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Interview de Stéphane SIROT


Le syndicalisme, la politique et la grève


jeudi 7 février 2013,


Luc B.


Réflexions

Stéphane Sirot est un historien du mouvement ouvrier, et plus particulièrement du mouvement syndical et de la grève en France.
Interview réalisé par l’équipe d’Émancipation Syndicale

L’Émancipation : bonjour Stéphane, et merci pour cette interview. Tu distingues trois "modèles" classiques de relations entre le politique et le syndical. Peux-tu nous rappeler leur caractéristique principale ? Le syndicalisme français s’inscrit-il dans un de ces "modèles", et avec quelles nuances éventuelles ?

En 1906 se produisent au Royaume-Uni, en Allemagne et en France trois événements qui cristallisent les grands modèles de syndicalisme en Europe occidentale.
Au Royaume-Uni, le Parti travailliste (Labour) naît à l’instigation des syndicats qui veulent ainsi se donner une représentation parlementaire susceptible de porter et de traduire dans la loi les revendications du monde du travail. C’est dans un esprit de lobbying à caractère réformiste et pragmatique que s’échafaude ce rapport au politique.
En Allemagne se déroule la même année le congrès socialiste de Mannheim, auquel participe le chef de file du syndicalisme allemand, Karl Legien. Il obtient des sociaux-démocrates l’acceptation d’un partage des tâches inédit dans un pays où le SPD est au fondement de l’éclosion des syndicats et veut en faire en quelque sorte sa courroie de transmission : l’ "accord de Mannheim" établit un partage des tâches en vertu duquel l’action revendicative immédiate est du ressort du syndicat, la question politique, celle du pouvoir et de l’éventuel changement de société étant dévolue au parti.
En France se tient le congrès d’Amiens qui élabore la "Charte" du même nom. Avec ce texte, la CGT proclame son autonomie vis-à-vis du champ politique institutionnel et, tout en déclarant prendre en charge la revendication quotidienne, s’affirme comme l’instrument porteur d’un renversement du capitalisme et d’organisation de la société future, au moyen de la grève générale. Cette démarche d’autonomie ouvrière qui fait de la grève son mode d’action privilégié marque durablement notre mouvement syndical et construit un rapport au politique d’une particulière intensité.

E  : ton analyse fait apparaître trois "âges" de la grève en Europe, quels sont-ils ?

Le premier âge couvre grosso modo la période de la première révolution industrielle. La cessation collective du travail et les velléités d’organisation du monde ouvrier sont alors des faits coupables susceptibles d’engendrer, dès lors qu’ils éclosent quand même, la répression de l’appareil d’État.
Les dernières décennies du XIXe siècle ouvrent un deuxième moment au cours duquel la grève, dont l’interdiction n’a pas empêché la pratique, est d’abord dépénalisée et tolérée, puis devient peu à peu un fait social en voie de banalisation. Jusqu’à l’entre-deux-guerres, les conflits du travail et les taux de syndicalisation connaissent en Europe occidentale une ascension parallèle.
Après la Seconde Guerre mondiale, les systèmes de relations sociales se reconstruisent selon deux démarches bien différenciées. Au nord-ouest de l’Europe s’installe la régulation pacifiée des rapports sociaux, dont la RFA est l’archétype : dans ce cadre, la négociation est privilégiée, de manière à éviter le rapport de force ouvert. Et de fait, la statistique des grèves s’effondre. En revanche, l’Europe méditerranéenne, au premier chef la France, institutionnalise la régulation conflictuelle des relations sociales : la grève est l’élément déclencheur de la négociation, l’outil de fluidification de la répartition des fruits de la croissance des Trente Glorieuses. C’est alors que l’activité gréviste connaît son maximum et que la journée d’action s’installe au plan national comme une pratique privilégiée, destinée à déclencher le jeu de rôle du compromis entre les syndicats, le patronat et l’État. Aujourd’hui, sous l’effet notamment de l’implosion de ce jeu de rôle, dans lequel désormais seules les directions syndicales paraissent pleinement prêtes à s’inscrire, mais aussi des systèmes de contrainte imposés à l’exercice du droit de grève et des transformations du capitalisme qui s’appuie sur le contexte de l’époque pour pousser son avantage et brutaliser le salariat, ce système de régulation conflictuelle semble en crise. Cela signe probablement l’ouverture d’un quatrième âge de la grève dont les contours restent à dessiner.

