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Narcissisme collectif de crise


Quand le sujet en crise se gonfle avec suffisance pour se faire aussi gros qu’une "nation"


mardi 3 octobre 2017,


Contribution


Réflexions

« Bien sûr, il y a l’économie et le chômage, mais l’essentiel, c’est la bataille culturelle et identitaire » (Manuel Valls, 4 avril 2016)

Le procès des identités modernes n’est évidemment en rien extérieur à son inscription dans le fonctionnement logique et la dynamique du capitalisme. On pourra bien entendu parler de la recrudescence des identités ethniques et religieuses dans les années 1980 et 1990, et notamment dans le monde arabe (le processus de ré-islamisation est caractéristique de ce que Ernst Lohoff et Norbert Trenkle appellent le « religionnisme » [1]) et en Afrique durant ce qu’on a appelé la « décennie du chaos », ou évoquer encore « la vague de passions nationalistes et de haine qui submerge de nos jours l’Europe postcommuniste » (Leszek Kolakowski), dont on connaît l’aboutissement dramatique lors de la guerre dans l’ex-Yougoslavie. Durant la configuration que prendra le capitalisme à partir des années 1980, on peut déjà remarquer que chronologiquement la peste identitaire immanente au capitalisme sera d’abord un phénomène qui touchera les périphéries effondrées, à l’est comme au sud. La Hongrie de Victor Orban, la Russie de Poutine ou la Pologne toute catholique et conservatrice en sont aujourd’hui les buttes témoins.

Avec un certain décalage chronologique, presque deux décennies, et ce de manière congruente à la fin de la multiplication auto-entretenue du capital fictif à partir des années 2000, et à l’effondrement du boom post-fordiste qui se fondait sur une telle multiplication [2], on retrouve dans les centres capitalistes le même déferlement des intolérances identitaires avides d’instaurer un ordre culturel et ethnique homogène. On revendique à nouveau, « La France aux Français », « America First », « Britain First » (et leurs compléments alimentaires constituant la relation polaire du « Whites First » et du « Indigènes First ») et ainsi l’homogénéisation prétendue « ethnique » et culturelle de la force de travail nationale ou de la force de travail en « lutte spécifique ».

Les idéologies de crise et l’expérience du sujet moderne

A la différence des sociétés pré-modernes où la forme du sujet social est donnée, notamment dans les sociétés d’Ordres ou de castes, l’individu modelé dans la forme du sujet moderne, doit constamment affirmer son identité jamais donnée par avance, mais réalisée comme une tâche coercitive et obligatoire à travers une autodiscipline intériorisant les contraintes du contexte-forme auquel il fait face et qu’il reproduit. A ce titre, la forme-sujet des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste apparaît comme une gigantesque collection d’identités fonctionnelles, dont la forme élémentaire sera l’identité individuelle. Cette individuation primaire s’est toujours doublée de l’adhésion des sujets capitalisés à de vastes identités collectives. A ce titre, les nations capitalistes ont également hier comme aujourd’hui, un ressort interne niché dans la forme-sujet moderne.

Les idéologies de crise du capitalisme, et notamment l’adhésion subjective du sujet moderne à la forme-nation sous la forme du nationalisme classique et du néo-nationalisme contemporain, ont pour fondement l’expérience de ce même sujet « monétarisé ». Marx a déjà montré que le sujet modelé par les rapports sociaux capitalistes, s’éprend structurellement d’une toute puissance potentielle parce que dans la forme de vie sociale capitaliste :

« Ce que je peux m’approprier grâce à l’argent, ce que je peux payer, autrement dit ce que l’argent peut acheter, je le suis moi-même, moi le possesseur de l’argent. Ma force est tout aussi grande qu’est la force de l’argent. Les qualités de l’argent sont mes qualités et mes forces essentielles - à moi son possesseur. Ce que je suis et ce que je peux n’est donc nullement déterminé par mon individualité. Je suis laid, mais je peux m’acheter la plus belle femme. Donc je ne suis pas laid, car l’effet de la laideur, sa force repoussante, est annulé par l’argent. De par mon individualité, je suis perclus, mais l’argent me procure vingt-quatre jambes » [3].

Le sujet monétarisé est ainsi à chaque instant déchiré entre cette toute-puissance potentielle à laquelle il pourrait accéder en obtenant cet argent capable de toutes les métamorphoses, et ce dont il fait également l’expérience quotidienne : c’est-à-dire son impuissance concrète devant son propre rapport à la société qui ne lui fait face que comme une contrainte collective chosifiée, notamment sous la forme du procès de valorisation et sa dynamique qui dicte la situation sans qu’il puisse intervenir concrètement. Ce clivage est au fondement des idéologies de crise dans le capitalisme.

