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Le #1 de la revue Jaggernaut.


Crise et critique de la société capitaliste-patriarcale (éditions Crise & Critique, 2019)


samedi 27 avril 2019


Réflexions Social

Jaggernaut proposera un numéro annuel comportant un dossier thématique et une rubrique « Varia », où l’on pourra lire des articles et des entretiens prenant des angles à chaque fois différents.


Abonnement de soutien : 52 euros pour 3 ouvrages.

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“Make Critical Theory Great Again”

Collectif Jaggernaut

Pendant des décennies, les Algériens nommaient le journal gouvernemental de leur pays le « Tout va bien ». On y assurait aux citoyens qu’ils vivaient, grâce à la sagesse du gouvernement, dans le meilleur des mondes possibles, et qu’on allait bientôt résoudre les problèmes restants.
Aujourd’hui, un tel rapport avec la vérité de la part des instances officielles persiste encore dans une partie du monde. Mais, au moins dans le monde « occidental et libre », il passe pour archaïque. Non que les gouvernements soient devenus plus sages et plus modestes. Ils savent simplement qu’un tel mensonge n’est plus soutenable.
En effet, le citoyen contemporain se sait entouré de dangers mortels auxquels personne ne peut promettre de remédier sans faire rire sur le champ. Des catastrophes partout. Selon sa sensibilité personnelle, chacun peut penser que le pire est le chômage de masse ou le réchauffement climatique, le racisme ou l’immigration « incontrôlée », la corruption ou les inégalités persistantes, la pollution ou la perte du pouvoir d’achat, les violences policières ou l’ « insécurité ». Catastrophes il y a, et la perspective est négative, comme disent les agences de notation.
Il n’est pas besoin d’être un « anti-système » féroce pour faire admettre à presque chacun que le monde va très mal. Il suffit de lire un journal bourgeois de qualité moyenne pour s’en convaincre chaque jour. Et, de ce point de vue, il ne serait donc pas nécessaire de fonder une nouvelle revue pour diffuser la mauvaise nouvelle.
En revanche, quant à identifier les causes des malheurs en cours, c’est tout autre chose ! Le sujet contemporain se trouve face à une myriade de tentatives d’explication, dont le point mais de tourner le dos à ce choix imposé » commun principal est de ne pas avoir de point commun et de se fragmenter dans une mer d’explications partielles.
Ce qui manque, et qui manque cruellement, c’est la théorie, des efforts cohérents pour comprendre la réalité à travers une théorie. Dans une société habituée depuis longtemps à l’acceptation passive de tout par tous, où les seules forces organisées sont celles qui veulent la, il est évident que ce que nous devons accomplir aujourd’hui est la critique impitoyable de tout ce qui existe.
Ce qui manque effectivement, c’est une théorie forte qui reprenne la contestation globale de la vie capitaliste dans tous ses aspects, en s’opposant à l’émiettement post-moderne et à la simple addition des griefs particuliers ; une théorie qui s’inspire du radicalisme de la théorie situationniste, mais dans le contexte d’une époque profondément différente, qui se détache de l’héritage du marxisme traditionnel et en même temps, s’appuie davantage sur la critique de l’économie politique élaborée par Marx dans ses années tardives.
- Une théorie qui, en sondant la dimension profonde de la modernité, cherche à comprendre les catégories de base du système de production de marchandises et son autre pôle, le pôle politique, étatique, juridique et national, non plus comme des objets ontologiques positifs à affirmer, mais comme des objets historiques, négatifs et destructeurs à critiquer.
- Une théorie qui ne se propose plus d’affirmer l’existant, c’est-à-dire la direction de l’économie du « travail abstrait » à l’aide de l’Etat, de la dictature du prolétariat ou de la « démocratie directe », en opposant l’homo politicus à l’homo oeconomicus, mais qui, a contrario, établisse que ce ne sont là que les différentes facettes d’un même mode de production à abolir.
- Une théorie qui ne se contente plus de tout déduire d’une « contradiction principale » mais s’efforce d’analyser notamment le rapport de genre asymétrique comme co-essentiel de la socialisation capitaliste, parce que l’universalisme hérité des Lumières est structurellement sexiste, raciste et antisémite.
- Une théorie qui considère que le simple fait d’encenser les divers mouvements contestataires et insurrectionnels ne fait pas avancer la cause de l’émancipation sociale, parce qu’un bouleversement véritablement révolutionnaire ne progresse que dans la mesure où l’on en critique – sans pitié ! – les débuts et les étapes, afin d’aller plus loin en écartant demi-mesures, retombées négatives et dérives ; faute de quoi toute l’entreprise peut fort bien se changer en son contraire.
- Une théorie qui ne soit pas la « servante » d’une prétendue praxis, qui ne coure pas derrière tout ce qui bouge en attribuant des vertus souvent imaginaires à toute forme de protestation et de révolte, mais qui en même temps ne soit ni universitaire, ni une affaire de petits cercles entre- soi.
- Une théorie qui ne serve ni à promouvoir des carrières académiques, médiatiques ou politiques, ni à régler de vieux comptes.
