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La farce de Tarnac


Une histoire d’impuissance radicale


lundi 5 septembre 2011,


Pierre Bance




Dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008, en trois endroits du territoire, selon le même mode opératoire, des tiges de fer à béton sont posées sur des caténaires. Quelque 160 TGV, Thalys et Eurostar subissent des retards, parfois de plusieurs heures. Un modèle de sabotage, efficace et sans danger pour les agents comme pour les voyageurs. Une inquiétante démonstration de la vulnérabilité de ce mode de transport. La technique aurait ravi Émile Pouget qui, à n’en point douter, l’aurait prise en exemple [1].
L’État, au vu des premiers renseignements aurait pu la jouer fine, se contenter de compléter ses fiches. Il se montre balourd. Il lui fallait des coupables. Il les aura, ce ne sera un cadeau pour personne. Trois jours après les faits, dans le village de Tarnac, en Corrèze, l’antiterrorisme français montre ses muscles : routes bloquées, hélicoptères, policiers cagoulés, perquisition brutale pour arrêter devant les caméras, avec force gesticulations, une dizaine de jeunes vivant en communauté dans une ferme ; des membres de la mouvance « anarcho-autonome » selon le ministère de l’Intérieur, intentionnellement approximatif sur la qualification.
La farce commence

( Reprise d’un article publié sur http://divergences.be le vendredi 2 septembre 2011, par Pierre Bance, syndicaliste, journaliste indépendant. )


