


Carnets de Guerre #1


lundi 28 mars 2022,


Jean-Marc Royer


International Réflexions

Et même dans ce cas, il demeure que face à la barbarie, la seule manière de rester humain c’est d’y résister, au jour le jour. Il y a plus : face à tous les effondrements et à la déshumanisation généralisée, il n’y a pas d’autre existence possible du sujet que dans l’opposition politique radicale à ce qui mène le monde à sa perte.

Introduction

Ladite « guerre froide » entre les deux blocs a durablement figé les positions et les idéologies des uns et des autres. À la création de l’OTAN [1] succède celle du Pacte de Varsovie en 1955 qui comprend l’URSS, l’Albanie, la RDA, la Bulgarie, la Hongrie, la Pologne, la Roumanie et la Tchécoslovaquie. Mis à part l’adhésion de l’Espagne en 1982, la composition de l’OTAN est restée stable durant un demi-siècle, de 1949 à 1999, tandis que celle de la CEE n’a pas changé durant deux décennies, de 1952 à 1973.
Un des évènements marquants de ces années-là fut ce que l’on appelé « la crise des missiles nucléaires de Cuba », survenue du 16 octobre au 28 octobre 1962. Elle a opposé les États-Unis à l’Union soviétique au sujet des missiles nucléaires pointés vers le territoire des États-Unis depuis l’île Cubaine. Il y a un consensus historiographique pour affirmer que cette crise avait placé le monde au bord de la guerre nucléaire.
« L’opinion publique internationale » n’avait alors pas condamné la fermeté du président J. F. Kennedy qui ne voulait pas de cette provocation aux portes de la Floride et qui, menaçant de représailles l’URSS, obtint finalement de celle-ci le retrait des fusées. Si l’URSS fit machine arrière, elle obtint des compensations secrètes, à savoir : le retrait de certains missiles nucléaires étatsuniens de Turquie et d’Italie et la promesse – après la tentative avortée de l’expédition de la baie des Cochons en 1961 – de ne plus jamais tenter d’envahir Cuba en l’absence de provocation directe. Cet accord entre le gouvernement soviétique et l’administration Kennedy permit au monde d’éviter un conflit militaire entre les deux puissances qui aurait pu mener à un affrontement nucléaire et à une troisième guerre mondiale. Dans le même but, un « téléphone rouge » reliant directement la Maison Blanche au Kremlin fut installé. Un an plus tard Kennedy fut assassiné et Nikita Khrouchtchev évincé du pouvoir six mois après.
Peur d’une déflagration nucléaire, illusions pacifistes ou leurres bien agencés, plusieurs organisations sont créées à cette époque, qui se donneront pour but de détendre les rapports entre les deux camps. De 1973 à 1995, la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) – à laquelle succèdera l’OSCE qui regroupera jusqu’à 57 membres, y compris les États-unis et l’URSS – va élaborer textes, proclamations ou « actes finaux » (notamment à Helsinki en 1975 et 1992) mais ils n’auront jamais la valeur contraignante des traités signés entre États.
Parallèlement, au début des années 1990, plusieurs reconfigurations socio-politiques d’importance prenaient corps [2] : la contre-révolution internationale du néolibéralisme engagée depuis 1973, la reconversion de la Chine comme atelier du monde et puissance industrielle déterminante, la déconfiture de l’URSS en tant qu’un des pôles politiques structurant les rapports de force internationaux et comme en conséquence, l’élargissement de la CEE [3] et celle de l’OTAN.
À partir du milieu des années 1990, plusieurs des membres de l’OSCE y réduisent leur implication, privilégiant l’Union européenne (16 adhésions depuis 1995) et l’OTAN [4] (14 adhésions depuis 1999) qui peuvent leur offrir des garanties dans le domaine de la sécurité et une puissance économique et financière bien supérieures aux capacités de l’OSCE, d’autant que leurs décisions n’y sont pas soumises à un consensus avec la Russie. De plus, l’UE et l’OTAN ont ouvert des possibilités d’association élargies, ce qui a fait perdre de l’importance à la finalité globale de l’OSCE. En outre, avec la mise en place d’une Politique de sécurité et de défense commune en 2007, l’UE est devenue active dans des domaines qui passaient auparavant pour des compétences centrales de l’OSCE [5] laquelle s’est par ailleurs avérée incapable de prévenir les conflits armés meurtriers dans les Balkans, au Caucase et en Asie centrale. L’absence de sommet de cette organisation entre 1999 et 2010 fut le signe le plus évident de son inéluctable marginalisation [6].

Une brève histoire de l’OTAN

L’Alliance voit le jour dans le contexte général des débuts de la guerre froide en 1949 et plus spécifiquement pendant le blocus de Berlin exercé par les Soviétiques. Elle a pour vocation initiale d’assurer la sécurité de l’Europe occidentale en instaurant un couplage fort avec les États-Unis qui possèdent l’arme atomique. Selon le mot de son premier secrétaire général, le rôle de l’OTAN consiste à « garder les Russes à l’extérieur, les États-unis à l’intérieur et les Allemands sous tutelle ».
L’organisation militaire intégrée permanente constitue encore actuellement la marque distinctive de l’OTAN et lui assure des capacités militaires qu’aucune autre alliance de défense ne possède. Le gouvernement français avait décidé de quitter l’organisation militaire intégrée en 1966 dont il a toutefois réintégré les rangs en 2007 durant la présidence Sarkozy.
Le pacte de Varsovie fut formé par les Soviétiques à la suite de l’adhésion de la RFA à l’Alliance atlantique en 1954 et à son réarmement. Jusqu’à sa dissolution en juillet 1991, il devint alors l’adversaire désigné de l’OTAN.
Entre décembre 1989 et avril 1990, George H. W. Bush, François Mitterrand et Margareth Thatcher tombent d’accord sur la nécessité de pérenniser l’Alliance. Le sommet de l’OTAN qui se tient à Londres les 5 et 6 juillet 1990 en prend acte. Le 16 juillet puis le 3 novembre, Gorbatchev et Kohl se mettent d’accord pour que l’Allemagne réunifiée fasse partie de l’OTAN et, en contrepartie, qu’elle confirme son renoncement à l’arme nucléaire, diminue drastiquement le nombre de ses soldats (de 715 000 à 370 000), verse à l’URSS 12 milliards de marks et lui accorde un crédit de 8 milliards afin d’organiser le retrait des 540 000 soldats soviétiques et membres de leurs familles encore stationnés en RDA.
Selon les critères habituels des relations internationales, l’OTAN aurait dû disparaître faute d’adversaire, mais elle va réussir à assurer sa pérennité grâce aux liens qui unit ses membres, à la crainte de la plupart des gouvernements Européens de devoir assurer leur sécurité sans les États-Unis et en se trouvant très rapidement de « nouvelles missions » comme les conflits nationalistes dans l’ex-Yougoslavie, l’essor du terrorisme international ou la lutte contre la prolifération des armes dites « de destruction massive ». En conséquence, l’Otan élargi son champ d’action, revoit à plusieurs reprises en profondeur son organisation civile et militaire ainsi que ses conceptions stratégiques.
Lors du sommet de Rome en novembre 1991, puis à l’occasion de la mise en place du Partenariat pour la Paix (PPP) en janvier 1994 – lequel propose à la Russie et aux pays d’Europe centrale et orientale (PECO) un accord-cadre bilatéral de coopération militaire – l’OTAN propose d’établir des relations plus pérennes de consultation et de coopération sur des questions politiques et de sécurité aux PECO, premier jalon du processus d’élargissement. Boris Eltsine met alors en garde les Occidentaux en réaffirmant qu’un tel élargissement pourrait provoquer une « déstabilisation politique et militaire ».
La solution finalement adoptée en 1997 consiste à conclure d’une part un accord privilégié avec la Russie, sous la forme d’un « Acte fondateur » qui crée le Conseil conjoint permanent OTAN-Russie, d’autre part une charte de partenariat avec l’Ukraine et enfin à accepter les demandes d’adhésion de la Pologne, de la Hongrie et de la République tchèque qui deviennent membres de l’OTAN en mars 1999. L’opposition de la Russie à l’élargissement de l’OTAN demeure très forte : le ministre russe des Affaires étrangères, Ievgueni Primakov, tout en appelant à la bonne application de « l’Acte fondateur », déclare en juillet 1997 que l’élargissement en cours de l’OTAN est une « faute majeure, peut-être la plus grosse depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale » [7].
À partir de 2004, l’Otan a intégré onze nouveaux membres : la Bulgarie, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie ; en 2009, l’Albanie et la Croatie ; en 2017, le Monténégro et en 2020, la Macédoine du Nord.

