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L’anticapitalisme des anarchistes et anarcho-syndicalistes espagnols des années trente



samedi 14 mai 2016,


Contribution


Autogestion Culture Réflexions

Été 2016 : 80ème anniversaire de la Révolution espagnole.
À cette occasion, nous allons très certainement assister à des "commémorations" où se mêleront des reportages (colorisés ou non), des discours (historiques ou hagiographiques), les portraits de "grandes figures" (héros ou salauds), des défilés, des concerts, des livres, des poses de plaques et de fleurs, des ventes de T-shirts et d’autres produits dérivés…
Nous serons invités à revivre "Barcelone 36", à participer à des séminaires au cours desquels on pourra imaginer "ce qu’aurait été la victoire de la révolution, si elle n’avait pas été vaincue" et où seront de nouveau débattus l’or de Moscou, la mort de Durruti, la Guépéou, la Retirada ou l’Exil…

Alors qu’on attendent toujours que les archives de la CNT espagnoles soient pleinement accessibles, l’équipe des Giménologues poursuit son travail de recherche et d’analyse sur la Révolution espagnole, les anarchistes et anarcho-syndicalistes espagnols, pour "arriver à discerner ce qui relève des égarements d’une époque et ce qui est imputable aux limites intrinsèques du mouvement ".
Dans cette logique, qui étudie le passé pour éclairer le présent, à laquelle nous souscrivons sans réserve et dans l’attente du futur chapitre intitulé "Enseignements de l’expérience révolutionnaire espagnole", nous relayons le texte ci-dessous, initialement publié sur le site des Gimenologues.

Introduction rédigée par AutreFutur.


De « La lucha por Barcelona » à « El elogio del trabajo »

L’anticapitalisme des anarchistes et anarcho-syndicalistes espagnols des années trente

Présentation :

Quand le 21 juillet 1936 à Barcelone, une bonne partie des leaders anarchistes estima que la situation n’était pas favorable à l’application immédiate du communisme libertaire, l’argument des « circonstances » fut constamment invoqué : toute l’Espagne n’était pas libérée des troupes factieuses ; il ne fallait pas effaroucher les démocraties qui pourraient aider la république espagnole ; il fallait avant tout reprendre Saragosse, etc.

Mais la base déjà organisée en comités de quartier et de défense prenait possession de la ville sans attendre la moindre consigne, et mettait en branle le réseau de ravitaillement, l’amélioration des conditions d’existence, l’expropriation des usines et ateliers etc. De la même manière dans les localités rurales, l’appropriation des terres des grands propriétaires suivit logiquement la victoire contre les militaires factieux. Tout ceci représentait la phase
préliminaire évidente d’une socialisation prônée par la CNT au congrès de Saragosse en mai 1936.

Comme le rappelle Edouard Waintrop dans son livre récent [1], « dans ce contexte surgirent de nouveau les différences de conceptions qui coexistaient depuis toujours à l’intérieur de la CNT, aussi bien sur la façon d’organiser le combat contre le capitalisme et l’État que sur la construction de la société de l’avenir égalitaire. »

Au fil des semaines, la création et l’activité du Comité Central des Milices Antifascistes ne masquait pas vraiment la reculade révolutionnaire en cours : l’État ne serait pas aboli, les anarchistes allaient y entrer comme ministres ; le communisme libertaire n’était toujours pas à l’ordre du jour, et dans les usines plus ou moins collectivisées, le contrôle ouvrier se transformait en contrôle des ouvriers.

Si une partie de la militancia anarchiste se sentait trahie par une CNT de plus en plus verticalisée, pour la grande masse des affiliés qui combattait dans les milices ou qui travaillait en usine, le prestige et la confiance attachés aux militants valeureux et appréciés rendirent sans doute encore plus opaque la lecture de la stratégie circonstancialiste, et plus difficile sa critique, d’autant plus que ceux qui défendaient le maintien de l’État et la collaboration de classes recouraient toujours à la phraséologie révolutionnaire.

En se plongeant dans le livre et le matériau utilisé par Michael Seidman [2], une constatation d’importance permet de mieux comprendre cette apparente contradiction : pour le courant anarcho-syndicaliste devenu majoritaire au sein du mouvement libertaire après 1933 [3], faire la révolution revenait à adapter l’anarchisme aux exigences de la société industrielle, en lieu et place de la bourgeoisie considérée comme incapable. C’est donc bien avant juillet 1936 que le projet de communisme libertaire fut remis en question, et non pas seulement en fonction des circonstances engendrées par la guerre civile.

Dans l’appareil critique et dans la postface des Fils de la nuit, nous avions abordé quelques conflits internes importants apparus au sein du mouvement libertaire en 1936 et 1937. Nous sommes aussi remontés jusqu’aux fondamentaux de l’anticapitalisme des anarchistes espagnols de l’époque, dont celui de vouloir abolir l’argent en sauvant l’honneur du travail, ce qui a fortement déplu à certains :

Les Giménologues, comme enhardis par leur fréquentation assidue des textes des prophètes de l’hypercritique, nous assènent quelques pesantes réflexions sur la “valeur”, le “travail” et la “marchandise” afin de nous prouver que, malgré la grandeur d’âme de ses militants et au-delà de la trahison de ses instances, l’anarchisme espagnol était par trop superficiellement anticapitaliste pour entreprendre une authentique révolution.  »
(José Fergo, recension des Fils de la nuit, in A Contretemps, n° 25, janvier 2007.)

Notre démarche a été bien accueillie par d’autres :

Dans leurs notes les Giménologues font une lecture ouverte qui observe les faits dans leur déroulement. [...] [cette] lecture ouverte nous permet de nous interroger encore sur la possibilité de la révolution, sur la façon de changer les bases de notre société capitaliste : travail, argent, État... »
(Recension parue dans la revue Etcetera, n° 41, Barcelone, décembre 2006. Traduction par nos soins.)

À l’invitation de nos compadres du bulletin Sortir de l’économie, je me suis penchée sur l’émergence de « l’utopie de la libération sur le lieu de travail [4] » dans sa version anarchiste, non pour donner des leçons aux révolutionnaires des années trente, mais parce que cet incritiqué reste d’actualité.

Si beaucoup d’ouvrages ont traité des questions politiques et doctrinaires, peu de travaux à notre connaissance proposent une critique très poussée des choix économiques de la CNT, et surtout de sa gestion des entreprises, où elle eut les coudées franches jusqu’à la fin de la guerre.

Ce n’est pas faire injure au mouvement libertaire espagnol que de procéder encore et toujours à une mise à plat de ses options et stratégies, sans craindre de casser l’excès de romantisme [5] qui obscurcit le tableau ; et sans se cantonner à l’explication par la trahison ou à la critique ad hominem des leaders de la CNT- FAI. Le tout est d’arriver à discerner ce qui relève des égarements d’une époque et ce qui est imputable aux limites intrinsèques du mouvement.

Myrtille, Giménologue, 6 juin 2012 (légèrement corrigé en 2016)


Télécharger le texte entier (75 pages) :

anticapitalisme-anar-espagnols-années 30

Source : Site des Giménologues.


[1Les Anarchistes espagnols 1868-1981, Denoël, 2012, p. 337.

[2Ouvriers contre le travail. Barcelone et Paris pendant les fronts populaires. Editions Senonevero, Marseille 2010

[3L’autre courant dit communaliste et individualiste considérait que le capitalisme et l’industrialisme étaient consubstantiels, et que c’était à la commune et non au syndicat de prendre en charge la socialisation.

[4Selon l’expression de Michael Seidman.

[5Il ne s’agit pas pour autant de s’adonner à la démythification pour la démythification...