La logorrhée insurrectionnelle

Les preuves contre les suspects s’avèrent, au fil de l’enquête, des plus minces. La plus sérieuse, qui n’est pas une preuve, à peine un indice, est un écrit : L’insurrection qui vient ayant pour auteur un Comité invisible [2] ; l’instruction accuse Julien Coupat, présumé chef du groupe de Tarnac, d’en être le rédacteur, ce qu’il nie [3].
On y lit page 101 : « Inutile de s’appesantir sur les trois types de sabotage ouvrier : ralentir le travail, du “va-y-molloˮ à la grève du zèle ; casser les machines, ou en entraver la marche ; ébruiter les secrets de l’entreprise. Élargis aux dimensions de l’usine sociale, les principes du sabotage se généralisent de la production à la circulation. L’infrastructure technique de la métropole est vulnérable : ses flux ne sont pas seulement transports de personnes et de marchandises, informations et énergie circulent à travers des réseaux de fils, de fibres et de canalisations, qu’il est possible d’attaquer. Saboter avec quelque conséquence la machine sociale implique aujourd’hui de reconquérir et réinventer les moyens d’interrompre ses réseaux. Comment rendre inutilisable une ligne de TGV, un réseau électrique ? Comment trouver les points faibles des réseaux informatiques, comment brouiller des ondes radios et rendre à la neige le petit écran ? ».
Rien d’original, rien de pénalement répréhensible. Quand bien même un des interpellés ou plusieurs en seraient les auteurs, l’intention, si elle ne s’accompagne d’un commencement d’exécution, n’est ni un crime ni un délit. D’ailleurs, ce texte plus qu’une intention traduit une observation sur la fragilité des systèmes de communication et les possibilités de leur sabotage offertes à tout intéressé.
Il n’est pas besoin d’aller à la page 101 pour deviner la tendance politique du Comité invisible. « Des rues entières de Barcelone ont brûlé en solidarité » avec les émeutiers des banlieues de novembre 2005, apprend-on dès la deuxième page. Rien ne s’est passé à Barcelone, juste quelques poubelles enflammées par des fêtards comme tous les samedis soir de botellón. Le Comité invisible est bien visible. Son texte rappelle les affiches anonymes, écrites en petits caractères, que l’on voit sur les murs des villes faisant l’éloge de l’insurrection des métropoles, appelant à des solidarités improbables, demandant la libération d’inquiétants personnages du Moyen-Orient… Plus que d’anarcho-autonomes on a affaire à des autonomes délirants ( [4], des scénaristes de science-fiction ; il faut avoir la malveillance d’un journaliste de Libération pour appeler L’insurrection qui vient un « bréviaire anarchiste » [5] ; la lecture d’Émile Pouget l’instruirait.
Le Comité invisible croit que, par l’émeute urbaine, se construit une société nouvelle. La révolte des banlieues de 2005 devient une légende, « un incendie qui n’en finit plus de projeter son ombre sur les consciences » [6] ! On se lasse rapidement de cette lecture, de cet amoncellement de formules fabriquées. Un chapitre cependant attire l’attention : « S’organiser » ; même si l’on a peu de goût pour les incantations sataniques, la métaphysique du pillage, la mystique apocalyptique et les accès de délirium sur l’implosion de la civilisation dans une guerre civile gothique, peut-être y trouvera-t-on quelques idées d’organisation puisque le mot d’ordre du Comité invisible, qui clôt le livre, est : « Tout le pouvoir aux communes ! ». L’affaire commence par une mise en garde impertinente, adolescente :
« Il n’y a pas à s’engager dans tel ou tel collectif citoyen, dans telle ou telle impasse d’extrême gauche, dans la dernière imposture associative. Toutes les organisations qui prétendent contester l’ordre présent ont elles-mêmes, en plus fantoche, la forme, les mœurs et le langage d’États miniatures. Toute les velléités de “faire de la politique autrementˮ n’ont jamais contribué, à ce jour, qu’à l’extension indéfinie des pseudopodes étatiques » [7].
Heureusement surgit le Comité invisible pour nous montrer la route et là, les choses se gâtent. S’organiser s’est se constituer en communes. Pourquoi pas. Mais, « commune » dans le langage du Comité invisible n’a pas le sens qu’en retiennent communistes et anarchistes ; « commune » est, en fait, utilisé pour « groupe affinitaire », ce qu’est la « commune » de Tarnac. « Pourquoi les communes ne se multiplieraient pas à l’infini ? Dans chaque usine, dans chaque rue, dans chaque village, dans chaque école. […] une multiplicité de communes qui se substitueraient aux institutions de la société : la famille, l’école, le syndicat, le club sportif, etc.  » [8] . En attendant la substitution miraculeuse, la commune organise le financement de son aristocratique marginalité : « Outre le RMI, il y a les allocations, les arrêts maladie, les bourses d’études cumulées, les primes soutirées par des accouchements fictifs, tous les trafics, et tant d’autres moyens  » [9]. Halte au feu ! En attendant un changement du monde par la superposition des territoires autarciques sur une zone donnée [10], le si peu invisible comité nous propose de tous sauter dans un en-dehors élitiste, de s’imprégner de la mentalité du profiteur petit-bourgeois, d’envisager un autre futur en auto-organisant de minables combines de pillards opportunistes, en fédérant ponctuellement, selon le cours des événements, de douteuses communes de sangsues, certes « unités élémentaires de la réalité partisane » fonctionnant sur le mode du consensus [11]. On a déjà entendu cela après Mai 68, avec le résultat qu’on connaît : « Prendre des transgressions sur le papier pour des ruptures dans l’histoire mondiale  » [12]. L’insurrection qui vient n’est que de la littérature aux formules stéréotypées et répétitives ciselées par les situationnistes, il y a cinquante ans. La brochure n’apporte rien au projet politique d’un changement radical et n’est pas même intéressante du point de vue littéraire, pas plus que la revue-sœur des autonomes désirants, Tiqqun, cocktail indigeste des théories du biopouvoir de Michel Foucault et de la société du spectacle du Guy Debord, dont l’un des rédacteurs fut Julien Coupat [13].
Il est une lecture plus effrayante de ces textes, celle des communistes libertaires qui les rattachent à la mouvance « appeliste », référence à un appel de 2003 inspiré des positions de la revue Tiqqun. Leur analyse fait apparaître «  une mystique communautaire  » qui entretien un « rapport réactionnaire à la “modernitéˮ » et développe « un inquiétant fondamentalisme spirituel et moral  ». Cette conception vitaliste ouvrirait la porte « à un élitisme qui séparerait les “hommes libresˮ des “mentalités d’esclaveˮ » [14]. Comment ne pas adhérer à ce point de vue quand, au-delà des écrits, l’observation du comportement des intéressés le confirme ?