Puis l’OTAN se donne de nouvelles missions…
En ex-Yougoslavie, qui comptait à l’époque presque 24 millions d’habitants, six guerres se succédèrent entre 1991 et 2001 ; elles ont fait au moins 130 000 morts et plus de 4 millions de réfugiés ou déplacés. Souvent décrits comme les conflits les plus meurtriers d’Europe depuis 1945, ils furent marqués par de nombreux crimes de guerre, des crimes contre l’humanité, des génocides et des viols de masse.
La guerre du Kosovo a eu lieu du 6 mars 1998 au 10 juin 1999 et a opposé l’armée yougoslave à l’Armée de libération du Kosovo. À partir du 24 mars 1999, les 400 avions de l’OTAN participent au conflit par des bombardements massifs. Le nombre de sorties aériennes déclarées fut de 37 465 en 128 jours, soit 480 en moyenne quotidienne, et elles furent justifiées comme une « guerre humanitaire ». Non seulement l’Otan a procédé à de nombreuses manipulations de l’opinion durant cette opération, mais elle n’avait pas obtenu l’approbation du Conseil de sécurité pour ces bombardements [8]. En conséquence, la Russie a suspendu sa coopération avec l’OTAN.
L’organisation fut alors accusée d’avoir bombardé sans autorisation légale et en violation des articles 5 et 6 de ses statuts qui précisent qu’elle n’est pas une structure offensive, mais défensive [9]. Last but not least, les États-unis ont admis après enquête avoir utilisé plus de 31 000 munitions d’uranium appauvri sur 112 sites identifiés [10].
D’autres opérations illicites de l’OTAN ont eu lieu. Entre le 20 décembre 2001 et août 2021, soit pendant vingt ans, en Afghanistan, c’est-à-dire en dehors de ses périmètres géographiques et légaux. Du 17 août 2009 au 15 décembre 2016, l’organisation est intervenue contre la piraterie maritime en Mer Rouge, dans le golfe d’Aden et en Océan Indien… À partir du 31 mars 2011 en Lybie, l’opération « Unified Protector » entraîne le déploiement au sol de ses forces spéciales, ce qui dépasse, et de loin, la simple protection des civil [11].

L’absurde compromis de Bucarest en 2008
Moscou se trouve à trente minutes d’un missile polonais et Saint Pétersbourg à douze minutes d’un missile estonien [12]. La fin de non recevoir des Etats-unis quant aux demandes russes concernant leur sécurité et l’élargissement de l’OTAN depuis vingt-trois ans, auront exaspéré les Russes sans aucunement améliorer la sécurité de l’Ukraine. Le compromis inepte du sommet de Bucarest en 2008 a consisté à ne pas admettre l’Ukraine, tout en disant dans le communiqué final du sommet : « Nous avons décidé que ces trois pays deviendraient membres de l’OTAN. » Il en est résulté qu’on a eu le pire des deux mondes : d’une part des dirigeants russes que cette perspective a au mieux sincèrement effrayés, au pire servis, en les aidant à alarmer l’opinion russe contre l’Occident et de toutes manière agacés ; d’autre part une Ukraine pas davantage protégée, et dont les dirigeants ont pu avoir l’illusion qu’ils auraient le soutien de l’Occident en cas d’épreuve de force avec les Russes. En ce sens, les Ukrainiens servent, à leurs tragiques dépens, de bouclier aux puissances occidentales et de monnaie d’échange au « tsarévitch actuel ».

Mais la Russie a signé de nombreux textes reconnaissant la souveraineté de l’Ukraine
La Russie dit défendre sa propre sécurité devant l’extension de l’OTAN aux portes de son territoire. Cela ne justifie en rien le reniement des nombreux accords internationaux à travers lesquels la Russie reconnaissait l’inviolabilité des frontières de l’Ukraine et encore moins une guerre d’agression, évidemment.
Outre dans l’acte final d’Helsinki signé en 1975, la Russie s’est engagée à respecter la souveraineté de l’Ukraine dans le traité du 19 novembre 1990 [13], dans les accords de Minsk du 8 décembre 1991 et ceux d’Alma-Ata du 23 qui établissent la Communauté des Etats Indépendants [14].
Les mémorandums de Budapest du 5 décembre 1994 sont trois documents signés en termes identiques par les États-Unis, le Royaume-Uni, la Russie, le Kazakhstan, la Biélorussie, et l’Ukraine. Ils accordent des garanties d’intégrité territoriale et de sécurité à chacune de ces trois anciennes RSS, en échange du transfert de leur arsenal nucléaire à la Russie et de leur ratification du traité de non-prolifération des armes nucléaires (TNP) [15]. Mais ce texte ne prévoyait que des consultations entre les pays signataires et un recours au Conseil de sécurité des Nations Unies en cas de problème [16].
Le 31 mai 1997, après des négociations extrêmement longues et difficiles, le traité d’amitié russo-ukrainien fut signé. Il prévoyait à l’article 2 que les deux pays s’engagent à respecter intégrité territoriale et inviolabilité des frontières.
Le 29 janvier 2003, l’Ukraine et la Russie, ont signé des accords sur leurs frontières. La Russie a obtenu des droits de location sur des bases situées en Crimée – droits qui n’ont de sens que si la Russie reconnaît la souveraineté de l’Ukraine sur cette péninsule.
Le 4 décembre 2009, jour d’expiration du traité Start de réduction des armes stratégiques, les États-Unis et la Russie publient une déclaration commune, qui confirme que les garanties de sécurité figurant dans les mémorandums de Budapest signés avec l’Ukraine, la Biélorussie et le Kazakhstan demeurent valables au-delà de cette date [17].

UNE OMBRE PLANE SUR L’EUROPE

« Si l’Occident ne nous donne pas satisfaction rapidement, la Russie n’aura d’autre choix que de prendre des mesures technico-militaires pour corriger la situation injuste qui lui est faite ». Vladimir Poutine, février 2022.

