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Louis Scutenaire : l’irrespectueux fondamental et le surréalisme comme industrie sucrière…



jeudi 22 juin 2017,


Fulano


Culture Humeur Réflexions

Louis Scutenaire [1] est de nouveau à l’honneur, depuis que les éditions Allia ont ressorti les deux volumes de "Mes inscriptions" [2]. Certains, comme Jérôme Leroy, écrivain et chroniqueur sur "Causeur" [3], font désormais de lui "un antidote au nationalisme de Le Pen, à l’ordre moral de l’immoral Fillon ou au thatchérisme new-look de Macron", au prétexte que cet ex-surréaliste belge (soit 2 raisons réelles et sérieuses de le lire) à, entre autre écrit :

"Entre l’oppression et l’oppression, l’homme choisit l’oppression”
”Je ne suis pas plus amer qu’un appareil photographique.”
”Je connais le pays, il y a assez longtemps que j’y crève.”
"Nous sommes identiques et impénétrables les uns aux autres"

"Que chacun reste chez soi ! Les Maoris au Groenland, les Basques en Éthiopie, les Peaux-Rouges en Nouvelle-Guinée, les Picards à Samoa, les Esquimaux à Bratislava, les Papous en Wallonie et les Celtes en Sibérie."

Louis Scutenaire en poète belge

- 1926, ses poèmes de jeunesse sont publiés grâce à Paul Nougé, poète, théoricien et instigateur du surréalisme en Belgique. Il fait la connaissance de René Magritte, Marcel Lecomte [4] ou encore Irène Hamoir [5], qu’il épousera en 1930 et à qui il dédie beaucoup de poèmes. Il se rend alors régulièrement à Paris voir ses amis d’alors, Breton, Eluard ou encore Péret. Il intègre le groupe surréaliste belge et adopte l’écriture automatique.

- En mai 1940, avec sa femme, ils partent dans le sud de la France. Va naître une sorte de carnet de bord qu’il va tenir durant cinq ans, rassemblant des historiettes, des maximes ou des déclarations de sympathie pour la bande à Bonnot et le communisme, carnet qui sera publié sous le titre "Mes Inscriptions".

- À partir des années 1950, il collabore à des revues d’avant-garde telles que "La Carte d’après nature", "Les temps mêlés" ou "les lèvres nues" [6]...

"Dieu : le meilleur des gargarismes."

En 1947, déçu du communisme dont il espérait beaucoup, il l’abandonne et n’épargnera pas Staline. Lui qui à dès 13 ans fut un "fervent supporter de la bande à Bonnot", s’exprime désormais sur son espoir d’une révolution, sa vision consciemment manichéenne du monde et sa haine du terrorisme capitaliste. "Je veux l’égalité sociale absolue jusqu’à l’absurde parce que cet absurde le sera toujours moins que celui que je connais". Par irrespect fondamental des valeurs bourgeoises, religieuses, artistiques et morales, il n’accepte guère le monde "tel qu’il est".

"Le régime capitaliste, ils appellent ça la civilisation".
"Nous avons aboli Dieu, démasqué la Morale, blanchi la Magie, rassit la Raison sur son trône de mythe. Ne vous en autorisez pourtant point pour vous conduire comme des salauds car, en enlevant ces repeints, nous avons peut-être mis à jour un fond plus répressif encore."

Et de détester et d’insulter les tabous et leurs faiseurs crapuleux, "les miséreux de l’art et du savoir, les débiles de la politique, les pleutres de l’argent, les gâteux de la religion, les hommes de main de la magistrature, les déments de la police, les bègues du barreau, les baveux du journalisme "… même s’il avouera plus tard que "C’est probablement par conservatisme que je reste révolutionnaire "…

"Le surréalisme et sa spontanéité préfabriquée"

Après la 2ème Guerre Mondiale, déçu par le surréalisme dont il déplore le côté commercial, les procédés et les techniques esthétiques devenus des recettes à but lucratif, la paresse générale qui abandonna toute audace, mais aussi l’attitude du "petit maître" André Breton, il rompt avec le mouvement.


Dans un entretien de 1969 à la Radio Télévision Belge, Christian Bussy, journaliste, essayiste et critique littéraire interroge Scutenaire sur sa critique envers ce mouvement.

- RTB : Nous arrivons lentement mais sûrement au surréalisme
— Ououi… Eh, ben, le surréalisme…

- RTB : Qu’est-ce qu’il n’y a pas de péjoratif dans le surréalisme ?
— (rires) Il y a beaucoup de choses qui sont péjoratives dans le surréalisme.