- Une théorie qui ne cherche pas à ménager un « public » présumé, ni à nouer des alliances ou des formes d’« unité », une théorie qui sache être tranchante quand il le faut, mais qui évite en même temps le « narcissisme de la plus petite différence » et la polémique stérile qui n’a de fin qu’elle-même, ou qui ne serve qu’à démontrer sa propre supériorité et établir sa petite souveraineté dans la mare à grenouilles de la gauche radicale.
- Une théorie qui évite les personnalisations et qui n’identifie pas le capitalisme avec « les capitalistes » ou « les dominants », pour absoudre en même temps les sujets de la marchandise de toute responsabilité en les déclarant simples victimes.
- Une théorie qui soit radicale, la plus radicale possible, dans son approche théorique, et dans ses analyses, mais qui n’ait pas besoin du halo existentialiste du « nous contre le reste du monde ». La théorie, pour pouvoir être radicale, doit se dérober à l’obligation – qu’on lui fait si souvent - d’être « utile » à tout prix et de montrer son applicabilité immédiate. Mais elle ne doit se complaire aucunement en elle-même ; son ultime objectif demeure ce qu’on peut appeler la révolution sociale ou l’émancipation.
- Une théorie qui tout en analysant la crise finale du rapport-capital par ses contradictions internes sache que ce qui sort du ventre de la crise ne sera jamais qu’un peu plus de barbarie. Une émancipation objectivement déterminée est une contradictio in adjecto.
- Une théorie qui considère qu’il est inévitable qu’un mouvement social reconstitué apparaisse dans un premier temps comme traitement immanent des contradictions – y compris sur le terrain de la lutte des classes. Mais une théorie qui sache aussi que le potentiel révolutionnaire d’un mouvement dépendra de sa capacité à radicaliser ses perspectives contre le travail et l’État.
Toute l’histoire du capitalisme montre que les habits effroyables de l’exploitation, de la nouvelle condition de superflu ou de la misère extrême, ne suffisent jamais à habiller un sujet révolutionnaire qu’il s’agirait simplement de réveiller. S’émanciper de la logique capitaliste- patriarcale veut dire que le travailleur considère sa condition comme ce qu’il faut abolir et non réaliser. Il ne s’agit pas de libérer le travail du capital, mais de se libérer du travail. De même les aspects « dissociés », comme la « race », le « féminin », l’« invalide », etc., sont des aspects à abolir et non pas à affirmer. Il ne s’agit pas de libérer le « dissocié » en promouvant sa reconnaissance et son intégration dans la forme-sujet, mais de se libérer de sa possibilité même.
La rupture avec les catégories du travail et son côté dissocié ne peut pas compter sur un camp social ou un sujet « innocent », préexistant, tout fait et objectivement déterminé.
- Ce qui manque, c’est une théorie pour laquelle il n’existe pas de contradiction principale qui acculerait inévitablement un sujet à se constituer comme « révolutionnaire ». Il n’y a pas de situation objective sous la pression de laquelle le basculement vers un au-delà du capitalisme deviendrait inévitable et automatique. Quand l’incapacité du capitalisme à garantir la reproduction sociale augmente en frappant tous les groupes sociaux, tout peut sortir du ventre hideux du sujet moderne en crise, et d’abord toutes les pratiques et idéologies de crise de l’antisémitisme, du racisme, du populisme, du nationalisme, du culturalisme identitaire, de l’anticapitalisme réactionnaire, du néo-esclavagisme, du patriarcat barbarisé, du religionnisme, du néofascisme, etc. Parce que le capitalisme impose aux individus la forme-sujet elle-même (les « masques de caractères » dit Marx), il s’agira de contribuer à la création d’un nouveau concept de révolution, qui ne soit pas l’affirmation d’un sujet, même « révolutionnaire » dont le noyau soit supposé indemne de toute implication dans la logique capitaliste. En effet, il ne s’agit plus de rechercher ou de libérer le sujet mais de se libérer du sujet, donc d’arracher les masques sociaux qu’a burinés sur nos visages notre vieille ennemie, la marchandise. Tout comme le capitalisme dont il n’est que le mode de subjectivation, le sujet moderne « ne mourra pas de mort naturelle » (Walter Benjamin).
Ce ne sont pas seulement les conditions objectives ou l’origine sociale donnée par la place occupée dans l’objectivité d’un système qui importent, c’est la façon dont explose en chaque individu singulier, quelle que soit sa position donnée, l’expérience négative de la crise de la forme du sujet du travail, du droit, de la politique, de la nation, etc. – soit qu’il ait intériorisé cette forme, soit qu’il en ait été exclu parce qu’il a été déclaré superflu, ou est simplement menacé de l’être. Le point de départ d’une « rupture ontologique » (Robert Kurz) avec la forme mutilée de la vie sociale sous le capitalisme-patriarcat ne peut être que « le dégoût qu’éprouve l’individu face à sa propre existence en tant que sujet de travail et face à la concurrence, ainsi que le refus catégorique de devoir continuer à survivre ainsi et à un niveau toujours plus misérable. Malgré sa suprématie absolue, le travail n’est jamais parvenu à effacer complètement la répulsion à l’égard des contraintes qu’il impose » (Manifeste contre le travail). Hic Rhodus, Hic salta !