La Sainte-Alliance du Cinquième
Venons-en à l’alliance entre médias, intellectuels et bourgeoisie parisienne pour sauver Coupat et ses ouailles. Il n’a pas fallu longtemps aux uns et aux autres pour faire de l’anecdote une affaire nationale, des hérauts de la logique insurrectionnelle de jeunes intelligences martyres d’une justice impitoyable. Hélas, les intéressés ne sont à la hauteur ni de ce qu’ils prétendent être, ni de ce que leurs avocats voudraient qu’ils soient. Ayant écrit « que les communes sont évidemment vulnérables à la surveillance et aux enquêtes policières, à la police scientifique et au renseignement  » [15], on aurait pu les croire préparés à l’éventualité répressive, à une arrestation qui serait venue leur donner une légitimité révolutionnaire, affirmer leur dangerosité et conforter leur thèse du complot. Il n’en est rien. Leur suffisance leur laissait-elle penser que leur statut social, leurs relations les protégeaient de l’État honni ? Et voilà, que les dangereux agitateurs, les apologistes de la guérilla urbaine pourraient n’être que des pleurnichards.
Tout le monde conviendra que si les membres du groupe de Tarnac n’ont rien à voir dans cette affaire de sabotage, il y a une injustice, à l’aune du droit bourgeois, à les détenir puis les poursuivre. Tout le monde, sauf la police et la justice qui auront du mal à reculer après avoir commis l’erreur d’arrêter des « protégés » alors qu’il devait y avoir quelques paumés vaguement politisés dans le coin qui auraient fait l’affaire.
Dès le lendemain des arrestations la bourgeoisie du Cinquième arrondissement engage la contre-offensive pour défendre ses enfants. Elle agira dans les médias amis par journalistes interpelés et interposés. Le Monde et Libération prennent le parti des inculpés sur une trame répétitive : ils élevaient des canards, faisaient de la littérature, participaient à des manifestations, sans plus ; si l’on ne peut prouver leur responsabilité dans le sabotage qu’on les remette en liberté. Pour des affaires similaires, ils ne s’étaient jamais tant mobilisés. Un réflexe de classe pour venir au secours des leurs, des intellectuels propres, dont l’activité « politique est une activité luxueuse » ( [16], respectable puisque présumée limitée à l’écriture.
Du côté des intellectuels, le mentor de la mouvance Tiqqun, le philosophe italien Giorgio Agamben, se fend d’une tribune libre dans Libération à peine huit jours après les faits pour dénoncer la mise en œuvre abusive de la procédure et des moyens antiterroristes [17]. Le Monde ne pouvait être en reste, il publie, pour la « libération immédiate » des inculpés, un appel d’une trentaines d’intellectuels [18], non des moindres : Giorgio Agamben encore, Alain Badiou, Miguel Benasayag, Daniel Bensaïd, Luc Boltanski, Judith Butler, François Cusset, François Gèze, Jean-Luc Nancy, Jacques Rancière, Jérôme Vidal, Slavoj Žižek, etc., ne manque qu’Antonio Negri qui, plus que les autres, aurait des raisons d’être solidaire, mais son silence n’est peut être pas un hasard, les « Tiqqun » l’ayant souvent asticoté. Comment expliquer une mobilisation si rapide ? Á la solidarité de classe, s’ajoute, une solidarité de l’intelligence ( [19]. Des politiques de la bonne gauche en remettront une couche : Martine Billard, Patrick Braouezec, Daniel Cohn-Bendit, Cécile Duflot, Noël Mamère, Jack Ralite… et Jean-Pierre Dubois, président de la Ligue des droits de l’homme ( [20]. Ce sont ensuite les éditeurs qui se manifestent pour soutenir Éric Hazan, éditeur de L’insurrection qui vient, entendu comme témoin, nouveau signe que la justice déraille [21]. Les militants aussi s’indignent, notamment anarchistes et autonomes, et réagissent par une manifestation de 1 200 personnes à Paris fin janvier 2009 [22] ; elles n’avaient pas encore compris qu’on avait – surtout – pas besoin d’elles.

