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La rhétorique du vide



dimanche 27 mai 2018,


Contribution


Culture Réflexions Social

Qu’advient-il quand la folie n’est plus considérée donc accueillie comme une souffrance à part entière, mais devient une menace à cadenasser illico ?


  • Sandrine Deloche médecin pédopsychiatre. Pratiques, cahiers de la médecine utopique. Avril 18. N°81. « Souffrir » [1]
    Article publié sur le site du "Collectif des 39", mouvement pour la psychiatrie.



Sur son visage, il y a la démesure de l’effroi. Vacillante, la voix raconte un état de faits cuisant.

« Ils étaient douze autour de moi, douze personnes pour m’attacher » dit-elle. «  En deux minutes, plus de montre, plus rien, ça c’était très violent ». Le regard reste effaré de cette affaire-là. L’art et la manière de l’hospitalité sont restés lettre morte. Quelque soit son expression, la crise déclenche un plan d’action qui agit au centuple l’effraction et la violence du malaise « incriminé ». Une scène de peurs intime et collective, inavouable pourrait-on dire, arme la contention dès le point d’entrée, les urgences, jusqu’aux services d’hospitalisation.

Le visage cherche en l’autre la reconnaissance de cet insensé. « Il faut parfois beaucoup de personnes pour imposer la contention  » lui répond, en face, le juge des libertés et de la détention !! Il est là pour lui dire ses droits, et vérifier la procédure, malgré la sauvagerie qu’on lui raconte. Depuis 2011, ça doit avoir lieu dans les 12 jours de l’enfermement d’une personne en hôpital psychiatrique.

Le documentaire de Raymond Depardon, « 12 jours » [2], nous rend témoins d’une dérive qui ronge les institutions soignantes : la déliaison aboutissant à la perte de sens, et vice et versa, au profit de l’implacable mécanisation de la procédure.

La caméra colle à une scène répétitive de l’absurde : un juge des libertés ratifie ou non le certificat médical d’un psychiatre, justifiant une hospitalisation sous contrainte d’un malade qui rencontre le juge qui vérifie la procédure, pourtant incompétent à évaluer les motifs médicaux d’une telle mesure. Cette mise en abîme s’étire pour aboutir à la mise en scène du vide qui infiltre tous les espaces. Vide de la pensée, de l’hospitalité, de la rencontre, du soin. La salle d’audience comme les espaces d’aire, d’air et d’ailleurs semblent irrémédiablement dévitalisés. Rien ne s’y partage en vrai. Ça rate à répétition. L’exercice du pouvoir est là, dans la rhétorique du semblant et son décorum. Sale tenaille qui fait acte de vérité.

Le temps est suspendu. Les déambulations automates, penchées ou circulaires des pensionnaires pourraient figurer le manège de ce vide errant. Mais le mal est ailleurs. Le vide ambiant est le manifeste de la déliaison qui ronge l’institution, soignante comme judiciaire, de son organisation jusqu’au maniement du dire. Le film montre l’omniprésence d’une langue : celle de la loi, du discours, du protocole, du diagnostic, de la paperasse au détriment du sensible, de l’humanité et de la véracité des mots. S’additionne le pervertissement du langage dans la désignation des lieux donc des situations qui s’y inscrivent. « Vous faites l’objet d’une procédure… » énonce le juge. Mais pour quel chef d’accusation le malade est-il entendu ? Heureusement, ce patient là lui rétorque qu’il n’a rien fait, qu’il n’y a pas de tribunal ici. Mais les autres, les plus fragiles, les plus menacés, les plus enfoncés le comprendraient-ils ? Le point culminant de cette prédation de la langue est un plan fixe de l’écriteau d’une porte dans un couloir de l’hôpital : salon d’apaisement. À y entendre les hurlements, les appels répétés, et le désert autour, on comprend vite qu’il s’agit d’une cellule d’isolement avec contention. S’agissant là encore d’une adresse aux patients, s’apaiser et être contraint pourraient donc s’appeler pareil, vouloir dire la même chose et pourquoi pas se vivre à l’identique ! Quel désordre symbolique est à soigner en priorité ?

