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J’suis dans une colère noire et j’vois rouge


Des couleurs, symboliques et politiques


dimanche 24 avril 2016,


Lucie Heymé


Culture Réflexions

En parallèle de leurs fonctions picturales, les couleurs s’inscrivent dans des constructions culturelles, parfois séculaires.

Associées à des représentations intellectuelles, les couleurs véhiculent des "images" au sein des sociétés, jusque dans le langage. L’expression "jaune", utilisée pour qualifier un traître ou un briseur de grève, trouve son origine dans la couleur que portait Judas, " le juif " qui aurait trahi le Christ. Cette couleur sera celle de l’étoile que les nazis épingleront sur les juifs pour les marquer…

Couleurs, symbolisme et significations

Dans les traditions et légendes chrétiennes, comme dans la saga des Chevaliers de la Table Ronde où Gauvain combat le Chevalier Vert, (qui permet à tous de le frapper avec sa hache, mais qui, en échange assénera le même coup en retour un an et un jour plus tard [1]) le Diable est représenté par la couleur verte. Il faudra attendre plusieurs siècles pour que le vert diabolique et étrange, considéré comme maléfique dans le monde du spectacle (exception faite pour les clowns), ne s’impose désormais, d’une manière quasi confiscatoire, comme l’élément graphique de la protection de l’environnement.
Le rouge est la couleur du combat, révolutionnaire, ou dans l’arène, du sexe et de la violence, du feu qui brûle les passions. Le violet est associé au magique, au mode tribal et aux rituels, aux croyances et à l’esprit. Le bleu, c’est la loi et l’ordre, le conformisme, le patriotisme ou le fondamentalisme religieux. L’orange est scientifique, individualiste, lié au succès économique. Le turquoise est la vision holistique, l’union de la sensibilité et de la connaissance.

Malgré la suprématie que l’occident imprime sur le reste du monde, les règles symboliques divergent selon les cultures du monde.
- Rouge : Dans les cultures plus orientales, il est associé à la chance et à la fête. C’est la couleur de sang, il représente donc la vie et la vitalité. En Chine, il est porté par les jeunes mariés. En Inde, il symbolise la pureté et il arrive souvent que les femmes se marient en robe rouge. Une interprétation hébraïque considère le rouge comme la couleur du péché et du sacrifice. Pour les sud-africains, c’est la couleur du deuil, alors que pour les aborigènes d’Australie, c’est la couleur de la terre. En Russie, elle est associée à la beauté.

- Vert :Dans les cultures anglo-saxonnes, il est associé à l’ambition et au prestige, alors qu’aux Etats-Unis, il est assimilé à l’envie et à la jalousie d’où l’expression : "to be green with envy", "être vert de jalousie".
En Chine, c’est la couleur du mensonge et de l’exorcisme. Très populaire en Irlande, il trône dans son symbole national qu’est le trèfle.
Censé être la couleur préférée de Mahomet [2], il est la couleur sacrée de l’islam et le monde arabo-musulman ne peut donc l’utiliser pour d’autres représentations.

- Bleu : Couleur apaisante en Europe, symbolisant l’harmonie et le dévouement, en Iran, il est le deuil et en Chine, l’immortalité. Pour les tribus Cherokees d’Amérique du Nord, il est associé à la défaite et aux ennuis.

- Noir : En Chine, il est la couleur des jeunes garçons. En Inde, il est "équilibre et santé". En Thaïlande, c’est la couleur de la malchance. Pour les aborigènes d’Australie, c’est la couleur de la terre et de la fête.



De l’héraldique
Au Moyen Âge, alors que les populations ne savent ni lire ni écrire, un vocabulaire et une grammaire, basés sur le symbole et la couleur se mettent en place. C’est l’héraldique ou la science du blason. Des représentations graphiques, associées à des couleurs [3], permettent d’identifier non seulement des personnes, mais aussi des lignées (le blason pouvant être transmis par héritage en traduisant le degré de parenté), des groupes humains ou des territoires.