Les Pieds Nickelés évangélistes
Le 29 mai 2009, Julien Coupat, dernier gardé à vue de «  la nouvelle pensée insurrectionnelle  » [23], est remis en liberté ; les contrôles judiciaires seront allégés en décembre. Ouf ! On a évité une nouvelle affaire Sacco et Vanzetti. Pour apprécier quel genre de révolutionnaires sont les inculpés de Tarnac, il suffira de lire Le Monde ; en 2009, outre les dizaines d’articles sur l’affaire [24], le quotidien leur a accordé pas moins de cinq tribunes libres et un long entretien avec Julien Coupat [25]. Jacques Attali, Alain Minc et même Bernard-Henri Lévi n’en reviennent pas, le record paraît indépassable [26]. Cette générosité ne gêne aucunement les intéressés.
Sans vergogne et toujours aux avant-postes, Agamben cite la réponse d’un jeune communiste aux fascistes qui l’interrogeaient pendant la guerre d’Espagne : « Je n’ai jamais été un terroriste, mais ce que vous croyez qu’un terroriste est, je le suis  » [27]. Á propos de L’insurrection qui vient, le Comité invisible précise que «  les rédacteurs n’en sont pas les auteurs  » [28]. On comprend l’idée, c’est un classique du camouflage autonome au même titre que la cagoule ou l’anonymat des déclarations, et on s’attend à ce que dans l’affaire de Tarnac, les insurgés en devenir déclarent : « Non nous ne sommes pas les auteurs du sabotage mais nous le revendiquons ». C’eut été autrement plus crâne que « C’est pas nous. Laissez-nous sortir  », accompagné d’un pathos larmoyant sur les descentes de police, les gardes à vue, les prisons, les policiers, les juges… Les militants d’Action directe sont d’une autre trempe ; ils assument sans nous demander de sortir nos mouchoirs [29].
Les petits génies qui veulent embraser la planète ont du mal à admettre qu’ils se sont fait prendre comme des Pieds Nickelés. Quand ils ne geignent pas sur leur sort, plutôt que de parler de l’affaire qui leur vaut une mise en examen, ils récitent leur catéchisme transcendantal et débitent leurs illusions kabbalistiques. Prenons un exemple de mission messianique dont ces élus se croient investis. D’abord se distinguer. Gabrielle Hallez imagine qu’on l’a relâchée avec une autre inculpée, Marion, parce qu’elles sont « blanches, issues de la classe moyenne, ayant eu l’opportunité de faire des études  » [30]. Nathalie Ménigon et Joëlle Aubron répondaient aussi à ces critères et aucun juge n’eut l’idée de les relâcher. Si la justice a libéré les Tarnaquoises, c’est parce qu’elle a mesuré sa bourde et qu’elles ne sont que des troisièmes couteaux de la militance communautaire. Ensuite prêcher. « Finalement, écrit Gabrielle, la prison est peut-être en passe de devenir un des rares lieux où s’opère la jonction tant redoutée par M. Sarkozy », la connexion entre les étudiants et les jeunes de banlieues Pour ceux qui n’auraient pas compris, dans une autre tribune, Benjamin Rosoux (Tarnac) et Maka Kanté (Cité du Val-d’Oise) développent le message [31]. Un récit d’une pitoyable condescendance dans lequel le fils de bourges éveille le fils d’immigrés à la conscience politique :
« Un blanc. Un Noir, Cité du Val-d’Oise. Petite village de Corrèze. Parents immigrés africains de première génération. Classe moyenne de province. Diplôme universitaire. Déscolarisation précoce. Nos histoires se croisent au hasard d’une désertion des voies tracées pour nous dans le grand cirque de la reproduction sociale. Désertion des “possibilitésˮ d’un plan de carrière universitaire et professionnel tout tracé. Désertion de la perspective de rejoindre la France qui se lève vraiment tôt, celle qu’on croise à cinq heures du soir dans le RER, celle qui nettoie la scène où la France qui compte se produira au grand jour » [32].