Brève chronologie des évènements survenus depuis avril 2021
En avril 2021, Moscou avait déjà massé environ 100 000 militaires à la frontière, nourrissant les premières craintes d’invasion. Vladimir Poutine accusait alors les Occidentaux d’exacerber les tensions « en livrant des armes modernes à Kiev et en menant des exercices militaires provocants » en mer Noire et près de la frontière [18].
Le 13 juillet 2021, dans un long exposé intitulé : « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens » Vladimir Poutine développait l’idée qu’un même peuple s’est trouvé divisé en trois entités, la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie, et défendait la cause de leur unité historique, linguistique et civilisationnelle. Pour lui, cette division aurait été encouragée de tous temps par des forces étrangères : l’impérialisme autrichien, la Pologne et l’Allemagne nazie hier, l’Occident depuis l’éclatement de l’URSS.
Le 10 novembre 2021, Washington demande des explications à la Russie sur des mouvements de troupes inhabituels à la frontière ukrainienne. Le 18 novembre, Vladimir Poutine a renouvelé ses griefs devant le Collège du ministère des Affaires étrangères à Moscou : il a demandé que cesse le déploiement de « missiles et de troupes » aux abords de la Russie et réclamé « de sérieuses garanties de long terme pour assurer la sécurité de la Russie ».
Le 1er décembre 2021, Vladimir Poutine a précisé ses demandes en indiquant que la Russie voulait obtenir des États-Unis et de ses alliés « des accords concrets qui excluront tout élargissement supplémentaire de l’OTAN à l’Est et tout déploiement de systèmes d’armes nous menaçant à proximité du territoire russe. Je voudrais souligner que nous avons besoin de garanties légales précises, de garanties juridiques, car nos partenaires occidentaux n’ont pas tenu les promesses verbales qu’ils nous ont faites », avait-il dit.
Le 15 décembre 2021, deux projets de textes – un Traité entre les États-Unis et la Russie et un accord entre l’OTAN et la Russie pour assurer la sécurité de cette dernière – ont été transmis à la secrétaire d’Etat adjointe Karen Donfield et aux autres pays membres de l’Alliance atlantique.
La Russie avait déjà exigé que l’OTAN renonce « formellement » à la décision, prise en 2008, d’ouvrir la porte de l’adhésion à l’Ukraine et à la Géorgie, une « ligne rouge » (non franchie à ce jour) pour le Kremlin. Mais au travers des huit articles du projet de traité avec les États-Unis et des neuf articles du projet d’accord avec l’OTAN, Moscou exigeait, entre autres, que soient « juridiquement fixés : le renoncement à tout élargissement de l’OTAN vers l’est, l’arrêt de la coopération militaire avec les pays postsoviétiques, le retrait des armes nucléaires étatsuniennes de l’Europe et le retrait des forces armées de l’OTAN aux frontières de 1997 ». Sont visés les quatorze États d’Europe orientale et des Balkans devenus membres de l’OTAN ces vingt-quatre dernières années. Y seraient affirmés des principes de « sécurité indivisible, égale et non diminuée » [19].
Le lendemain 16 décembre 2021, Mme Donfield s’était rendue à Bruxelles pour présenter ces propositions aux ambassadeurs des Etats membres de l’Alliance. Le secrétaire général de l’OTAN y opposa une fin de non-recevoir, tandis que l’organisation prononça cette mise en garde : « Nous ne ferons aucun compromis sur le droit de l’Ukraine à choisir sa propre voie, sur le droit de l’OTAN à protéger et à défendre tous ses membres, et sur le fait que l’OTAN a un partenariat avec l’Ukraine. »
Pour leur part, les dirigeants de l’UE, dont vingt et un sont membres de l’OTAN, appelèrent Moscou à dialoguer avec Kiev. Dans des conclusions adoptées à l’unanimité, mais après plusieurs heures de discussion à huis clos, tous rejetèrent l’opposition Russe quant à la possible adhésion de Kiev à l’Alliance et mirent en garde Moscou : « Toute nouvelle agression contre l’Ukraine aurait des conséquences lourdes et un coût élevé en réponse »…
Le 17 décembre, le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Riabkov a présenté ces propositions en accès ouvert. « Leur publication immédiatement après une remise en mains propres aux partenaires potentiels est un pas peu banal pour la diplomatie russe », notait Kommersant, le quotidien russe.
Le 18 décembre, Moscou a commencé à déployer des soldats en Biélorussie pour des exercices « impromptus » de préparation au combat aux frontières de l’UE et de l’Ukraine. Washington s’inquiète alors du possible déploiement d’armes nucléaires russes en Biélorussie.
Le 23 décembre 2021, lors de sa conférence de presse annuelle, Vladimir Poutine n’a rien renié de son analyse de la situation. Pour lui, « les dirigeants de l’Ukraine n’appliquent pas les accords de Minsk II [20] et la Russie doit se préparer à protéger la population russe du Donbass au cas où ils chercheraient à régler la question par la force. » Il affirme également que la Russie et la Chine ont établi « un partenariat stratégique absolument complet, qui n’a pas de précédent dans l’histoire ». Parallèlement, les 7 et 30 décembre 2021, deux entretiens ont eu lieu entre Poutine et Biden.
Le 10 janvier 2022, Russes et Étatsuniens engagent des négociations à Genève, tandis que le 12 à Bruxelles, l’Otan et la Russie constatent leurs profondes « divergences » sur la sécurité en Europe.
Le 21 janvier 2022, le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, s’est dit « convaincu » qu’une invasion ou une incursion militaire de la Russie en Ukraine « ne se produira pas ». Le 23 janvier, le Royaume-Uni a accusé la Russie de « chercher à installer un dirigeant prorusse à Kiev et d’envisager d’occuper l’Ukraine [21].
Fin janvier 2022, au sujet de l’Ukraine, le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi avait défendu les « préoccupations raisonnables » de la Russie pour sa sécurité à l’occasion d’un échange téléphonique avec son homologue étatsunien Antony Blinken.
Le 4 février 2022 a eu lieu la première rencontre de Xi Jinping avec un dirigeant étranger depuis près de deux ans, lors de l’ouverture des jeux d’hiver de Pékin. Ce fut avec Vladimir Poutine et elle dura trois heures, dans sa résidence d’Etat. À l’occasion de cette rencontre officielle, Russes et Chinois ont publié une déclaration commune dénonçant l’influence états-unienne et le rôle des alliances militaires occidentales en Europe comme en Asie. Ils ont affirmé que « les relations internationales sont entrées dans une nouvelle ère » et dénonçaient « le rôle déstabilisateur des États-Unis pour la paix dans le monde ». En particulier, ils se sont dits « opposés à tout élargissement futur de l’Otan » vers l’Ukraine. Ils ont appelé « l’Alliance atlantique nord à renoncer à ses approches idéologisées datant de la guerre froide » et ont défendu le concept de « l’indivisibilité de la sécurité », sur lequel le Kremlin se fonde pour réclamer un départ de l’OTAN de son voisinage, arguant que « la sécurité des uns ne peut se faire aux dépens de celle des autres ».
Lors de son déplacement à Pékin, Vladimir Poutine qui était accompagné du ministre de l’Energie Nikolaï Choulguinov, du patron du géant pétrolier Rosneft (dont le français Eric Liron est un des dirigeants), ainsi que du chef de la diplomatie Sergueï Lavrov, une quinzaine d’accords ont été finalisés. Le pétrolier russe Rosneft et le groupe pétrolier chinois CNPCo ont signé un contrat d’approvisionnement de 100 millions de tonnes de pétrole russe à la Chine pendant dix ans, via un pipe-line traversant le Kazakhstan. Gazprom et CNPCo ont également signé un nouveau contrat d’approvisionnement en gaz livré grâce au fameux gazoduc de 3 000 km, le « Power of Siberia », inauguré par ces chefs d’Etats le 2 décembre 2019.
À Pékin, Poutine s’est vraisemblablement assuré qu’il pourrait demander le soutien du PCC en cas de sanctions occidentales, ce que Xi pourrait lui fournir à quelques conditions, dont celle-ci : que son allié ne gâche pas ses JO d’Hiver, c’est-à-dire qu’il n’attaque pas l’Ukraine immédiatement, car Xi Jinping tenait absolument à « organiser des jeux olympiques sûrs et splendides » malgré la pandémie et… le boycott diplomatique lancé par les Etats-unis.
Evidemment, des hostilités sur le sol européen ne sont pas pour déplaire à Xi Jinping qui ferait d’une pierre plusieurs coups : faire oublier l’origine du Sars-cov-2, détourner l’attention de ses manœuvres en Mer de Chine méridionale et dans l’Indo-pacifique, obliger les Etats-unis à se disperser sur plusieurs fronts, faire de la Russie son partenaire obligé, avec toutes les rétro-concessions que cela suppose dans le déploiement des « nouvelles routes de la soie » qui passent par les ex-républiques soviétiques du Sud de l’Eurasie.
Notons au passage qu’il s’est produit une sacrée inversion du cours de l’Histoire et des rapports de force entre ces deux pays en trois décennies seulement (en tous cas des points de vue politico-économique).
Le 7 Février 2022, Emmanuel Macron affirme avoir obtenu lors de son entretien marathon avec Vladimir Poutine, « des assurances qu’il n’y aurait pas d’escalade supplémentaire dans la crise russo-occidentale liée à l’Ukraine ».

Si la Russie a planifié d’envahir l’Ukraine, le plus grand pays d’Europe, c’est maintenant que les JO de Pékin sont terminés que cela pourrait se produire. Dimanche 20 février 2022.

En attendant les troupes de Vladimir Poutine
Mardi 22 février 2022, Poutine a reconnu « la souveraineté des séparatistes sur l’ensemble des provinces de Lougansk et de Donetsk », alors qu’ils ne contrôlent que le tiers de celles-ci, une limitation d’ailleurs actée dans les accords de Minsk en 2015 et aux termes desquels l’armée Ukrainienne est stationnée de l’autre côté du no man’s land alors déterminé en commun.
Cette « reconnaissance officielle » a un effet immédiat : elle permet aux séparatistes soudainement transformés en « interlocuteurs étatiquement reconnus » de faire appel à l’armée russe, ce qui était le but de la manœuvre. Ce jour, le sénat russe a également donné son « accord au déploiement de troupes en territoires extérieurs », tandis que Poutine affirmait qu’il n’était pas question de les envoyer en Ukraine… pour le moment.
Plus tard dans l’après-midi, les premiers blindés russes sont entrés non plus en Ukraine mais dans ces nouvelles entités souveraines du Donbass. Trois jours plus tôt, des images largement diffusées par Moscou montraient des blindés russes sensés revenir à leurs casernes de départ…
Un point particulier doit être souligné : en plein JO de Pékin, l’ancien Chancelier Social-démocrate Gerhard Schröder [22] a présenté sa candidature au conseil d’administration de Gazprom, alors qu’il est déjà président du CA de Rosneft et du comité d’actionnaires de Nord Stream 2, gazoduc russo-allemand bâti par Gazprom… Ceci explique les atermoiements alambiqués jusqu’à la dernière minute du présent chancelier, sachant de surcroît que les capitalistes de ce pays se voyaient déjà en gentils animateurs du « HUB fournisseur de gaz » à toute l’Europe Occidentale…
Corollaire : Emmanuel Macron nous a annoncé la construction de nouveaux réacteurs nucléaires afin, dit-il « d’assurer l’indépendance énergétique du pays », un vieux refrain des années 1970 remis au goût du jour en en faisant « le pilier de la transition énergétique décarbonnée », trois forfaitures en quelques mots. Mais le sel de l’histoire et son actualité immédiate réside dans le fait que l’électricité est maintenant devenu un produit côté sur le marché de l’énergie, lequel est indexé sur… celui du gaz, grâce aux réformes néolibérales mises en place par l’UE. Belles et rapides culbutes en perspective pour certains marchés financiers ; parions qu’en prime on va nous resservir « la crise du gaz ou de l’énergie » sur le même modèle que la soi-disant crise pétrolière des années 1970, tandis que les tankers de gaz liquéfié états-uniens (le GNL) sont déjà prêts à traverser l’Atlantique pour le vendre au meilleur cours…
Dans la nuit du mercredi 23 au jeudi 24 février 2022, les armées russes ont envahi l’Ukraine. Vladimir Poutine s’est adressé à ceux « qui tenteraient d’interférer avec nous (…), ils doivent savoir que la réponse de la Russie sera immédiate et conduira à des conséquences que vous n’avez encore jamais connues ».

