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Loup y es-tu ?



mardi 21 avril 2020,


Contribution


Réflexions Social Solidarité

« Sans sortie ni prise d’air sont enfermés des centaines et des centaines d’enfants malades dans un confinement total. »


Par Sandrine Deloche. Médecin pédopsychiatre. 13 avril 2020, paru dans lundimatin#239, le 20 avril 2020. Repris avec l’autorisation de l’auteure



Au milieu de la forêt, ils sont nus, dépouillés de tout, utopistes et vengeurs du superflu. Heureusement ils n’oublient pas de lire, nus. Un trésor chapardé rempli de petits livrets annotés racontent les méandres inaboutis d’une vie, celle de l’héroïne de Perdrix   [1].

Le savent ils ? Ils s’offrent un bain sylvestre, véritable bienfait de la nature. Shinrin yoku est l’art et la science du bain de forêt  [2]. Le docteur Qing Li a effectué des recherches de 2004 à 2012. Les résultats sont là. Même vêtus, les baigneurs ont une immunité renforcée grâce à l’inhalation en quantité de phytoncides, molécules rejetées par les arbres. Baisse de la tension artérielle, réduction de la glycémie, amélioration du système cardio-vasculaire et métabolique. Une santé forestière à faire pâlir les colosses urbains. Dans la foulée, la prescription paraît aller de soi «  marcher lentement pendant 2 heures. Laissez vous guider par votre corps, écoutez où il souhaite vous emmener. Peu importe si vous arrivez nulle part. »

Sans être à une aberration près, nulle part se réduit à 4 murs depuis le début du printemps, avec interdiction des sentiers forestiers. Trouver le loup… Une jolie pancarte aurait pu adoucir l’épreuve : « Ici la nature se repose » ou « Régénérescence vitale, patientez ». Mais personne n’y a pensé. L’amour des forêts est un art militant qui a du mal à se faire entendre. Son cri : stopper la malforestation. Cette menace exercée sur l’indispensable diversité. Sans elle, les forestiers résistants le savent, on se prive de sols nourrissants et solides, de nichoirs pour oiseaux, de cours d’eau clairs, de pollinisation et de gaité chantante. A l’inverse, recouvrir le territoire de monocultures intensives de résineux ou de céréales est un désastre. Cette massification monochrome ne se limite pas au monde rural. L’attaque de la diversité du milieu est présente dans tous les domaines, y compris celui du soin psychique. Ça peut prendre des allures de faute écologique ou d’humiliation sociale. Sur tous les fronts, on crève aujourd’hui de la mécanisation des métiers par un rationalisme économique morbide. Des machines monstres qui saccagent le soin apporté au soin, on connaît. Sans vigilance, le collectif soignant et ses paysages pourraient disparaître pour n’être réduit qu’au vide organisationnel. De la rentabilité à tout crin, désormais nous connaissons très concrètement le tribut à payer. C’est le mur. Une tendance murale irrespirable ces jours ci, tant elle résonne à s’y méprendre avec les points cardinaux d’une société concentrationnaire, selon l’historien David Rousset  [3]. Le 1er est géographique : isoler construire des murs de plus en plus hauts, le 2e est spatiale, réduire l’espace et loger le plus grand nombre possible. Le 3e est l’action psychologique : perte de la dignité et maintien de l’incertitude la plus totale, et le 4e : organiser la misère, ou « art de la décomposition sociale ». D’où je parle j’en ajouterais un 5e : organiser la pénurie, ou « l’art de l’asphyxie ».