Trouvant parfois des interstices sous cette chape de plombs, les fous, eux, tentent de lancer le débat, de faire advenir la rencontre, demandent que leur cas soit reconsidéré. Leurs paroles sans détours démasquent l’embarras parfois, mais surtout l’imposture d’une certaine position de pouvoir. Contre leur gré, les juges deviennent dépositaires d’une immense souffrance humaine qui leur est adressée. De fait, ils sont contraints d’en endosser la charge. Le peuvent-ils ? Empêchés, empêtrés, la caméra saisit leur gêne, leur impuissance à porter ce fardeau d’un tissu social déchiré qui leur claque au visage. Ils peuvent baisser les yeux, griffonner, abréger mais pas se boucher le nez ni les oreilles. Ils sont témoins obligés de la déshérence et du trouble que sécrète la société.

Une société oublieuse de considérer ses plus fragiles sujets. Considérer, comme le rappelle Marielle Macé, c’est regarder attentivement, avoir des égards, faire attention, tenir compte, ménager avant d’agir et pour agir : c’est le mot du « prendre en estime », du « faire cas de », mais aussi du jugement, du droit, de la pesée, du scrutin. C’est un mot de la perception et de la justice, de l’attention et du droit. Il désigne cette disposition où se conjuguent le regard et l’égard, le scrupule, l’accueil sérieux de ce que l’on doit faire effort pour garder sous les yeux…

« Comme vous me voyez là, je suis une plaie béante. » dira-t-elle au juge. Ce déchirement est à entendre au pied de la lettre. S’il y a béance c’est que la suture n’est pas advenue. Opérer une suture, c’est déjà poser un champ, en assurer l’asepsie et faire du bord à bord avec du fil, du bord à fil. C’est à dire panser, recoudre, tisser, faire un maillage. Un travail d’artisanat rigoureux qui nécessite du collectif solidaire. Qu’en est-il actuellement de ce métier du soin psychique ?

« J’ai la folie d’un humain ». Le ton est celui d’une supplication. Là encore, au plus près du dire, il faut en entendre l’urgence et le vital. Seul le traitement humain donc humanisant d’une telle détresse permet la guérison. Une évidence n’est-ce pas ?

Pourtant, sous couvert de judiciarisation de l’enfermement, le désengagement politique à défendre une psychiatrie à visage humain se renforce chaque jour. Une tentation mortifère inexorable qui concentre toutes les dérives assumées voire institutionnalisées jusqu’à l’insoutenable. Pour garder le cap d’une telle visée, il faut se caler dans le dur de la logique économique drastique, baigner dans la novlangue technocratique mensongère, faire vœu d’obéissance grégaire pour se détourner d’une souffrance humaine qui déborde de partout et ne tendre qu’une feuille de route de contrats d’objectifs et de moyens. Pour rappel, on constate une augmentation constante des hospitalisations sous contrainte depuis 2011, 92000 en 2015, 94000 en 2016. Sans compter les alertes répétées d’Adeline Hazan, contrôleuse des lieux de privation et de liberté, s’agissant de pratiques d’un autre âge à l’hôpital psychiatrique ; sans oublier les lettres ouvertes, les pétitions, les grèves, les burn out, les arrêts de travail, les suicides sur site.

A l’inverse, l’engagement politique garantissant une psychiatrie humaine impose de soutenir des tentatives d’accueil et de soins à sans cesse reformuler. Des types formidables ont tenu cette ligne utopiste et nous ont transmis le lègue de ce genre de cordée. Dans ces îlots d’hier et d’aujourd’hui, on veille expressément à soigner l’institution, à préserver des espaces de parole, à prendre soin des entoures, à lutter contre toute forme de privation, à inventer au quotidien des praxis avec les patients. Autant d’incontournables pour préserver une fonction soignante au sens de porter considération à, qu’importe le métier.


Article publié sur le site du "Collectif des 39", mouvement pour la psychiatrie : www.collectifpsychiatrie.fr.


[2Bande annonce du film sur : https://www.youtube.com/watch?v=4QmmxdEtu68