Accueil > Lectures > L’Echo des pas, Juan García Oliver.


L’Echo des pas, Juan García Oliver.



samedi 6 février 2016,


Bernard Gilles


Culture Réflexions

En 1978, trois ans après la mort de Franco, paraissaient en Espagne les mémoires de Juan García Oliver, ancien dirigeant de la CNT et l’une des figures les plus marquantes, à défaut d’être la plus célèbre, de la révolution espagnole.

Il aura donc fallu attendre trente-sept ans pour que paraisse en français un document essentiel sur le mouvement ouvrier et sur la révolution prolétarienne la plus radicale qu’ait connue le vingtième siècle.

Dans une remarquable préface, reprise d’un article de la revue A contretemps, Freddy Gomez souligne la place essentielle qu’a occupée Juan García Oliver au sein de la CNT comme dans le mouvement antifasciste qui s’est opposé au coup d’Etat militaire de juillet 1936. Pour autant, il ne tait pas les ambiguïtés du bonhomme ni les haines qu’il a pu susciter dans son propre camp, celui de l’anarchosyndicalisme.

Car c’est peu dire que García Oliver cristallise en lui les contradictions terribles d’une CNT qui faute d’avoir pu assumer l’élan révolutionnaire qui a embrasé l’Espagne, a sombré dans la collaboration avec la bourgeoisie républicaine, et, au prétexte de l’unité du camp antifasciste, a contribué à l’écrasement de la révolution anticapitaliste. Cet ouvrier anarchosyndicaliste, qui très jeune fait montre d’une intelligence et d’une détermination sans faille, va connaître la prison et la torture avant de devenir… ministre de la Justice du gouvernement républicain. Dans les premiers jours de la révolution, ce militant intransigeant, cheville ouvrière de la résistance catalane au coup d’Etat de Franco, va en vain défendre au sein de la CNT la poursuite du processus révolutionnaire et réclamer que son organisation « aille jusqu’au bout ». Il ne sera pas suivi. Discipliné, il assumera le premier recul de la CNT en prenant la tête du comité central des milices antifascistes de Barcelone, coalition d’organisations révolutionnaires et républicaines. Puis il acceptera, à contrecoeur, d’entrer au gouvernement du socialiste Largo Caballero en qualité de ministre de la Justice. A ces deux postes, il déploiera une énergie et une lucidité tout à fait remarquables.

Si l’on peut et si l’on doit critiquer l’aveuglement de la direction de la CNT qui a tant contribué à l’écrasement de la révolution, on ne saurait, par exemple, minorer l’action d’un ministre de la Justice qui restera le seul au monde à avoir fait détruire tous les casiers judiciaires archivés dans son ministère ! De la même façon, les camps de travail, dont on lui a injustement reproché la création, avaient pour but d’éviter l’exécution des fascistes condamnés en leur offrant une occasion de changer tout en contribuant à l’effort de guerre républicain.
García Oliver a d’ailleurs veillé au bien être des prisonniers, instauré le versement d’un pécule, prévu de substantielles réductions de peine. Toute son action dans le domaine pénitentiaire portait la marque d’un idéalisme et d’un humanisme anarchiste qu’on aurait mauvaise grâce à railler au prétexte de sa naïveté.

De la même façon, dès son arrivée au ministère, il met fin aux exécutions extrajudiciaires, les sinistres « paseos » (promenades) dirigées à Madrid par la stalinienne Margarita Nelken, mais auxquelles participaient des représentants de toutes les organisations antifascistes, y compris la CNT et la FAI.
Le 4 février 1937, paraît également un décret octroyant aux femmes la capacité juridique. Dans une Espagne encore profondément marquée par le catholicisme le plus rétrograde, c’était une mesure révolutionnaire dont bien peu se souviennent aujourd’hui. A son poste de ministre de la Justice, l’ancien taulard n’a pas démérité.
Membre du conseil supérieur de la guerre, il assure également la création des écoles populaires de guerre, que les staliniens s’empresseront de supprimer après son départ du gouvernement pour favoriser les nominations de leurs affidés.