En Alsace, les six couronnes représentent les Habsbourg, originaires de cette région. En Aquitaine le léopard signe la légitimité qu’y avaient les britanniques. Pour l’Auvergne, on retrouve la bannière que portait Eustache III, comte de Boulogne, lors de la conquête de Jérusalem avec son frère Godefroy de Bouillon. La Bourgogne combine les armoiries des ducs Valois avec celles des capétiens. L’hermine est au duc de Bretagne ce que la fleur de lis est au roi de France. Pour le Centre, l’abondance de bleu et de fleur de Lys évoquent les rois de France et leurs châteaux au bord de la Loire. En Champagne-Ardenne, le sanglier noir représente la région. Pour la Corse, la tête est le souvenir d’une coutume barbare qui voulait que l’on coupât la tête du chef vaincu pour la montrer hissée sur une pique aux combattants vainqueurs. Franche-Comté : autour du lion couronné, figure le collier de la toison d’or. Quant au blason de l’Île-De-France, il reprend celui de l’ancien domaine des rois de France.… [4]

Au XXIè siècle, les blasons continuent de s’afficher aux frontons des mairies, sur les épaules des militaires ou dans les stades, avec la même volonté d’afficher et d’affirmer un territoire.


Bauhaus et Art de la couleur
Au sein du Bauhaus, l’école d’architecture et d’arts appliqués fondée en 1919 à Weimar qui désirait créer une relation particulière entre art et social [5], les travaux de Johanes Itten vont bien au-delà d’une approche picturale de la couleur. Ils débouchent sur leur analyse sensorielle, celle-la même qui démontrait que, par exemple, le orange "ouvrait l’appétit" et qui fit que dans les années 70 une multitude de cantines étaient peintes de cette couleur. Idem pour les influences d’une pièce dont les murs seraient peints en rouge et qui induisent l’excitation… [6]


Marketing "colorié"
Constatant que les couleurs ont une influence dans tous les domaines, et qu’elles font partie d’une "communication non verbale" le marketing et la publicité en usent (et en abusent) dans leurs "stratégies de ventes".
"Selon des études", pour 92% des consommateurs, la vue est le sens le plus important et le taux de reconnaissance d’une publicité en couleurs est de 26% supérieur à celui d’une (même) publicité en noir et blanc. Pour les magasins, il est de même "conseillé" d’opter pour des couleurs "chaudes" à l’extérieur afin d’inciter à entrer et d’opter à l’intérieur pour des couleurs "froides", propices au "confort" du consommateur, qui prend alors son temps et… augmente son panier moyen . Le rouge dans les rayons permettrait également d’augmenter les achats impulsifs.

Certaines grandes firmes, comme le pétrolier BP ou McDonalds (France), n’ont pas hésité à abandonner leurs couleurs traditionnelles pour se mettre au goût du jour, en se convertissant au "vert"….


Couleur(s) politique(s)

En France, deux symboles chromatiques s’affrontent. Le rouge de la gauche, héritier d’un idéal révolutionnaire et de la contestation s’oppose au bleu, issu de la monarchie et de son "bleu roi", qui s’est mué pour coller à l’image d’une société moderne prônant l’autorité et le travail.
Entre le NPA, le PCF et le Front de gauche d’une part et les Républicains ou le Front national d’autre part, les couleurs sont affichées. Politisé au XIX siècle avec le Parti radical, le rose, plus modéré que le rouge, est associé au Parti Socialiste depuis 1971. Le vert des écologistes fait évidemment référence à un univers "nature" qu’ils revendiquent. Le orange du Modem, sans lien avec la couleur des bouées et des gilets de sauvetage, s’apparente à la révolution éponyme d’Ukraine de 2004.
Un poing tendu tient désormais une rose, une faucille et un marteau mués en mégaphone, une flamme nationale plus "design" ou "La liberté guidant le peuple" qui gomme les armes et le peuple combattant ; tous ces symboles graphiques naviguent entre héraldique et logo publicitaire avec la même intention marketing de "s’adresser" à l’imaginaire culturel des électeurs/consommateurs.