Jeudi 24 février 2022 à la mi-journée, des centaines d’attaques du territoire ukrainien sont en cours. Elles proviennent de la frontière Nord (Kiev est à 100 km de la Biélorussie) et des frontières Est et Sud. Par ailleurs, « Le premier ministre Russe Mikhaïl Michoustine a déclaré il y a deux jours que depuis des mois, son pays se préparait aux sanctions occidentales » [23].
Le 24 février 2022 à 20h30, Mikhaïlo Podoliak, un conseiller de la présidence ukrainienne a déclaré : « Après des combats acharnés, nous avons perdu le contrôle sur le site de Tchernobyl ». Plus tôt, Kiev avait fait état de combats près du dépôt de déchets nucléaires.
Le 25 février 2022, le président Zelensky a regretté que Kiev se retrouve seule face à l’armée russe : « Qui est prêt à combattre avec nous ? Je ne vois personne. Qui est prêt à donner à l’Ukraine la garantie d’une adhésion à l’Otan ? Tout le monde a peur », a-t-il dénoncé, dans une adresse vidéo publiée sur le compte de la présidence ukrainienne.

Samedi 26 février, le gouvernement allemand a autorisé la livraison d’armes à l’Ukraine, dont 1 400 lance-roquettes et 500 missiles sol-air, en plus de véhicules blindés et de carburant. Il s’agit d’un « changement d’époque » et de paradigme politique pour ce pays, puisqu’il s’interdisait jusqu’à présent toute exportation d’armes létales en zone de conflit.
Aucun autre État n’aurait pu mieux symboliser la dramatique accélération de l’histoire à laquelle nous assistons. L’envahissement de l’Ukraine a entraîné ce que ni la guerre en ex-Yougoslavie, ni la guerre contre le terrorisme et encore moins la guerre d’Irak n’avaient provoqué. L’Allemagne se départit d’un principe qui a sous-tendu sa politique sécuritaire et étrangère allemande depuis la Seconde Guerre mondiale : un pacifisme justifié par le poids historique de son passé.
Outre ce pays qui a connu les mouvements pacifistes les plus virulents pour refuser les missiles Pershing étatsuniens dans les années 1980, ce tournant s’accompagne d’autres bouleversements géopolitiques en Europe. La Suède a pris une décision exceptionnelle du même ordre, tout comme l’Union Européenne qui, pour la première fois, va financer l’achat et la livraison d’armements à un pays victime d’une guerre. La Suède et la Finlande abandonnent leur neutralité et se demandent si elles ne devraient pas adhérer à l’OTAN. La Suisse, qui a longtemps tergiversé, s’inscrit, à sa manière, dans ce mouvement.
Dimanche 27 février 2022, il y a de nouveaux éléments dans la situation. L’UE exclue les grandes banques russes du système de paiement Swift et tous les avions russes de l’espace aérien européen (y compris les jets privés des oligarques), puis décide l’interdiction de Sputnik et RT en Europe. De son côté, Vladimir Poutine annonce la mise « en régime spécial d’alerte au combat » de la force de dissuasion nucléaire russe.

RÉFLEXION MILITAIRE SUR L’AGRESSION EN COURS

Depuis le début des années quatre-vingt-dix et la chute de l’Union soviétique, c’est la huitième fois que Vladimir Poutine est à la manœuvre dans une intervention militaire.

1994-2009 : les guerres de Tchétchénie [24]
En 1994, Vladimir Poutine ne préside pas encore aux destinées de la Russie. S’il n’est plus au FSB, il est l’un des hommes clés de la ville de Saint Pétersbourg lorsque Moscou intervient pour mettre au pas la Tchétchénie qui a déclaré son indépendance. Cette première guerre est un fiasco pour la Russie qui est obligée de retirer ses troupes en 1996.
En octobre 1999, c’est sous l’impulsion de Vladimir Poutine, devenu Premier ministre de Boris Eltsine et en passe de devenir président deux mois plus tard, que les forces russes entrent à nouveau en Tchétchénie. Il s’agit alors, pour Moscou, de mener une « opération antiterroriste » après plusieurs attaques et attentats meurtriers en Russie qui furent attribués aux Tchétchènes.

Le siège de Grozny de Noël 1999 au 6 février 2000
Après une série de bombardements intensifs et l’envoi de petits groupes spécialisés en combat urbain précédant l’arrivée de blindés, Grozny tombe suite à un siège qui dura 42 jours, du 25 décembre 1999 au 6 février 2000. Le siège et les combats dévastèrent la capitale tchétchène comme aucune autre ville européenne depuis la Seconde Guerre mondiale [25] ; en 2003, les Nations unies qualifièrent Grozny de « ville la plus détruite sur Terre ».
Poutine, interrogé sur ces frappes dont certaines avaient délibérément visé des quartiers résidentiels, prononça sa célèbre phrase qui devint le slogan de sa campagne présidentielle et « immortalisa » son nom : « On poursuivra les terroristes partout, dans les aéroports s’ils sont dans les aéroports et, excusez-moi, mais, s’il le faut, on les attrapera dans les toilettes, on les butera jusque dans les chiottes. » Cependant, des opérations de contre-insurrection perdurèrent jusqu’au 16 avril 2009 et un conflit de basse intensité se fit encore sentir pendant des années. Cette seconde guerre se solda par l’extermination partielle du peuple tchétchène et par la réinsertion de la Tchétchénie dans la fédération de Russie. Il s’agit du conflit le plus violent qu’aient connu l’Europe depuis 1945, certains commentateurs allant même jusqu’à parler de génocide. Les ONG chiffrent le nombre de victimes entre 100 000 et 300 000 personnes pour l’ensemble des deux guerres de Tchétchénie, c’est-à-dire entre huit et vingt-cinq pour cent de sa population initiale.

2008 : la guerre éclair avec la Géorgie
Moscou est encore engagée en Tchétchénie quand, en août 2008, la Russie et la Géorgie s’affrontent brièvement. En cause, le contrôle de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie, deux petites républiques séparatistes géorgiennes pro-russes qui se sont déclarées indépendantes de la Géorgie au lendemain de la chute de l’Union soviétique, au début des années 90.
La situation s’envenime lorsque Moscou annonce renforcer ses liens avec les séparatistes. Accusant la Russie de vouloir annexer ces deux régions, l’armée géorgienne lance une offensive pour reprendre en main l’Ossétie du Sud dans la nuit du 7 au 8 août. La riposte russe est immédiate.
Le 12 août, Nicolas Sarkozy négocie, au nom de l’Union européenne, un accord de cessez-le-feu entre Moscou et Tbilissi. Les belligérants acceptent le plan de paix négocié qui devait entraîner un retour des forces géorgiennes et russes à leurs positions antérieures au conflit. Mi-août, le président géorgien, Mikhaïl Saakachvili, et celui de Russie, Dimitri Medvedev, signent un traité de paix. Mais le 26 août, la Russie reconnaît l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie, une décision dénoncée par les Occidentaux, qui conduit la Géorgie à rompre ses relations diplomatiques avec Moscou.