- Ce qui nous manque, c’est une théorie pour laquelle la révolution ne soit pas le fait d’une classe à l’intérieur du capitalisme qui en renverse une autre, mais l’œuvre d’un rassemblement insurrectionnel de ces « individus désireux de se débarrasser du ‘‘sujet automate’’ (nonobstant leurs positions respectives au sein du capitalisme) qui se heurte à la partie de la société voulant absolument le conserver (également sans s’occuper de sa position donnée) et trouver son salut dans la concurrence sans scrupules » (Kurz, Lire Marx, La balustrade, 2002, p. 367).
- Une théorie qui veuille aller au-delà des conflits d’intérêts internes au capitalisme (tels ceux qui opposent le salariat et le capital) qui restent toujours inscrits dans la logique du système ; qui approfondisse l’écart chaque fois plus grand entre les formes de traitement « immanent » des conflits qui finissent par renforcer l’existant et les formes « transcendantes » qui visent au-delà du système marchand.
- Une théorie qui considère que si on approfondit et radicalise cet écart, on peut déplacer les lignes au sein des luttes sociales et de la gauche, jeter par-dessus-bord leur anticapitalisme tronqué ou leur altercapitalisme, et recomposer de nouvelles « polarisations » au sein même de ces luttes et d’un « contre-espace public » ouvrant la voie à la négation immédiate du diktat de la finançabilité. Ainsi on pourra approcher de l’abolition de la richesse abstraite capitaliste (la valeur), du travail, de l’argent, de la forme-sujet, des classes, des genres, du racisme, de l’État, du droit, et de la politique.
- Une théorie encore pour laquelle le contenu traditionnel des révolutions historiques sera obsolète.
- Une théorie où la création immédiate des rapports sociaux communistes entre les individus dans le cours même de la pratique émancipatrice, sera le contenu même de la révolution, transformant, sans transition, la vie mutilée mortifère en une forme de vie sociale solidaire, non-économique, sans argent, sans profit et sans État.
- Une théorie qui n’ait donc pas de « respect » pour les vaches sacrées de la tradition de gauche, de la tradition marxiste et révolutionnaire. Une théorie qui, si elle sait reconnaître les apports importants de cette tradition, sache aussi qu’une très grande partie de celle-ci est aujourd’hui inutile, voire contre-productive. Une théorie qui sache encore qu’il faut donc recommencer presque à zéro pour penser le capitalisme contemporain avec une partie de l’œuvre de Marx comme (presque) seul guide, tout en sachant qu’il ne s’agit pas d’un « texte sacré ».
- Une théorie qui sache enfin que même le peu de développements théoriques et pratiques qui ont été apportés, à la suite de Marx, à la « bonne vieille cause » - le jeune Lukács et I. Roubine, l’École de Francfort et l’Internationale Situationniste, Gustav Landauer et les anarchistes espagnols, Fredy Perlman et Jean-Marie Vincent, parmi d’autres - ne constituent pas des « écoles » dans lesquelles s’inscrire ou des combats à continuer, mais des inspirations, dont il faut critiquer sans pitié les limites – in primus leur peu de compréhension des catégories centrales de la critique de l’économie politique de Marx.
Il ne s’agit donc pas d’être les héritiers d’une lignée qui remonte aux Lumières, mais des balayeurs dans un champ de ruines.
Il va sans dire qu’une théorie critique digne de ce nom réduira moins que jamais son activité au fait d’égrener des chapelets et d’adorer la sempiternelle pléiade médiatique des Foucault- Althusser-Negri-Badiou-Zizek-Butler-Deleuze etc.