A la veille du printemps, les enfants sont dans le viseur. Leur vie collective doit cesser sous peine d’amplifier la pandémie. Ah bon ? Sans sourciller, écoles lycées et universités ont fermé. Ferrer toute la jeunesse au numérique pédagogique, il fallait y penser. Les structures sanitaires et médico-sociales dévolues aux soins psychiques, aux aides socio-éducatives pour enfants ont, elles aussi, franchi le cap sur injonctions des Agences Régionales de Santé. Mot d’ordre : Fermez mais maintenez la continuité. Et l’outil préconisé, la télécommunication. Une blague ! Les hôpitaux de jour, les instituts médico-éducatifs, les instituts thérapeutiques éducatifs et pédagogiques, les centres médico-psycho-pédagogiques, certains foyers associatifs affichent désormais porte close. Les internats thérapeutiques, eux, tournent au ralenti, ayant proposé à la plupart des familles de « reprendre » leurs jeunes. Dans la précipitation, seule l’obéissance a fait acte. On aurait dit une peur en méprise, un vent de panique rasant tout sur son passage. Aucun temps laissé aux soignants pour organiser d’autres modalités, inventer des alternatives acceptables au titre d’indispensables gestes, d’accueil et de soins pour certains enfants dont le cumul de comorbidités sociales les met dans le rouge dès lors. Enfoncement de l’état clinique par exiguïté du logement, illettrisme parental, absence d’outils numériques, carences éducatives, résurgence de traumatismes anciens sur faits d’exil. Peurs et insécurité sur croyances divines, sans parler de fantasmes ou réalités xénophobes qui rôdent dans les esprits. Des injustices sociales aiguisées s’additionnent. L’angoisse monte avec la précipitation de la réclusion. Sans sortie ni prise d’air sont enfermés des centaines et des centaines d’enfants malades dans un confinement total.
Quels seront les ravages de cette « opération » signée des instances décisionnaires, mais exécutée par les soignants, ceux-là même engagés hier auprès de ces enfants là ? Qui aura la responsabilité sur la durée de cette folie exercée auprès d’enfants mutiques et autres perdus ?
«  Et si désormais la menace la plus directe était celle d’une désintégration anthropologique par le totalitarisme de la rentabilité et non plus destruction physique de l’espèce, mais asphyxie morale du genre humain.   [4] » Comme l’écrit le philosophe Lucien Sève, nous avons à trouver de l’oxygène pour ces gamins oubliés par l’Etat. Conséquence directe d’une politique d’austérité large et continue depuis des années en matière de santé qui aujourd’hui nous fait cumuler l’asphyxie par les deux bouts, physique et morale.
Car si le matériel de protection en nombre, si les tests virologiques disponibles pour tous, si des lits de réanimation suffisants dotés d’équipes soignantes rapportés au ratio d’une population donnée pour en assurer le sauvetage quoiqu’il en coute, nous ne serions pas dans cette situation de devoirs barbares. Il s’agit d’actes à faire grincer des dents, à vivre les pires cauchemars voire à péter les plombs. Devoir trier les patients, devoir se soumettre faute de matériel de protection à plus de stress face à la virulence et au risque pathogène de celle-ci, et bientôt devoir manquer de médicaments essentiels à la réanimation. Devoir dire non à l’entourage des mourants de venir dire adieu. Devoir remettre à demain des traitements tout aussi importants comme des chimiothérapies, des opérations chirurgicales. Et pour finir devoir suspendre les soins psychiques pour les petits. Faire du défaut de soin un acte assumé par les soignants. Il est là le loup. Aux dents acérées, une perversion politique de haute cruauté. Applaudissez mais sachez le, la colère est intacte.

Pour sortir de ce pétrin, il nous faut un volant de réanimation d’envergure destiné à sortir les gens fragiles de là où ils sont coincés. Coincés dans leurs poumons, dans leurs angoisses, dans leurs misères sociales, dans leurs solitudes et leurs deuils.
La deuxième ligne doit se préparer à devoir non plus participer aux actes barbares malgré le sauvetage par milliers de malades, mais oser d’abord dire non à la privation des soins dont petits et grands, déjantés et insoumis ont vitalement besoin. Faire preuve de créativité à tout prix. Inventer des modes inédits et bricoler aussi la réanimation nécessaire : ventiler la parole, faire baisser la pression, se battre pour la vie psychique. Qu’elle se renoue avec elle-même et le monde extérieur dans le bon sens. Être là à l’écoute d’éprouvés et ses non-dits. Les entendre malgré la chape de plomb. Dans le même temps, nous devons opérer l’impensable. Insuffler un oxygène puissant pour conquérir une nouvelle dignité d’accueil et de lieux. Faire notre travail selon les bons conseils du docteur Li et le sillage des cabanes parlantes. « Jardiner des possibles. Prendre soin de ce qui se murmure, de ce qui se tente, de ce qui pourrait venir…faire des cabanes en tout genre sans craindre d’appeler cabanes des huttes de phrases, de papier, de pensée, d’amitié, une nouvelle façon de se représenter l’espace, le temps, l’action, les liens, les pratiques. Faire des cabanes pour occuper autrement le terrain.  [5] » . Car une autre séquence martyre dont on n’ose imaginer les contours ni l’ampleur arrive. Nous serons là pour recueillir les fracas d’âme. Déposés après le chaos, ces maux pourvoyeurs d’affaissements, de cauchemars, de ritournelles ou silences tenaces seront à panser. Comptez sur nous, nous sommes prêts à battre la campagne, sans loup ni masque, en appui de nos paisibles alliées, les forêts.

Sandrine Deloche. Médecin pédopsychiatre. 13 avril 2020.
Collectif des 39, collectif Pour printemps de la psychiatrie.


[1Erwam Le Duc, Perdrix, Domino Films, 2019

[2Qing Li, Shinrin yoku, l’art et la science du bain de forêt, First Edition, 2019

[3David Rousset, la fraternité de nos ruines. Ecrits sur la violence concentrationnaire de 47-70, Paris Fayard, 2016

[4Lucien Sève, Penser avec Marx aujourd’hui, tome II- « L’homme » ? , Paris, Ed la Dispute, 2008

[5Mariel Macé, Nos cabanes, Paris, Ed Verdier, 2019