Depuis 2014 : le bras de fer avec l’Ukraine
En 2014, après le mouvement du Maïdan et la fuite en Russie du président Viktor Ianoukovitch, Moscou annexe la péninsule ukrainienne de Crimée. Une annexion non reconnue par la communauté internationale, que Moscou justifie par les résultats d’un référendum qui affirme que 96 % de la population de Crimée est en faveur d’un rattachement à la Russie.
Dans la foulée, des mouvements séparatistes pro-russes émergent dans l’est de l’Ukraine, à Donetsk et Lougansk, régions du Donbass frontalières de la Russie. Commence alors un long conflit armé entre l’armée ukrainienne et les rebelles séparatistes. Ces derniers sont soutenus par la Russie qui fournit du matériel et sans doute des combattants de Wagner.
Le conflit ne s’est jamais arrêté. Tout au plus a-t-il baissé d’intensité avec, en 2014 et 2015, les accords de Minsk I et II, du nom de la capitale biélorusse où ils ont été signés entre l’Ukraine et les séparatistes pro-russes, sous médiation franco-allemande. Ils devaient mettre fin au conflit, entraîner le retrait des armes lourdes et des forces étrangères, tout en maintenant les deux régions tenues par les séparatistes sous pavillon ukrainien. Sans grand succès, puisque ce conflit a provoqué 14 000 morts en huit ans.

Depuis 2015 : le soutien à la Syrie de Bachar Al Assad
À partir du 30 septembre 2015, la Russie a commencé à se déployer militairement pour répondre à une demande officielle d’aide du régime syrien. En fait, ce soutien russe s’est durablement installé en Syrie parce que le 30 août 2013, Barack Obama a signé un recul stratégique important des Etats-unis au Moyen-Orient, en choisissant de ne pas ordonner les frappes préparées contre le régime syrien à la suite d’attaques à l’arme chimique dans la banlieue de Damas alors qu’il en avait fait « une ligne rouge » à ne pas franchir par ce régime.
Finalement, les russes ont réussi à s’imposer comme un acteur central disposant de deux bases militaires sur place : l’aérodrome d’Hmeimim dans le nord-ouest du pays et le port de Tartous, plus au sud. Plus de 63.000 militaires russes ont servi dans la campagne syrienne et le groupe Wagner y a ouvertement fait ses premières armes [26].

Alep, après Grozny et avant Marioupol : un même champ de ruines
Quiconque cherche à comprendre la stratégie militaire russe à Alep en 2016, serait avisé d’examiner les féroces méthodes employées par Vladimir Poutine durant la sanglante seconde guerre de Tchétchénie. Ce sont les mêmes dévastations qu’à Grozny. Des immeubles détruits, des quartiers anéantis, des orphelins qui errent dans les rues jonchées de cadavres. Un champ de ruines. Ce sont les mêmes tactiques militaires. À Grozny les avions et les tanks russes bombardaient les cimetières pendant les cérémonies, visaient les dispensaires et les ambulances et frappaient les marchés. À Alep, ils ont bombardé les hôpitaux, ciblé les convois humanitaires, brisé les infrastructures civiles, détruit les réserves d’eau et de nourriture.
À l’instar de Grozny, le martyre d’Alep ne s’est pas limité à des frappes aériennes et terrestres conventionnelles. La ville aura connu l’orage des TOS-1 avec leurs salves de 24 roquettes armées de munitions thermobariques, dont la capacité de destruction n’est surpassée que par les armes nucléaires dans leur aptitude à raser des quartiers entiers et à réduire des bâtiments en gravats. Les quelques 300 000 habitants des quartiers rebelles à Bachar n’ont pratiquement pas reçu d’aide extérieure pendant le siège de près de deux mois, et ont été privés d’eau à cause des bombardements [27].

2020 : « maintenir la paix » dans le Haut-Karabakh
En septembre 2020, des conflits sanglants éclatent dans le Haut-Karabakh et opposent les séparatistes arméniens et les forces de l’Azerbaïdjan. Enième épisode d’un affrontement qui date d’avant la chute de l’Union soviétique. En novembre 2020, après six semaines de combats meurtriers dans le Haut-Karabakh, Moscou commence à déployer plus de 2.000 militaires. Officiellement, il s’agit de maintenir la paix après un accord signé sous son égide, entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Les troupes russes sont toujours sur place.

2022 : l’intervention russe au Kazakhstan
Au début de cette année, le Kazakhstan, qui apparaissait jusqu’alors comme un exemple de stabilité, s’embrase. Menacé d’être renversé par des manifestants – qui, à l’origine, protestent contre l’envolée des prix de l’énergie –, le régime appelle Moscou à l’aide. Et de faire jouer le mécanisme d’assistance militaire mutuelle de l’organisation ODKB (Kazakhstan, Russie, Biélorussie, Tadjikistan, Kirghizistan et Arménie).
Le traité ODKB ne pouvant être activé qu’en cas d’agression extérieure et non pour mater des manifestants, le régime a invoqué des actions menées par des « terroristes dirigés par des puissances étrangères » non spécifiées. Le 7 janvier, le président Tokaïev a affirmé que l’ordre avait été en grande partie « rétabli » dans le pays. Et à partir du 13, les quelque 2000 hommes, dépêchés majoritairement par Moscou, ont quitté le pays.

Le groupe Wagner, une créature paramilitaire du système Poutine [28]
Fondé en 2014, le groupe Wagner est une société militaire privée russe fournissant des mercenaires, active notamment lors de la guerre du Donbass et de la guerre civile syrienne mais aussi dans d’autres zones de conflits à travers le monde. Le fondateur et commandant militaire du groupe est Dmitri Outkine, lieutenant-colonel jusqu’en 2013 des Spetsnaz (forces spéciales de la police, du FSB ainsi que de l’armée russe) et ancien membre du Corps slave (une société militaire privée, enregistrée à Hong Kong, qui a combattu au cours de la Guerre civile syrienne). Néonazi et admirateur du Troisième Reich, une photo diffusée en 2020, le montre arborant des tatouages nazis.
Le groupe Wagner et l’Internet Research Agency (IRA, une entreprise de propagande et de désinformation sur internet) sont deux organisations sœurs qui sont synchronisées l’une à l’autre : le groupe met en œuvre des opérations militaires, tandis que l’IRA mène une guerre de l’information sur internet et planifie des opérations psychologiques.
Le siège social officiel du groupe Wagner est en Argentine. Il est la propriété de l’oligarque russe Evgueni Prigojine, proche du pouvoir russe.
En décembre 2021, l’UE a accusé le groupe « d’alimenter la violence, de piller les ressources naturelles et d’intimider les civils en violation du droit international » dans différents pays : Libye, Syrie, Ukraine et République centrafricaine. Les sanctions de 2022 touchent Wagner, trois des sociétés de ce holding (Evro Polis, Mercury, Velada) et huit personnes [29].