- Couleurs, symboles, détournement et récupérations
Deux couleurs peuvent se partager une même signification et une couleur peut avoir deux symboliques divergentes. C’est le cas pour le "drapeau noir", associé aux anarchistes mais qui, dans l’actualité est désormais évoqué dès lors qu’on parle de l’E.I.
En Occident, le drapeau noir des anarchistes est l’héritier putatif de celui des pirates. Fin 1882, les anar­chis­tes se pro­non­cent pour l’aban­don du dra­peau rouge au profit du noir, celui de la révolte. Le 18 mars 1883, Louise Michel s’exclame salle Favié à Paris : "Plus de dra­peau rouge, mouillé du sang de nos sol­dats. J’arbo­re­rai le dra­peau noir, por­tant le deuil de nos morts et de nos illu­sions".
L’étendard djihadiste a d’autres racines. En 750, un esclave persan, Abou Mouslim, chef de la révolution des Abbassides dirige une révolte contre le clan des Omeyyades et brandit pour la première fois le drapeau noir. Le noir, couleur des opposants politiques, devient celle des révolutionnaires dans I’Empire ottoman, repris depuis par l’E.I.
Dans sa propagande, l’E.I marque sa subversivité en jouant de l’image qui colle au drapeau noir en Occident. Bon nombre de reportages sur le sujet ne prennent plus la peine de faire le distingo sémantique entre les deux bannières. Petit à petit, le symbole anarchiste du drapeau noir risque d’être déplacé au profit de l’E.I.
Et dans cette "guerre des signes", certaines mouvances d’extrême droite récupèrent également le drapeau de l’antifa ou les symboles du noir et rouge, en s’appuyant sur des interprétations quelques peu "revisitées". [7]

Mouvements d’extrême droite en Belgique. 2009


Et demain, quelle couleur pour un mouvement politique ?

Dans un article récent du Monde, en s’appuyant sur les excellents travaux de Michel Pastoureau [8], Ursula Michel s’interroge sur "ce qu’il reste" comme couleur en politique :

Le bleu, le rouge, le noir et le blanc sont déjà pris. Le marron est mal-aimé ; le jaune, est impossible ; le gris est une couleur inquiétante dont on se méfie. Par soustraction, il ne reste que le rose, le violet et l’orangé.
Le rose, apparu au milieu du XIXe, est lié aux bébés de sexe féminin. Récupéré par les nazis, sous la forme d’un triangle rose, il était destiné à stigmatiser les homosexuels en soulignant leur prétendu caractère efféminé. Dans les années 90, des associations comme Act Up décident de s’en emparer à leur tour pour revendiquer les droits des homosexuels. Ayant épuisé quasiment toutes les ressources chromatiques, les mouvements politiques actuels n’ont donc plus beaucoup de choix. L’avenir sera sans doute violet. Utilisé par les suffragettes au début du XXe siècle, mais sans faire grand tapage, le violet est sans doute la dernière couleur politique disponible." [9]




[1C’est "l’homme végétal" que l’on trouve également dans les histoires de Saladin et dans le Coran, avec d’Al-Khidr, figure ambiguë et énigmatique, considéré par certains comme un saint et par d’autres comme un prophète.

[2Le prophète de l’Islam aurait porté un manteau et un turban verts, et ses écrits sont plein de références à cette couleur. Un passage du Coran décrit le paradis comme un endroit où les gens "porteront des vêtements verts en soie fine". Il est également dit que la bannière sous laquelle Mahomet s’est battu durant la bataille de La Mecque était verte.

[3Pour les couleurs, un code se met en place : Azur pour le bleu, Gueules pour le rouge, Sinople pour le vert, Sable pour le noir, Pourpre pour le violet, Orangé pour l’orange, Tanné pour marron, Sanguine pour le rouge foncé et Murrey pour le rose.

[4Armorial des régions de France : https://commons.wikimedia.org/wiki/Blasons_de_France

[5Extrait du manifeste du Bauhaus : " Le but final de toute activité plastique est la construction ! […] Architectes, sculpteurs, peintres ; nous devons tous revenir au travail artisanal, parce qu’il n’y a pas d’art professionnel. Il n’existe aucune différence essentielle entre l’artiste et l’artisan. […] Voulons, concevons et créons ensemble la nouvelle construction de l’avenir, qui embrassera tout en une seule forme : architecture, art plastique et peinture [...]."

[6L’art de la couleur, De Johannes Itten, Ebook Gratuit sur : http://lisezgratuitement.blogspot.fr/2013/10/lart-de-la-couleur-de-johannes-itten.html

[8Michel Pastoureau, juin 1947 à Paris. Historien médiéviste français, spécialiste de la symbolique des couleurs, des emblèmes, et de l’héraldique.
Écouter ses interventions sur France Culture : http://www.franceculture.fr/personne-michel-pastoureau.html
Bibliographie : http://www.seuil.com/auteur-4851.htm

[9In Le Monde, Culture & idées. 27 février 2016 :