Cela dit, il est incontestable que dans ses mémoires, Juan García Oliver sculpte sa propre statue, ce qui, au fond, est très humain. Des historiens lui reprocheront, à juste titre, nombre d’inexactitudes, des erreurs, des omissions, mais García Oliver n’est pas historien, c’est un militant, et quel militant ! Ce livre, il l’a écrit en exil, au Mexique, se fiant avant tout à sa prodigieuse mémoire. De là des déséquilibres, des lacunes immenses, des parti pris et une mauvaise foi qui parfois prête à sourire. Comme lorsqu’il reproche sa vanité à Durruti, envers qui il ne dissimule pas son agacement, voire son exaspération, et qu’il décrit comme un coq de village par trop narcissique. Le moins qu’on puisse dire c’est qu’on pourrait aisément lui renvoyer le compliment !

Mais le reproche le plus accablant que l’on pourrait adresser à García Oliver concerne son attitude lors des journées de mai 1937 à Barcelone, ce que souligne fort justement Freddy Gomez dans sa préface. Prisonnier d’un rôle qu’il n’avait endossé qu’à reculons, le ministre anarchosyndicaliste, aux côtés d’une Federica Montseny qu’il méprise et qu’il déteste, va faire preuve d’un aveuglement proprement sidérant et tout faire, avec succès, pour désarmer une révolte prolétarienne qui aurait pu écraser la contre révolution stalinienne à Barcelone. L’écrasement du mouvement révolutionnaire de mai 1937 sonnera le glas de la révolution. La guerre, désormais, imposera sa logique. Mal conduite de surcroît par les conseillers soviétiques et leurs sbires du parti communiste espagnol, elle se terminera dans la déroute et par la victoire du fascisme.

On ne saurait terminer cette brève recension sans adresser de reproches à nos camarades des éditions du Coquelicot. Disons-le tout net, cette édition des mémoires de Juan García Oliver est calamiteuse. Tout d’abord la traduction : il semble que pas moins de sept traducteurs se soient attachés à la besogne, sans compter trois relecteurs ! Le résultat est pour le moins mauvais, et c’est un euphémisme. Au point qu’on se demande parfois si la traduction automatique de Google n’aurait pas dû être également citée ! Par exemple, la célèbre proposition de García Oliver lors du plenum du 23 juillet 1936 « ir a por el todo », qui constitue le point nodal de tout son livre et l’un des éléments clé de la période, est traduite de trois ou quatre façons différentes ! Aucune note d’éditeur digne de ce nom, alors que les imprécisions, les erreurs et les omissions de l’auteur auraient nécessité nombre d’éclaircissements. On notera également l’absence d’un index des noms, alors qu’il figure dans l’édition espagnole.
Sans réclamer le formidable travail d’édition réalisé par les giménologues pour la publication des Fils de la nuit, le livre d’Antoine Gimenez, on aurait pu au moins s’inspirer de la façon minutieuse dont les éditions Agone ont préparé l’ouvrage de Burnett Bolloten, La Guerre d’Espagne, révolution et contre-révolution, 1934-1939 et de l’excellente traduction d’Etienne Dobenesque (cet ouvrage a été précédemment chroniqué sur Autre Futur. [1])

Il reste qu’en attendant une édition digne de ce nom, L’Echo des pas constitue un formidable document sur cette période extraordinaire qui a vu le prolétariat espagnol se préparer puis se lancer à l’assaut de l’oppression capitaliste.

Mais au fond, que faire des mémoires de García Oliver ? Les parcourir d’un œil attendri comme on contemple l’une de ces photos de nos ancêtres, couleur sépia ? Encenser ou condamner le ministre anarchiste ? Les ranger dans les rayons déjà fournis de la grande Histoire ? Frémir à l’évocation de ces temps héroïques ?
Nul doute qu’universitaires érudits, "anarchosyndicalistes" autoproclamés et agités de la banderole se contenteront de l’une ou l’autre posture. Pour notre part, attentifs aux changements profonds apparus dans la domination capitaliste depuis 1936, comme aux invariants de cette même domination, nous ferons le choix d’en tirer des enseignements vivants dans la poursuite du combat pour l’émancipation du genre humain.