Analyses de l’invasion militaire de l’Ukraine
Si le courage et la détermination des Ukrainiens jouent un rôle déterminant, il convient cependant d’examiner succinctement la situation, la réflexion militaire étant étrangère à la théorie critique depuis des lustres…
La blitzkrieg qui devait conduire l’armée russe au centre de Kiev, mettre le pays à genoux et imposer un gouvernement fantoche en quelques jours, a fait long feu. Sous-estimation des capacités de résistance militaire et civile des ukrainiens, problèmes d’approvisionnement, de logistique et de communication, envoi de jeunes conscrits inexpérimentés au front, conditions météo défavorables, supériorité aérienne inutilisable ? Tous ces facteurs ont enlisé l’armée russe. Ses réserves sont indéniables, encore faudrait-il qu’elles deviennent opérationnelles.
Les commentateurs évoquent désormais un scénario « à la Grozny », c’est-à-dire un siège interminable des grandes villes avec ses terribles corollaires : coupure de l’approvisionnement en eau, en électricité, en nourriture, en soins et en médicaments, bombardements massifs, sabotages et finalement combats de rues pour en prendre le contrôle.
Dimanche 20 mars, le consul grec à Marioupol a comparé la ville ukrainienne assiégée à Guernica ou Alep. Dans les faits, sept villes ukrainiennes subissent actuellement des bombardements intensifs. Il s’agit au nord de Tchernihiv, Kiev, Sumy, à l’est de Kharkiv et au sud de Melitopol, Marioupol (2700 morts civils), Mykolayïv. Réduire ces villes à l’état de ruines totales, cela fait partie de la tactique militaire russe, nul ne peut en douter. Le bombardement d’habitations et de bâtiments publics [30], l’usage des armes à sous-munitions, des bombes au phosphore blanc et des armes thermobariques qui consument tout l’oxygène dans un certain rayon d’action – engendrant ainsi une mort de masse par asphyxie – ont été utilisées dans ce but. Depuis le début de l’invasion, plus de mille missiles ont été lancés, c’est-à-dire que deux tiers des stocks ont été utilisés, alors que ces engins de mort sont extrêmement coûteux Dans la semaine du 14 mars 2022, les deux missiles hypersoniques Kinjal qui sont plus de quatre cent fois plus puissants que les autres, ont été tirés contre un dépôt souterrain d’armements et une réserve de carburant, de manière à démontrer que rien ne peut arrêter la détermination russe.
Dans ces conditions, le coût de la marche arrière devient de plus en plus élevé pour Vladimir Poutine, aussi bien en Russie qu’au niveau international. Ainsi, il pourrait se retrouver dans une situation où il ne verrait pas d’autre porte de sortie... que l’escalade. Et plus la situation s’aggrave, plus cette probabilité augmente, d’autant que les occidentaux n’y répondront pas de manière armée.
Selon les analystes, Poutine n’avait pas souhaité mettre en œuvre d’emblée un tel scénario car il était en contradiction avec son récit selon lequel il s’agissait d’une opération de police, pas d’une véritable guerre. Mais pour François Heisbourg [31], « Lorsque Poutine rencontre des obstacles à ses plans, il ne réduit pas ses ambitions, il accroît la violence des moyens mis en jeu pour les atteindre. Si l’on n’a pas compris cela, on ne comprend pas ce qui va arriver dans les jours et les semaines qui viennent : le degré de violence sera au-delà de ce qui s’est passé en Tchétchénie car pour lui, si la société civile est un obstacle, on élimine la société civile. Le pire est donc à venir : militairement, rien ne peut arrêter Poutine car cela aurait pour conséquence une escalade de cette guerre en intensité et en extension territoriale. Soit elle s’arrêtera lorsque Poutine aura décidé de l’arrêter [et cela dépend de ses ambitions politiques], soit nous serons face à un énorme risque de guerre totale ou à caractère nucléaire. » En outre, il reste plusieurs scénarii crédibles d’escalade involontaire.
L’invasion russe de l’Ukraine, menée à l’aide de systèmes d’armes conventionnels, n’est pas une guerre nucléaire mais ce facteur de l’événement est central. La Russie, de par son statut de puissance nucléaire, se sait protégée de représailles militaires ou d’une implication directe d’autres États dans le conflit, ce que les réactions de Biden, Macron et consorts ont largement confirmé. De ce fait, les discours politiques ou diplomatiques n’auront aucun effet sur les desseins de Poutine.
La Russie a abandonné la doctrine du non-emploi en premier des armes nucléaires « non-stratégiques » – jusqu’à vingt fois plus puissantes que celles d’Hiroshima ou Nagasaki – dans les guerres régionales. Seules les questions du type de conflit dans lesquels les utiliser, du seuil et des raisons de leur emploi, des effets militaires, psychologiques et politiques escomptés, fait encore débat au Kremelin.
Poutine pourrait les lancer par exemple sur une ville de l’Ouest de l’Ukraine, s’il est dans ses plans de ne pas annexer cette partie du pays. Par leur utilisation, il s’agirait d’arrêter l’attaque ou de sortir d’un relatif échec militaire dans une position de force, tout en divisant les occidentaux quant à la riposte nécessaire. Le silence de ces derniers dans cette hypothèse a pour conséquence de crédibiliser l’usage de l’option nucléaire « non-stratégique » par Vladimir Poutine s’il se retrouvait face à un échec politico-militaire.

Analyses militaires en ligne
Blog historien militaire Michel Goya https://bit.ly/3iHnNDu
Fondation pour la Recherche Stratégique https://bit.ly/36OJtem
Xavier Tytelman, Air et Cosmos https://bit.ly/3JwDbyF et https://bit.ly/3tuKYr7 et https://bit.ly/3qq6RGe

PLUSIEURS CENTRALES NUCLÉAIRES SONT PRISES DANS LA TOURMENTE

En Ukraine, quinze réacteurs sont répartis dans les quatre centrales suivantes : au nord-ouest il y a Rivné avec 8 400 employés ; deux de ses quatre réacteurs ne possèdent pas d’enceintes de confinement, comme c’était malheureusement le cas à Tchernobyl ; à l’ouest Khmelnitski compte deux réacteurs ; au sud-ouest Konstantinovka comporte trois réacteurs de 950 MW et au sud Zaporijia en compte six de la même puissance.
Des travaux de modernisation ont été entrepris durant les années 2000, puis en 2013, après la catastrophe de Fukushima, sans pour autant permettre à ces centrales d’atteindre le niveau de sûreté observé dans d’autres sites européens et encore moins de faire face à une situation de guerre prolongée dans le pays. Ces centrales disposent de quatre groupes électrogènes de secours – dont un qui est bunkerisé – avec une réserve de carburant assurant un refroidissement du cœur durant au moins une semaine, ce qui laisserait le temps d’intervenir ou de ravitailler le site en carburant sur le plus long terme, à condition que ce carburant soit encore disponible. Par ailleurs, dans ces centrales VVER-1000, les circuits de refroidissement sont présents en trois exemplaires pour chaque réacteur. Les faiblesses semblent se situer au niveau des canalisations qui joignent toutes les installations. Autre point sensible, près de 30 000 personnes sont nécessaires au fonctionnement de ces quatre centrales.

Le site de Tchernobyl est vulnérable
Suite à la catastrophe du 26 avril 1986, les quatre réacteurs de Tchernobyl furent définitivement arrêtés. Le 24 février 2022, les Russes se sont emparés de la centrale située au cœur d’une zone contaminée et quasiment inhabitée. Habituellement relayée toutes les 8 heures, la même équipe de deux cent personnes y aurait été maintenue en service la veille de l’entrée des Russes sur le site, mais sans que nous puissions dire combien de jours, ni si elle a été relevée depuis. Le régulateur ukrainien a informé l’AIEA que le personnel de Tchernobyl ne procèderait plus aux réparations et à la maintenance des équipements liés à la sécurité, en partie du fait de leur fatigue physique et psychologique.
Dans ce site, 20 000 assemblages sont encore entreposés dans des piscines. D’après la revue en ligne « Reporterre » la centrale ne fut plus alimentée en électricité entre le 9 et le 13 mars, ce qui neutralisait le système de surveillance et durcissait les conditions de travail des employés. Etait-ce lié à ce manque d’alimentation électrique, le 13 mars 2022 au matin, il n’y avait semble-t-il plus de téléphone fixe, ni de téléphone mobile et l’autorité de sûreté ukrainienne n’aurait pas reçu d’e-mail depuis la veille. Lundi 14 mars, l’opérateur ukrainien a accusé l’armée russe d’avoir à nouveau coupé l’alimentation électrique de Tchernobyl. L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a fait part jeudi soir 24 mars 2022 de son inquiétude après avoir été informée par les autorités ukrainiennes de bombardements de Slavoutitch – la ville où réside le personnel du site de Tchernobyl – passée sous contrôle russe le lendemain. Il faut également préciser que les sarcophages de Tchernobyl n’ont pas été conçus pour résister à une attaque militaire.

Pour rappel, même une fois extraits de la cuve d’un réacteur à l’arrêt, les assemblages usés continuent à dégager une forte chaleur pendant des années, laquelle doit être absolument évacuée. Or les pompes de refroidissement nécessitent de l’électricité et de l’eau pour fonctionner. Dans le cas contraire, la température dans les bassins de rétention augmente, les assemblages commencent à fondre et des substances radioactives sont ensuite libérées dans l’environnement. Enfin, le système d’extinction des incendies a lui aussi besoin d’eau et d’électricité.

La centrale de Zaporijia est la plus importante d’Europe
Le vendredi 4 mars 2022 à 0h30, un bâtiment annexe de la centrale nucléaire de Zaporijia, a été touché par des tirs. Après plusieurs heures d’incertitude, les lieux auraient été sécurisés et l’incendie aurait été éteint par les pompiers ukrainiens à 6 h 20 heure locale [32]. Depuis, les Russes occuperaient ce site. Seul fonctionnait alors à 60% de sa capacité nominale le réacteur n°4 dont la procédure d’arrêt a été lancée.
Cette centrale est située dans le sud de l’Ukraine sur le fleuve Dniepr, à 450 kilomètres de Kiev et fut inaugurée en 1985. Avec ses 6 réacteurs à eau pressurisée VVER-1000 dont le dernier a été mis en service en 1995, c’est la plus grosse centrale nucléaire du pays qui lui fournit 20% de son électricité. Ses 5 700 mégawatts constituent le plus puissant parc nucléaire en Europe… En outre, la puissance thermique dégagée par la centrale de Zaporijia, qui atteint pratiquement 20 000 mégawatts, exige d’énormes quantités d’eau de refroidissement qui sont pompées dans le Dniepr, lequel a été spécialement élargi pour ce site.