Le fanfaron prétentieux
Si Julien Coupat n’est pas le « chef » de la Commune de Tarnac ; certainement en est-il l’animateur intellectuel, aussi son entretien dans Le Monde du 26 mai 2009 a retenu l’attention [33]. Se dévoile un fanfaron prétentieux. Aux journalistes qui lui demandent s’il se définit « comme un intellectuel ? Un philosophe ? », il répond :
« La philosophie naît comme deuil bavard de la sagesse originaire. Platon entend déjà la parole d’Héraclite comme échappée d’un monde révolu. Á l’heure de l’intellectualité diffuse, on ne voit pas ce qui pourrait spécifier “l’intellectuelˮ, sinon l’étendue du fossé qui sépare, chez lui, la faculté de penser de l’aptitude à vivre. Tristes titres, en vérité, que cela. Mais, pour qui, au juste, faudrait-il se définir ? » [34].
Quelle action politique propose-t-il pour en finir avec « la clique sarkozyste » ? Étant entendu que la gauche est « trop compromise », que l’extrême-gauche n’a que « la grisaille soviétique à offrir » et que les bureaucraties syndicales sont « plus vendues que jamais », il ne reste que… la rue. Les réactions viscérales, les révoltes spontanées, les émeutes cruelles, les insurrections barbares, nous sauveront du pêché consumériste. Pour sa part, Coupat, ne revendique aucune action personnelle, il s’en défend même. Sorbonnard qui prêche aux autres ce qu’il se défend d’avoir fait lui-même, histoire de ménager ses arrières pour le procès à venir [35]. Imaginez-vous un si brillant rhéteur, « accrochant trois bouts de fer sur des caténaires » [36] ?

Parabole.
Lors d’une manifestation, un groupe d’autonomes, adeptes de l’affrontement façon Coupat s’abritait derrière un service d’ordre syndicaliste pour lancer des projectiles divers sur le rassemblement du Parti socialiste. Lassés les militants du service d’ordre les saisissent pour les mettre hors du cortège, au contact de l’ennemi. Á la première charge de la police, ils fuirent comme une volée de moineaux et ne durent leur salut qu’aux ouvertures des lignes du service d’ordre magnanime [37].
Coupat et ses semblables viendront encore souvent se réfugier derrière un service d’ordre, aujourd’hui constitué de leurs avocats, de la presse, de la bonne société des droits de l’homme.

Conclusion
Tarnac-Le-Piteux sonne comme un rappel aux militants et aux intellectuels sur la prudence dont il faut faire preuve avec les médias pour ne pas être transformés « en troublions officialisés  » [38] mais aussi pour éviter que les agissements de quelques illuminés soient une occasion pour ridiculiser l’action militante et déconsidérer le projet communiste. Sur le plan politique, il confirme que les plus radicaux sur le papier ne sont pas les plus courageux dans l’adversité, que l’on ne parviendra pas au communisme avec des écrits d’hallucinés vantant les insurrections inorganisées, la petite délinquance, l’hédonisme rural ou les pitreries devant un escadron de CRS. Ces tigres de papier encouragent d’autant à inventer une organisation efficace pour combattre et remplacer le capitalisme par une société anti-autoritaire débarrassée du parti, de l’État et du pouvoir. De cela, les intellectuels qui renouent avec l’idée du communisme ont-ils conscience ? Pour Jacques Rancière, la réponse ne fait pas de doute :
« Il s’agit de construire les lieux d’une problématisation autre du politique, des lieux vraiment autonomes qui témoignent d’une singularité forte, avec des thèses claires sur ce qu’on entend par politique, sur ce qu’on peut vouloir et que l’on pense pouvoir. Il n’y a pas besoin pour cela de l’arrogance du Comité invisible. L’ultra gauche aujourd’hui tient souvent un discours de pédagogue abrutisseur au sens jacotiste du terme en se présentant comme la dernière lueur d’intelligence critique brillant au sein d’un monde de crétins aliénés » [39].
Reste une question, et là on ne parle plus de Coupat et compagnie mais de Hard et Negri, Laclau et Mouffe, Rancière, Badiou, Žižek, Holloway… : les radicalités savantes sont-elles des guides sur le chemin d’un autre futur ?