On assiste depuis quelques années à la formation d’une telle théorie forte et radicale, au niveau international. Un rôle central dans son élaboration a été tenu par la revue allemande Krisis, d’abord intitulée Marxistische Kritik, fondée en 1987, et ses auteurs principaux Robert Kurz, Ernst Lohoff, Roswitha Scholz, Norbert Trenkle, Karl-Heinz Lewed, Claus-Peter Ortlieb, et par la revue Exit !, fondée en 2004 par Robert Kurz et Roswitha Scholz après une scission à l’intérieur du groupe Krisis. Cette approche est connue sous les noms de « critique de la valeur » (Wertkritik) et « critique de la valeur-dissociation » (Wertabspaltungskritik). Presque tout aussi importants sont les écrits de Moishe Postone, qui fut professeur à Chicago, et notamment son opus magnus Temps, travail et domination sociale, paru en 1993. La revue mentionnera plus tard les convergences partielles entre la critique de la valeur et d’autres approches contemporaines ou plus anciennes.
La critique de la valeur, pour garder cette dénomination, s’est beaucoup internationalisée au cours des années. Des textes ont été traduits dans une douzaine de langues. Au Portugal et au Brésil, une grande partie de sa production est accessible, et différents groupes de discussion et revues y ont vu le jour qui ne se limitent pas aux traductions, mais développent et approfondissent l’approche théorique.
En France, la diffusion de la critique de la valeur a commencé avec la première édition du Manifeste contre le travail en 2002. D’autres traductions (encore très insuffisantes en nombre) ont suivi, ainsi que la publication des Aventures de la marchandise d’Anselm Jappe en 2003 (avec sa réédition en 2017) et de nombreux textes d’approfondissement et de divulgation, telle en 2014, La Grande dévalorisation d’Ernst Lohoff et Norbert Trenkle et en 2017, La société autophage d’Anselm Jappe ; prochainement encore, seront publiés en français La substance du capital de Robert Kurz et Le Sexe du capitalisme de Roswitha Scholz. S’y ajoutent des sites très actifs, une association, les Éditions Crise et Critique, des séminaires, des rencontres, des conférences. Temps, travail et domination sociale de Postone et d’autres de ses écrits ont également été publiés en français chez de grands éditeurs. La critique de la valeur fait maintenant partie du paysage de la critique anticapitaliste en France – malgré des difficultés indéniables rencontrées dans la traduction de certains textes et l’absence de traduction pour l’instant des œuvres majeures de Robert Kurz. Beaucoup des thèses que la critique de la valeur a énoncées à ses débuts, notamment avant 2000, et qui semblaient alors hors propos, au premier chef la théorie de la crise, ont été si largement confirmées par les événements qu’elles sont aujourd’hui omniprésentes dans les débats – mais généralement sans référence à la critique de la valeur, ou alors dans des formes très édulcorées et banalisées.

Il était donc temps de lancer une revue, une « vraie » revue en plus, sur papier. Se voulant une passerelle vers les mondes germanophone, lusophone et francophone, elle contiendra, au moins au début, une partie importante de traductions. Nous sommes très confiants cependant dans l’élargissement du champ des contributions écrites spécifiquement pour Jaggernaut.
On ne va pas répéter ici les points essentiels de la critique de la valeur. On les trouve dans les publications existantes. Il y sera souvent fait référence dans les articles de la revue. On peut aussi espérer que beaucoup de lecteurs francophones les connaissent déjà !


Source / Présentation et abonnement sur le site de la Critique de la valeur-dissociation