Des centrales nucléaires dans un champ de bataille
De gros dangers subsistent quant aux centrales nucléaires prises dans la guerre. Il s’agit essentiellement d’une erreur de bombardement toujours possible ; d’une coupure de l’alimentation électrique (y compris celle délivrée par les groupes de secours) qui permet le fonctionnement normal des réacteurs, des installations de contrôle-commande ou de refroidissement ; d’un manque d’approvisionnement en eau de toutes les installations, piscines de refroidissement internes ou externes comprises, même lorsque les réacteurs sont à l’arrêt ; d’une rupture de la chaîne logistique d’approvisionnement en services, en équipements et en composants de remplacement ; de la fatigue croissante des personnels ukrainiens qui gèrent les sites et maintiennent le système de surveillance des niveaux de radiation depuis le début de la guerre.
L’intégrité physique des installations est vitale. Si leur exploitation était interrompue pour une raison ou pour une autre, alors il se produirait une nouvelle catastrophe nucléaire en Europe. Il s’agit d’une situation sans précédent, car c’est la première fois qu’un conflit militaire se déroule dans un pays doté d’un large programme nucléaire.
Une « hypothèse à tiroir » circule à ce propos : Poutine voudrait-il garder la grosse centrale de Zaporijia lors d’une annexion future de toute la partie Est du territoire ukrainien délimitée par le Dniepr ? En attendant, il pourrait priver le pays de 20% de son électricité ou, en cas d’échec militaire de l’invasion, se servir de cette centrale comme d’un « bouclier nucléaire ».

DE LA GUERRE… d’agression contre l’Ukraine

Les premières victimes de toutes les guerres sont les populations. La seconde victime, c’est la Vérité.

Par delà les proclamations politiciennes des uns et des autres, c’est à la population ukrainienne agressée, bombardée, délibérément visée par les armées russes que nous pensons, évidemment. Sous ce déluge de feu, le quart des habitants du pays sont devenus des déplacés ou des réfugiés, c’est-à-dire autant que durant la débâcle française en 1940, mais dans un laps de temps plus court.
Par ailleurs, ne doutons pas un instant que ce qui est déjà une guerre dont personne ne peut prévoir les répercutions internationales sera pris comme une opportunité de fabuleux profits par certains, comme durant la pandémie de SARS-CoV-2, à moins que les délicats équilibres internationaux, mis au point afin de contenir depuis des lustres les énormes bulles financières, ne s’écroulent sous les coups de boutoirs d’une guerre sans fin prévisible. Comme nous l’avons écrit par ailleurs, nous pouvons même nous demander si des néo-impérialismes ne sont pas en train de renaître. Sauf qu’à la différence du début du xxe siècle, les économies sont beaucoup plus interdépendantes qu’à cette époque… ce qui représente une fragilité supplémentaire du château de cartes élaboré depuis la contre-révolution néolibérale des années 1970.

Vladimir Poutine maître des escalades ?
Les prises de position politiques russes portent la marque personnelle de Vladimir Poutine et reflètent sa vision politico-historique du problème ainsi que la façon dont il propose de le régler. S’appuyant sur l’examen de son entourage immédiat, de son comportement et l’analyse de ses derniers écrits, certains commentateurs prêtent à Vladimir Poutine « l’ambition d’accomplir une grande mission historique ». C’est ainsi que dans son article de juillet 2021 sur l’unité de l’Ukraine et de la Russie, il dénonce pêle-mêle une erreur des bolchéviks, de Lénine et de l’URSS qui auraient concédé des terres russes à l’Ukraine et de lui avoir donné une pleine autonomie en tant qu’Etat. Dans son tableau historique, il oublie de manière opportune de rappeler la grande famine organisée par Staline en 1932, l’Holodomor, comme si ce drame ne comptait pas dans l’histoire des relations entre la Russie et l’Ukraine. Dans le cadre de cette vision univoque de l’Histoire, l’interdiction de Mémorial [33] au début de l’année 2022 n’est évidemment pas fortuite. Ceci dit, et même s’il on ajoute qu’il a « perdu tout contact avec la réalité » [34], là ne sont pas les ressorts fondamentaux de l’invasion armée de l’Ukraine.

Les accords de Minsk I et II, qui prévoyaient notamment une large autonomie pour le Donbass et la modification de la constitution ukrainienne dans un sens fédéral, auraient donné à la Russie une certaine influence sur les choix politiques de l’Ukraine. Les gouvernements français et allemands – parrains du processus – n’ont pas réussi à rapprocher les points de vue sur la séquence des mesures à prendre. En conséquence, Vladimir Poutine dénonçait les atermoiements de Kiev ces derniers temps et ne réclamait plus en priorité la mise en œuvre des accords de Minsk. Autrement dit, le sujet n’était plus seulement le Donbass, mais bien l’Ukraine toute entière, des prétentions politiques déniant la souveraineté ukrainienne, un motif de guerre on ne peut plus classiquement fondé sur des arguments sécuritaires.

Troisième volet de cette affaire, Vladimir Poutine ne voulait plus d’une négociation avec Kiev et l’UE, mais seulement avec les États-unis et l’OTAN. C’est pourquoi les propositions de traité et d’accord de décembre 2021 ne s’adressaient qu’à eux.
En conséquence, les enjeux des négociations de Genève, [35] en janvier 2022, étaient énormes et ses chances de succès nulles. En effet, les demandes de Vladimir Poutine ne pouvaient être satisfaites : sans parler du fond, des garanties en forme de traité auraient mis des mois à être négociées (outre leurs chances quasi nulles d’être ratifiées par le Sénat étatsunien) ; certaines demandes, qui remontent à l’ère soviétique comme le retrait des armes nucléaires étatsuniennes d’Europe, ouvrent toute une série de problèmes dont il n’aurait été possible de venir à bout qu’après des années. Nous pouvons donc logiquement en déduire que, las de n’avoir rien obtenu depuis des lustres, Vladimir Poutine avait déjà pris la décision d’envahir l’Ukraine à ce moment-là. Washington le savait et ses capacités de surveillance le confirmaient. Les populations Ukrainiennes furent donc vouées à en payer le prix.

Pour ainsi dire, Vladimir Poutine a fait tapis, il a tout mis sur la table et s’est volontairement mis dans une situation où il lui sera difficile de reculer. En face, l’OTAN, c’est-à-dire essentiellement l’administration Biden, affaiblie à l’intérieur et par la débâcle afghane à l’extérieur, aura peu de marge de manœuvre face à sa première grande crise. L’UE et les autres pays européens n’auront que peu de poids décisionnel dans cette guerre. Il ne reste aux uns et aux autres qu’à armer les ukrainiens pour qu’ils se battent contre les prétentions de Poutine : « La guerre est un massacre de gens qui ne se connaissent pas (les ukrainiens et la soldatesque russe), au profit de gens qui se connaissent (Poutine et les dirigeants occidentaux), mais ne se massacrent pas. » La phrase de Paul Valéry se voit une fois de plus confirmée mais une question majeure reste en suspens : où et quand s’arrêtera ce massacre à grande échelle ?

Vladimir Poutine a tous les moyens de rester maître du jeu durant l’invasion de l’Ukraine, car plusieurs données militaires déterminent le devenir de cette affaire. La première, c’est que la Russie a, sur le plan régional, une supériorité militaire écrasante et ce que l’on appelle, dans le jargon stratégique, la maîtrise de l’escalade : quelle que soit la réponse militaire qui pourrait lui être opposée, elle a les moyens de dominer son adversaire à chaque niveau de l’escalade, y compris jusqu’au feu nucléaire. La seconde donnée, c’est que Poutine a déjà montré par le passé – de la seconde guerre de Tchétchénie à Alep – qu’il est prêt à raser les villes en commettant crimes de guerre et génocides pour s’imposer. L’inconnue reste la détermination de toute une population face à ces agressions barbares ; mais quoi qu’il en soit, elle est cruellement assignée à payer le prix fort d’une guerre dont les tenants et les aboutissants lui échappent, du moins pour le moment.

