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L’envoûtement industriel



lundi 21 août 2017,


Contribution


Culture Réflexions

Les deux termes envoûtement et possession, bien que souvent associés, sont deux notions différentes. On dit d’un être vivant qu’il est “possédé“ quand une entité l’a totalement investi. L’entité se déplace alors en lui et poursuit des finalités qui lui sont propres.

L’envoûtement est l’art d’envelopper une personne, un groupe ou une société dans une volonté. Une personne est envoûtée lorsqu’une (ou plusieurs) personne l’influence à distance par des procédés idéologiques ou techniques. Ce n’est pas un abus de langage ni une métaphore d’affirmer que l’envoûtement industriel est le plus puissant moyen de possession qu’une société humaine ait jamais rencontré. Les sciences et techniques ont joué un rôle cardinal dans la programmation de cet envoûtement.

Le premier moment de l’envoûtement industriel débute avec les guerres napoléoniennes. C’est l’inauguration de la mobilisation totale du stock d’énergie sociale disponible par l’envoûtement du peuple producteur. La magnétisation politique de cette énergie sociale propulse la révolution industrielle. Le succès de la production de masse se mesure désormais à celle de la consommation de masse. Mais rien n’assurant plus efficacement la consommation que la destruction organisée, la guerre devient nécessaire à la santé de la machine. On trouve ici l’origine conceptuelle de l’actuel État-providence militarisé. Dans un second moment, les individus envoûtés (quand ils ne sont pas sévèrement réprimés) consentent progressivement à fabriquer en série les machines servant à leur extermination ou à leur conditionnement. La voix puis l’image de l’État, amplifiées et télédiffusées, magnétisent les foules alors que la marchandise, enchantée par la publicité, remplace l’image pieuse dans les salons de la classe moyenne. Le conditionnement du consommateur devient une condition nécessaire d’une société industrielle rationnelle.
Comme disait Pavlov [1], "les hommes, ça ne naît pas, ça se fabrique ". Si on définît la vie comme le fait d’être doué d’une intention propre (être possédé par soi-même), la plupart des humains ne sont pas vivants. Nous sommes, plus souvent que nous ne le croyons, possédés par des intentions extérieures (parentales, patronales, tribales, administratives), par des désirs fabriqués qui décident des formes de nos existences. Nous sommes morts ou somnambules, autrement dit, nous sommes possédés par d’autres. Et ces autres sont eux-mêmes possédés, liés les uns aux autres en de longues chaînes dont on n’aperçoit pas la fin. L’individu apprend qu’il ne peut être lui-même qu’au sein d’une collectivité, qu’il n’existe pas en soi mais dans le groupe auquel il appartient. Il est un “cas“ pour un médecin, une “unité“ pour son employeur, un robot stimulus-réponse pour les publicitaires et une statistique pour les programmateurs de télévision ou les administrations. Pour s’exercer sur les sujets, la possession industrielle utilise des doubles - carte d’identité, compte en banque, fichier médical ou scolaire, recensement. Cette possession est un cercle de protection - une cellule, comme on dit en prison - un utérus culturel privant l’être de la perception des conditions réelles de son existence. Son efficience est hypnotique : elle rétrécit le champ de conscience, par la focalisation et le détournement de l’attention, une technique largement utilisée dans les médias de masse.
La possession industrielle produit des égrégores, grands êtres virtuels, de texture sociopsychique ou symbolique, différents de la somme des individus qui le forment. Le vivant humain possède en effet une capacité de projeter sa structure et son fonctionnement en dehors de son corps par “extra cession”. L’agrégation de ces “extra cessions” produit des institutions historiques. On voit aisément que - de même que des milliers de personnes formant une chaîne en se tenant par la main sont électrocutées si l’une d’elles à l’extrémité du circuit reçoit une décharge - des centaines de millions de personnes participant d’un même égrégore ou recevant au même moment une même information, ajustent leur comportement en fonction de cet égrégore ou de cette information. Ainsi se fabrique la synchronisation des esprits...
Aujourd’hui, la possession industrielle est si puissante que l’être vivant peut être multiplié, modifié ou supprimé d’un seul geste. Le refus de devenir une personne autonome est devenu un mouvement de masse. La planète s’est refermée sur elle-même et l’ennemi est devenu intérieur.
La fuite en avant technologique s’est transformée en un jeu sans fin ou le désenvoûté plutôt qu’être détruit est rendu obsolète. Les êtres vivants, traites comme des systèmes d’information, peuvent être programmés à distance. Les données que le corps reçoit de sources externes – électromagnétiques, vortex, ou ondes acoustiques puissantes - ou créé à travers ses propres stimuli électriques ou chimiques, peuvent être manipulées ou modifiées de la même façon que les données de n’importe quel système matériel“ [2]. Les intérêts de la connaissance, se séparant des intérêts de la vie, ont amorcé l’automatisation de la société. Les tentatives de sortir de l’envoûtement industriel dans nos sociétés sont moins nombreuses qu’on pourrait le supposer. Si on en croit les forums citoyens et autres avatars de la techno science responsabilisée et de la contre-expertise, il s’agirait moins de sortir de l’envoûtement que de le socialiser, autrement dit, de lui donner toutes les chances de continuer sans fin.


Source : "La belle au bois dormant" - Bureau d’études, 2006



[1Ivan Petrovitch Pavlov (1849 - 1936) médecin et physiologiste russe, prix Nobel de physiologie ou médecine 1904.

[2TIMOTHY L. THO- MAS, The Mind Has No Firewall, Parameters, Spring 1998, pp. 84-92, http://carlisle- www.army.mil/usawc/Para meters/98spring/thomas.h tm)