- RTB : Commençons par celles-là…
— Oooooh lala, ça il faudrait que je réfléchisse un tout petit moment disons 30 secondes… Ben, ce qu’il y a de péjoratif dans le surréalisme c’est le rituel surréaliste. C’est tout ce qui n’est pas la spontanéité véritable, mais la spontanéité préfabriquée. C’est l’automatisme à tout prix. L’automatisme est une chose admirable, pour moi, tout ce que je fais, tout ce que j’écris est toujours automatique, mais, ce n’est pas volontaire. C’est automatique parce que ça l’est.
Si je m’asseyais devant une feuille de papier blanc disant je vais écrire quelque chose d’automatique, ben, je crois bien que ça serait très mauvais et tandis que je n’y pense pas et que j’écris, ce que je fais est automatique, mais je trouve que c’est pas mauvais, parce que j’aime bien ce que j’écris. Bon.

Eh ben, ce qu’il y a de bien chez les surréalistes, mais c’est l’admirable poésie qu’il y a dans les œuvres des surréalistes, la très grande liberté dans l’utilisation des moyens littéraires ou artistiques. Moyens littéraires, artistiques qui avant les surréalistes n’étaient pas utilisés avec liberté, mais étaient utilisés avec des bandeaux sur les yeux, avec un bâillon sur la bouche, avec une culotte trop bien fermée. Les surréalistes ont libéré tout ça.
C’est pour cela que je les aime.


Dans un autre interview, diffusée en 1972, il répond aux questions, alors qu’une grande exposition est organisée à Paris :

- RTB : Aujourd’hui, nous connaissons, pour ce qui concerne le surréalisme, une sorte de consécration par les officiels, au fond, ceux qui étaient vos ennemis. Comment expliquez vous ce paradoxe ?
— Hélas, je ne me l’explique pas, je constate une chose qui est déplorable. Le surréalisme qui avait voulu conquérir le monde est conquit par le monde.

- RTB : C’est ce qu’on appelle de la récupération ?
— De la récupération, oui. C’est une sorte de retour de la dialectique du monde.

- RTB : On ne peut cependant pas parler d’un ratage
— On ne peut cependant pas parler d’un ratage, non, mais je crois qu’on ne tout de même parler d’une réussite loin d’être parfaite. C’est comme si le monde était une tortue et que les surréalistes avaient voulu en faire tout autre chose qu’une tortue, tout autre chose. Alors Je crois qu’ils ont simplement changé la coloration de la carapace de la tortue, tout compte fait…

- RTB : Ces jours-ci se tient à Paris une importante exposition au Gand Palais où vous figurez, malgré vous ?
— Ahhh ! Personne ne m’a consulté. Si on m’avait consulté, je ne pense pas que je n’aurais accepté d’y aller parce qu’elle est organisée par le monde officiel et que je n’aime pas le monde officiel, que je fréquente le moins possible. Non pas que je déteste des personnes du monde officiel, il y a des personnes du monde officiel qui sont mes amis, mais je n’aime pas l’organisation officielle.

- RTB : En aucun cas vous n’accepteriez une nomination d’académicien
— Certainement pas, mais je ne la refuserai pas non plus. Je m’en ficherai absolument. Si je voyais dans le journal que "Monsieur Scutenaire est nommé académicien"…, je dirai "ah, bon"… c’est tout. Je ne ferai rien quoi. Je n’irai pas la chercher, bien sûr.


"Mauvaise foi et parti-pris"

Bien entendu, Scutenaire est partisan et dans ses réponses, il oscille entre adhésion et rejet. Certain lecteurs (ou amis) réagiront aux critiques faites au surréalisme, arguant sans doute que ce n’était pas qu’une opération de récupération menée par une poignée de salonnards post Dada… Mais voilà, je souscris à Dada, à sa mauvaise foi créatrice comme à celle de ce belge tonitruant et j’adhère à ce qu’il déclarait à propos de "la bande à Breton" : "

S’il est un mouvement qui me fasse penser à l’industrie sucrière, c’est bien le surréalisme : peu de suc beaucoup de pulpe".






[1(1905-1987), de son nom complet Jean Emile Louis Scutenaire. Il est principalement connu pour avoir été le chef de file du mouvement surréaliste en Belgique.

[3Journal en ligne ou "salon de réflexions", créé en 2007 par la journaliste Élisabeth Lévy, l’historien Gil Mihaely et l’éditeur François Miclo.

[4Marcel Lecomte, 1900-1966. Poète surréaliste belge.

[5Irène Hamoir 1906 -1994. Poétesse et romancière belge, figure féminine centrale du mouvement surréaliste dans son pays.

[6Revue littéraire et artistique belge fondée à Anvers par Marcel Mariën durant l’automne 1953 et disparue en 1975. Elle accueillera à partir du numéro 6 des membres de l’Internationale lettriste.