Jean-Marc Royer, 27 mars 2022


[1L’Otan est fondée le 4 avril 1949 par douze Etats : Belgique, Canada, Danemark, Etats-Unis, France, Islande, Italie, Luxembourg, Norvège, Pays-Bas, Portugal et Royaume-Unis qui sont rejoints en 1952 par la Grèce et la Turquie, l’Allemagne de l’Ouest (RFA) en 1955 et l’Espagne en 1982.

[2Durant cette période chaotique, la guerre du Golfe d’août 1990 à février 1991 va favoriser le maintien de la cohésion occidentale.

[3La CECA, ancêtre de la CEE, est créée par la RFA, la France, l’Italie, les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg en 1952. Y sont entrés de 1973 à 1986, le Royaume-Uni, le Danemark, l’Irlande, la Grèce, l’Espagne et le Portugal.

[4Le 12 janvier 1994, Clinton avait déclaré que l’OTAN acceptera de nouveaux membres.

[5Intervenant le 10 février 2007 à Munich devant la Conférence sur la sécurité, Vladimir Poutine critique vivement l’OSCE devenue selon lui un instrument vulgaire servant à imposer les intérêts de certains États occidentaux.

[7Trois ans plus tard, en 2002, l’OTAN a mis en place avec l’UE une relation privilégiée – « l’Identité européenne de sécurité et de défense » – qui permet à cette dernière de bénéficier de moyens de l’organisation pour certaines opérations entrant dans le cadre de sa politique de sécurité et de défense commune.

[9Le 11 juin 2017, une équipe composée de médecins et d’avocats (serbes et étrangers) a annoncé son intention de porter plainte devant les tribunaux de chacun des 19 pays membres contre l’utilisation de bombes à sous-munitions et le bombardement des usines chimiques ou pétrochimiques, ce qui a eu des conséquences sanitaires sur le long terme. Le 18 mai 2021, le président de la Tchéquie, Miloš Zeman, a été le premier dirigeant à présenter des excuses aux peuples Serbes pour les bombardements de 1999.

[10Les secteurs concernés par les frappes risquent d’être contaminés pour des milliers d’années, et il n’est pas exclu qu’il y ait des problèmes d’infiltration dans les nappes phréatiques. « L’uranium appauvri est un danger déclarent des chercheurs yougoslaves », l’OBS, 7 janvier 2001.

[11Gavin Fogg, « Libye : le voile se lève sur le rôle de l’OTAN auprès des rebelles », L’Express le 26 août 2011 et « NATO-Generalsekretär Rasmussen betont immer wieder : Das Militärbündnis hält sich an sein Mandat und greift in Libyen nur von der Luft aus ein. Doch scheint es fast sicher, dass westliche Einheiten auch Rebellen ausbilden - und zwar am Boden », Tagesschau, 26 août 2011.

[12Les quelques lignes qui suivent sont en partie inspirées par l’article de Gilles Andréani, intitulé « Ukraine, la guerre annoncée de Vladimir Poutine », publié le 9 janvier 2022. https://www.telos-eu.com/fr/politique-francaise-et-internationale/ukraine-la-guerre-annoncee-de-vladimir-poutine.html

[14Emma Donada, « La Russie s’était-elle engagée à respecter l’intégrité territoriale de l’Ukraine via le Mémorandum de Budapest ? », Libération CheckNews le 11 mars 2022 et https://www.cvce.eu/content/publication/2005/4/15/d1eb7a8c-4868-4da6-9098-3175c172b9bc/publishable_fr.pdf

[16Emma Donada, article déjà cité.

[18« Ukraine : des soldats russes à la frontière, aux menaces de Biden, retour sur trois mois d’escalade », Sud-Ouest et AFP, le 24 janvier 2022.

[19Alda Engoian, « Vu de Russie. Moscou veut remettre à zéro le score de la guerre froide, avec un ultimatum à l’Occident », Courrier International, 18 décembre 2021.

[20Accords du 11 février 2015 par lesquels les parties s’engageaient à la restauration des frontières de l’Ukraine, au retrait des troupes étrangères, à une réforme constitutionnelle de l’Ukraine, à la mise en place d’un Gouvernement provisoire à l’Est etc.

[21À cette fin, les services russes entretiendraient des liens avec de nombreux anciens hommes politiques ukrainiens. L’ex-député ukrainien Ievgeniï Mouraïev, Serguiï Arbouzov (le premier vice-Premier ministre de l’Ukraine de 2012 à 2014), Andriï Klouïev (qui dirigeait l’administration présidentielle de Viktor Ianoukovitch), Volodymyr Sivkovytch (l’ancien secrétaire adjoint du Conseil national de sécurité et de défense ukrainien), Mykola Azarov (le Premier ministre de l’Ukraine de 2010 à 2014) sont considérés comme remplaçants potentiels de Volodymyr Zelensky.

[22Il n’est certes pas le seul à utiliser ses réseaux politiques dans ses affaires : La Commission spéciale sur l’ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union européenne, y compris la désinformation (INGE), a pointé dans son rapport du 25 janvier dernier, François Fillon qui a été nommé administrateur indépendant au sein du groupe Sibur, géant de la pétrochimie contrôlé par deux proches du Kremlin, Leonid Mikhelson, l’un des hommes les plus riches de Russie, et Guennadi Timchenko, un ami de Poutine. Au mois de juin dernier, déjà, son nom figurait sur un décret signé par le Premier ministre russe le nommant « représentant de la Fédération de Russie » ( sic !) au Conseil d’administration du groupe pétrolier public, Zaroubejneft, spécialisé dans l’exploitation de gisements d’hydrocarbures. Il y siège comme président d’Apteras, la société de conseil qu’il a fondée en 2017, après son naufrage à la présidentielle. Jean-Pierre Raffarin, quant à lui, appuie les intérêts du capital Chinois, tandis que Jean-Marie Le Guen (PS) a intégré le conseil de Huawei France après avoir soutenu ceux du Qatar…

[23Galia Ackerman, une des meilleures connaisseuses de l’histoire russe, journal de 12h30 du 24 février 2022, 20e minute.

[24Claude Fouquet, « Les guerres de Vladimir Poutine, Les Echos, 24 février 2022. https://www.lesechos.fr/monde/europe/ukraine-haut-karabakh-georgie-tchetchenie-les-guerres-de-vladimir-poutine-1389471

[25Lire Karel Bartak, « Tchétchénie, une « guerre sans nom », Le Monde diplomatique, mai 1995.

[26Wahiba Zeino, « Wagner, une société militaire privée russe en Syrie », Revue politique et parlementaire, 4 octobre 2021, L’Express, « Mercenaires russes en Syrie : ce que l’on sait du mystérieux Groupe Wagner », 16 février 2018,

[27Isabelle Lasserre, « De Grozny à Alep, un même champ de ruines », Le Figaro, 4 octobre 2016 et Mark Galeotti, « Pour comprendre la stratégie russe en Syrie, il faut se souvenir de la guerre en Tchétchénie », Slate, 13 octobre 2016. « Le retour de la Russie. Episode 3. De Grozny à Alep. La stratégie de l’anéantissement », France Culture, Culture monde du 19 octobre 2016.

[28Cf. les 90 notes et références de Wikipédia à ce sujet.

[29Dont Dmitri Outkine, Valery Zakharov, un conseiller du président centrafricain, Denis Kharitonov, un militaire séparatiste dans le Donbass, et Andreï Trochev, un militaire en opération en Syrie.

[30Le BM-21 Grad est un camion soviétique lance-roquettes multiple de 122 millimètres développé dans les années 1960 et qui fait beaucoup de dégâts indistincts. Plusieurs navires emportent également ces paniers de roquettes dont la portée est de 5 à 45km, selon les munitions et les versions.

[31François Heisbourg, 21e minute de l’émission Culture monde du 4 mars 2022 sur France Culture. https://www.franceculture.fr/emissions/cultures-monde/guerre-en-ukraine-jour-8-quelles-evolutions-possibles

[33ONG russe de défense des droits de l’homme et de préservation de la mémoire des victimes du pouvoir soviétique mais aussi d’exactions plus récentes commises en Russie comme en Tchétchénie. Son origine remonte à la période de la Perestroïka, où elle organise une assistance aux prisonniers politiques.

[34Angela Merkel, le 3 mars 2014 dans un entretien téléphonique avec Barack Obama.

[35Le 21 janvier 2022, Antony Blinken et son homologue russe Sergueï Lavrov se sont rencontrés une dernière fois à Genève. Ils ont convenu que Washington présenterait la semaine suivante une réponse écrite aux exigences russes, et qu’ils poursuivraient leurs « francs » pourparlers…