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Main d’œuvre



lundi 18 mai 2020,


Contribution


Réflexions Social Solidarité


En file indienne, elles semblent flotter au dessus des promeneurs. Contre les grilles, leur silhouette râpe le fer d’un mouvement linéaire et heurté : barreau-interstice-barreau. Elles filent comme ça en criant : « sans les mains ! », trois fluettes amazones, le côté gauche vissé, l’autre libre. Sous leurs pieds, le petit espace mural renvoie à l’agilité enfantine. Percé de hauteur, le jeu du rebord et du vide fait entendre des éclats de rire. Point de gravité ou ivresse de son contour. En arrière plan, défile un décor flamboyant. Splendeur végétale en pleine floraison laissée à son murmure. S’en entourent-elles ? s’en détournent-elles ? C’est étrange on ne sait plus ce qui est doux ou saccageur depuis que l’on tourne en rond autour des jardins. Sans eux, la question deviendrait clairement politique : est-ce ça tourne rond ? Mais ils sont là, interdits, tel le centre d’une ronde humaine signant la frontière de curieuses raisons. Celle d’y être enfermé à l’extérieur comme celle de se soustraire à leur vitalité pour raison sanitaire. Est-ce bien raisonnable ?

Pour l’heure, le taux de mortalité lié à la pandémie rapportée à toute la population incluant celle qui déteste les jardins culmine à 0,039%. Une victoire du grand confinement ? En juger autrement opère une division du corps, entre le fer et l’air, le mot d’ordre et l’acte de résistance. Depuis le 17 mars 2020, on se rapproche du point d’inflexion qui consiste à se prémunir de la mort en se détournant de ce qui y résiste.

Le 17 mars 1987, Gilles Deleuze interroge l’acte de création avec les élèves de la Femis. Il confronte la communication constituée de flux d’informations truffés de mots d’ordre à la non information, le nécessaire pas de côté face hors quadrillage des sociétés de contrôle. Effective, la non information ne l’est que par œuvre de résistance, l’acte . L’art est acte de résistance et ses œuvres seules résistent à la mort [1]. Ravivons nos mémoires à ce NON joué chanté et dansé de Bastille à Garnier en décembre dernier. L’art semblait rejoindre le tapage qui s’entendait partout. La proclamation du refus de la rentabilité expansive au prix de l’art du métier, de la solidarité et au bout des corps cassés suicidés. Le NON grondait sur les rails, dans les hôpitaux, le métro, les écoles, les universités, au sein de la justice, partout. En face, des grilles se dressaient le long des rues au croisement des cortèges. Empêcher les ramifications ardentes et la coagulation des luttes. Casser le socle commun à coups de surdité politique, de balistique décomplexée de matraque ou de tir. Au dessus, maintenir les nœuds d’étranglement budgétaires sur les institutions publiques et laisser dépérir les politique sociales locales. Bref, un service public renié dans ses missions d’accueil et de socle social.

Et la jeunesse ? Pas épargnée non plus. Egratignée même par un grillage très subtil encadrant le cursus scolaire. Aptitudes ou inaptitudes de chaque élève sont « étudiées » par des moteurs algorithmiques pour décider du futur. Derrière l’écran, s’exerce une violence technocratique visant, encore plus précocement, à figer l’injustice sociale, l’orientation et surtout l’indécision. L’oblique du désir incertain est impossible à rentrer dans la machine. Ne parlons pas non plus des jeux de passe-passe de l’éducation nationale. Se dessaisir en autre de l’échec scolaire en le modélisant en trouble psy, ou pire en handicap d’usage. Au delà de l’expansion bureaucratique nécessaire à faire rentrer les cancres dans des cases, les enfants difficiles ceux qui n’apprennent pas dans les clous, les récalcitrants, les lambins, les rêveurs sont dorénavant cravatés du signifiant handicapé avec le nœud coulant qui va avec. Rapporté au modèle de nos amis finlandais qui ont l’art et la manière d’enseigner, ça laisse chancelant. Le plaisir d’apprendre chez l’enfant passe par l’inventivité donc l’erreur et l’inattendu nourrissant sa capacité de jugement, ils l’ont compris et appliqué. L’école de demain promue sous le mantra de la confiance par notre ministre est strictement l’inverse. Bardé d’experts en neurosciences et d’intelligence artificielle, l’homme clame « une école qui inspire la confiance ». Pourtant, les méthodes d’apprentissage choisies suivant des archétypes du conditionnement, de l’automatisation, et de l’évaluation des usages de la pensée au regard de savoirs transmis comme acquis, viennent dire tout le contraire. S’organise l’équivalent d’un dressage de masse. La confiance n’est pas non plus au rendez-vous du 11 mai.

Écoliers entrez au bal masqué. Tenez-vous éloignés des quelques copains et adultes présents. Lavez-vous les mains c’est la priorité. Mangez froid et seuls à une table. Allez en récré sans jeux de main. Souriez ça va sans doute durer. L’invention d’une école de la punition n’aurait pas fait mieux. Chères écoles sortez hors les murs. Échappez à la ronde hygiéniste ! Partez respirer dans nos campagnes aux mille sentiers. Faites classe en pleine air, à 100km du point fixe si zone rouge. Offrez aux enfants une leçon de choses dans les forêts. Réveillez-les à leurs sens endormis depuis huit semaines. Gambader, grimper aux arbres, faire des cabanes, observer cueillir planter et revenir à cet essentiel cousu main pour faire œuvre de demain. La terre à protéger. Les enfants pourront alors proclamer : « ni robots ni handicapés ! » Face à l’urgence, tous à pied d’œuvre.

Sandrine Deloche Médecin pédopsychiatre.
10 Mai 2020

Collectif 39 Enfance, Collectif Pour le printemps de la psychiatrie.


Article publié initialement sur Lundi matin, repris avec l’autorisation de l’auteure.


[1Gilles Deleuze, Qu’est ce que l’acte de création ? .Conférence des mardis de la Fondation, 17 mars 1987.