Notes :
[1] Entre de nombreuses éditions : Émile Pouget, L’Action directe (1904) suivi de Le Sabotage (1912), Marseille, Éditions Le Flibustier, 2010, 138 pages.
[2] Comité invisible, L’insurrection qui vient, Paris, La Fabrique éditions, 2007, 126 pages. Après « l’affaire », le succès inespéré de l’ouvrage a justifié une édition en anglais : The Invisible Committee, The Coming Insurrection, Los Angeles, Semiotext(e), 2009, 136 pages. Le livre précise qu’il « est signé d’un nom de collectif » (page 12).
[3] Par définition, un groupe « anarcho-autonome » n’a pas de chef.
[4] « Dépourvue de toute visée stratégique, cette violence urbaine […], mise en images télévisuelles, se donne à elle-même en spectacle. Après le spectacle stade suprême du fétichisme marchand, sonne l’heure du simulacre comme stade suprême du spectacle » ; ce passage de Daniel Bensaïd convient à la suite de l’histoire (Le Spectacle, stade ultime du fétichisme de la marchandise. Marx,Marcuse, Debord, Lefebvre, Baudrillard…, sl, Nouvelles éditions Lignes, « Fin de la philosophie », 2011, 140 pages, citation page 30).
[5] Libération, 13 novembre 2008.
[6] L’insurrection qui vient, page 8. Chaque page de ce livre trahit une fascination pour le feu qui s’avère être une rédemption par le feu.
[7] L’insurrection qui vient, page 82 ; « s’engager » est souligné dans le livre.
[8] L’insurrection qui vient, page 90.
[9] L’insurrection qui vient, page 92
[10] Contra : « On ne saurait résister à l’Empire par un projet visant à une autonomie locale et limitée », Michael Hardt et Antonio Negri, Empire (Exils, 2000), Paris, 10/18, « Fait et cause », 2004, 571 pages, citation page 259.
[11] L’insurrection qui vient, page 107
[12] Louis Pinto, Le Café du commerce des penseurs. Á propos de la doxa intellectuelle, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, « Savoir/agir » collection de l’association Raisons d’agir, 2009, 150 pages, citation page 44.
[13] Tiqqun, Contribution à la guerre en cours, Paris, La Fabrique éditions, 2009, 200 pages (une sélection d’articles de 1999 et 2001). Une revue « à mi-chemin entre la poésie et la philosophie politique », Adam Garuet, « Radical, chic, et médiatique », Agone, n° 41-42, Les intellectuels, la critique et le pouvoir, 2009, page 157
[14] Gaspar, Alternative libertaire Rennes, « Une mystique communautaire », Alternative libertaire, n°197, juillet-août 2010, page 22. Voir ci-après, note (39), la citation de Jacques Rancière
[15] L’insurrection qui vient, page 105.
[16] Bernard Aspe, cité par Yves Citton, « Projectiles pour une politique post-radicale », La Revue internationale des livres et des idées (RILI), n° 2, novembre-décembre 2007, page 20.
[17] Libération, 19 novembre 2008. Tout laisse à penser qu’Agamben s’est contenté d’apposer sa signature.
[18] « Non à l’ordre nouveau », Le Monde, 28 novembre 2008.
[19] « C’était un étudiant brillant, quelqu’un d’extrêmement gentil », dira de Coupat le sociologue Luc Boltanski, Le Monde, 21 novembre 2008
[20] « Tarnac ou l’antiterrorisme à grand spectacle. Il est temps que l’on revienne au respect de l’État de droit », Le Monde, 3 février 2009
[21] « De l’affaire Coupat à l’affaire Hazan ? Au nom de la lutte contre le “terrorismeˮ, la liberté d’expression est menacée », Le Monde, 21 avril 2009.
[22] Le Monde, 31 janvier 2009.
[23] La formule est de Nicolas Truong dans un article du Monde du 8 juillet 2009, documenté et ambigu comme il se doit.
[24] Comment expliquer qu’un chroniqueur du Monde des livres, Jean Birnbaum, puisse être aussi durs pour ceux qui se revendiquent du communisme (Le Monde, 5 février 2010) et aussi complaisant pour nos insurgés (Le Monde, 16 octobre 2009), autrement que par une pesée des dangers. Plus inattendues encore, Les Lettres françaises qui, par la plume d’Éric Vuillard, encensent les écrits de Tiqqun et du Comité invisible (janvier 2010, supplément à L’Humanité du 9 janvier 2010) ; décidément, les « cocos » ne sont plus ce qu’ils étaient