Capitalisme et marché de l’identitaire

Durant les années 2000, et plus encore à partir de la crise de 2008, le néo-nationalisme et le reste de la peste identitaire dont le néo-nationalisme n’est qu’un cas particulier, sont partout de retour avec leur volonté d’en revenir aux vieilles identités collectives fonctionnelles, fantasmes de toute puissance compensatoires à l’impuissance concrète des sujets monétarisés devant leur propre rapport à la société qui ne leur fait face que comme une force étrangère chosifiée et naturalisée, c’est-à-dire sans qu’ils puissent intervenir. Le narcissisme individuel de la toute-puissance potentielle ne pouvant se réaliser plus particulièrement dans la situation de crise, il est compensé par un narcissisme de substitution : l’individu se gonfle au travers du fantasme de sa propre grandeur en une « communauté imaginée » identitaire plus vaste magnifiant toute sa virilité empêchée, ce qui permet d’oublier le sentiment de sa propre infériorité : un narcissisme collectif de crise (Erich Fromm).

Dans ce cadre, les primitivismes contemporains (J.-L. Amselle) qui fleurissent de toutes parts, ne seront que les matériaux contemporains des néo-traditions capitalistes qui serviront de support à l’ancrage au capitalisme de ces identités fonctionnelles, en ce sens où, après la première vague de la seconde moitié du XIXe siècle, une nouvelle « production de masse de traditions inventées » (Eric Hobsbawm) fournit en amont le marché de l’identitaire en vue d’équiper les monades isolées pour la guerre culturelle généralisée à l’intérieur même du cadre inchangé de l’ontologie capitaliste. Au supermarché de l’identitaire fonctionnel, le religionnisme, le néo-nationalisme, le micronationalisme identitaire et séparatiste (dit nationalisme régional), le populisme identitaire, le néo-virilisme, ou les deux termes de la relation polaire que constituent le néo-identitarisme postmoderne « antiraciste » (de gauche) et le néo-racisme ethno-différentialiste d’extrême-droite, se vendent comme des petits pains. Le culturalisme devient ici la logique idéelle du capitalisme tardif en constituant sa principale idéologie de crise. En ce sens, il devient le fond de sauce commun aussi bien aux partisans du « choc des cultures » qu’à ceux du « dialogue des cultures », qui tous affirment la primauté à la question des identités collectives culturalo-religieuses ou néonationalistes, quand les démocraties bourgeoises du centre ne convoquent pas avec tambours et trompettes les prétendues valeurs universelles « européennes » et « occidentales » (même si celles-ci sont toujours plus démonétisées par la logique d’exclusion sociale et raciste produite par le système de la concurrence capitaliste et son jeu mortifère de chaises musicales).

A gauche comme à droite, les entrepreneurs en identités collectives de tous bords, ne sont ici que les fonctionnaires du capital à l’ère de sa décomposition. Loin de s’opposer au cours du monde, ils nagent (eux aussi) avec le courant.

Clément Homs


Article paru sur le site "Critique de la valeur-dissociation. Repenser une théorie critique du capitalisme" http://www.palim-psao.fr


[1Voir Norbert Trenkle, « Pourquoi l’islamisme ne peut pas être expliqué à partir de la religion ? » ; voir également sur l’interprétation de cette réislamisation comme un phénomène réactif et identitaire, les ouvrages de François Burgat. Notamment, L’islamisme à l’heure d’Al-Qaida, La Découverte, 2005 (nous renvoyons notamment à ce que cet auteur appelle la troisième temporalité de l’islamisme) et Comprendre l’islam politique : une trajectoire de recherche sur l’altérité islamiste, 1973-2016, Paris, La Découverte, 2016. On peut également se reporter à l’émission sur Radio Libertaire : Capital et Califat. Contribution pour une contre-histoire anticapitaliste de l’ "islamisme"

[2Sur ces points, voir Ernst Lohoff et Norbert Trenkle, La Grande dévalorisation. Pourquoi la spéculation et la dette de l’Etat ne sont pas les causes de la crise, Post-éditions, 2014 (traduction par Paul Braun et Vincent Roulet).

[3in Karl Marx, Manuscrits de 1844, Garnier Flammarion, pp. 209-210.