[25] Les titres, surtitres et sous-titres des textes ont leur importance pour faire prévaloir la victimisation. Gabrielle Hallez, « Tarnac ou les fantasme du pouvoir. Interpellation musclée, garde à vue absurde : l’une des supposés terroristes témoigne », Le Monde, 21 janvier 2009. Aria, Benjamin, Bertrand, Elsa, Gabrielle, Manon, Matthieu, Yildune, « Face à un pouvoir toujours plus absurde, nous ne dirons plus rien. Les huit co-mis en examen de Julien Coupat dans l’affaire de Tarnacˮ ont décidé de ne plus répondre au juge, jusqu’à la fin des poursuites », Le Monde, 17 mars 2009. Julien Coupat interrogé par Isabelle Mandraud et Caroline Monnot, « Entretien avec le principal suspect dans l’affaire des sabotages contre la SNCF. Julien Coupat : “ La prolongation de ma détention est une petite vengeanceˮ », Le Monde, 26 mai 2009. Yildune Lévy, « Deux ou trois choses que j’avais à vous dire. Les incohérences ubuesques du contrôle judiciaire dans l’“affaire de Tarnacˮ », Le Monde, 21-22 juin 2009. Maka Kanté, Benjamin Rosoux, « Villiers-le-Bel, Tarnac… “Fallait pas nous mettre dans la même prison !ˮ », Le Monde, 23 novembre 2009. Aria, Benjamin, Bertrand, Christophe, Elsa, Gabrielle, Julien, Manon, Matthieu, Yildune, « Pourquoi nous cessons de respecter les contrôles judiciaires. Cette société n’a pas de procès à intenter à personne, sinon à elle-même », Le Monde, 4 décembre 2009.
[26] Encore, le 25 février 2011, dans Le Monde papier est publié « Paris-Texas, une proposition politique des mis en examen de Tarnac », un texte dans lequel le Collectif fait un parallèle grossier entre le Printemps arabe et leur affaire. La complaisance du Monde est flagrante car, le même jour, un texte de la ministre de l’Enseignement supérieur, Valérie Pécresse, sur son budget, et un autre de Bernadette Groison, secrétaire générale de la Fédération syndicale unitaire (FSU), sur les services publics, doivent se contenter du Monde.fr. Quelques jours après, le 2 mars 2011, c’est le père de Julien Coupat, Gérard, médecin, qui en remettra une couche dans Libération avec sa tribune « De Tarnac à Tunis, tombeau pour une ministre ».
[27] Cité par Aude Lancelin, « Quand Julien Coupat animait “Tiqqunˮ », Le Nouvel observateur, 29 mai-3 juin 2009.
[28] L’insurrection qui vient, page 12.
[29] Ce qui n’est pas le cas de tous leurs thuriféraires ou de leurs soutiens.
[30] Le Monde, 21 janvier 2009, précité note (25).
[31] Le Monde, 23 novembre 2009, précité note (25).
[32] Faire un rapprochement avec les militants de la Confédération nationale du travail espagnole qui, avant la guerre civile de 1936, refusaient le statut de prisonniers politiques pour former les droits communs, serait oublier que c’était à une toute autre échelle, dans une toute autre situation historique, avec une toute autre mentalité et pour un tout autre projet.
[33] Lire, par exemple, le commentaire d’Olivier Duhamel dans Libération du 4 juin 2009.
[34] « Pour qui » est souligné par Coupat
[35] La Cour d’appel de Paris a rejeté, le 22 octobre 2010, la demande d’annulation de l’enquête antiterroriste visant la communauté de Tarnac. Lui a fait suite une question prioritaire de constitutionnalité déposée par Me Patrice Spinosi (Le Monde.fr, 29 mars 2011) ; elle a été rejetée par la Chambre criminelle de la Cour de cassation par un arrêt n° 2117 du 29 mars 2011 (http://www.courdecassation.fr/juris...). L’affaire suit son cours
[36] Selon les mots de Coupat dans Le Monde du 26 mai 2009
[37] Manifestation du Forum social européen, à Paris, le samedi 15 novembre 2003. Le service d’ordre est celui de la Confédération nationale du travail. Pour un compte-rendu de cet événement, Le Monde, 18 novembre 2003
[38] Nicolas Truong, Le Monde, 8 juillet 2009.
[39] Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués. Entretiens, Paris, Éditions d’Amsterdam, 2009, 700 pages. Entretien publié dans Le Sabot, outil de liaison locale sur Rennes et ses environs, n° 4, mars 2009 ; citation page 673. Joseph Jacotot est un pédagogue qui a inspiré Le Maître ignorant, livre majeur de Jacques Rancière (Le Maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle [Fayard, 1987], Paris, 10/18, « Fait et cause », 2004, 234 pages.).