E  : il y a donc une transformation de la grève et de ses usages, parallèle à l’intégration des syndicats dans l’appareil d’État ?

Dans le cas de la France, l’institutionnalisation de la grève et du syndicalisme, au sens où l’une et l’autre sont inscrits en 1946 dans le préambule de la Constitution de la IVe République, repris par celle de la Ve, précipite la fonctionnalisation de l’action revendicative. Celle-ci devient en priorité un instrument d’alerte, une forme d’amortisseur social encadré par des organisations syndicales fondamentalement légalistes, en voie de rupture avec les principes de l’autonomie ouvrière bâtis à la Belle Époque. Dans une telle configuration, la grève perd en intensité subversive et s’en remet largement, en ce qui concerne son efficience, à ses adversaires (dont le vocabulaire commun fait d’ailleurs de plus en plus des "partenaires"). Puisqu’il s’agit moins de déstabiliser le système dominant que d’accepter de s’inscrire à l’intérieur de celui-ci, sa collaboration est indispensable pour faire aboutir une partie des griefs du monde du travail. Or, si cela peut fonctionner et donner des résultats dans le cadre d’une conjoncture de croissance et face à un capitalisme keynésien, les dernières décennies montrent en revanche que dans un panorama radicalement différent, le "grain à moudre" disparaît et rend largement caduques certaines pratiques comme la journée d’action. Cette dernière, typique de l’immersion du syndicalisme dans la logique dominante des Trente Glorieuses, rencontre en effet depuis une dizaine d’années l’échec systématique, en dépit de mobilisations sociales d’une ampleur parfois historique.

E  : tu prends comme "illustration paradigmatique" le syndicalisme des électriciens-gaziers. Quelles sont les raisons de ce choix ?

Le syndicalisme des électriciens-gaziers, malgré ses multiples spécificités (taux de syndicalisation longtemps exceptionnels, organisation précoce des cadres…), est à mon sens illustratif des évolutions du syndicalisme français en général, en ce qui concerne l’intensité de son rapport à l’appareil d’Etat et à la grève.
Bref, il y a là un résumé d’une histoire syndicale qui, pour faire court, commence dans un esprit d’élaboration d’une contre-société autonome et aboutit, au début du XXIe siècle, à un recentrage cogestionnaire immergé dans l’univers dominant.

E  : il y a deux "nouveautés" ces dernières années : le "syndicalisme européen" (CES) et les nouvelles lois sur la représentativité syndicale. Pour toi, ont-elles un impact sur le syndicalisme et ses usages de la grève, et lequel ?

La CES porte des valeurs et des pratiques qui la rapprochent bien plus nettement du modèle anglo-saxon que du modèle historique français. La logique de lobbying et de cogestion y est pour une large part assumée. L’octroi de subsides de la Commission européenne et sa nature bureaucratique – la CES n’a pas d’adhérents directs – obèrent son indépendance, sa capacité d’action et ses ambitions revendicatives. Au fond, c’est le cheminement du syndicalisme français, depuis le tournant des années 1970-1980, vers un syndicalisme d’accompagnement qui me semble expliquer pour beaucoup son implication grandissante dans cette structure qui, certes, nourrit les relations entre les syndicalistes des pays de l’UE mais n’a pour le moment pas grand-chose d’autre à faire valoir comme acquis que la Charte des droits fondamentaux et les Comités d’entreprise européens. De surcroît, si les euro-manifestations tendent à se multiplier (9 entre 1993 et 2002 ; 15 entre 2003 et 2012), elles n’ont pas fait la démonstration de leur capacité d’influence ni, d’ailleurs, de mobilisation. Elles s’appuient sur des mots d’ordre au contenu assez vague et une forme journée d’action qui paraît aujourd’hui obsolète dans l’optique de l’élaboration d’un rapport de force efficient avec le pouvoir politique. Les conflits sociaux continuent en outre de conserver le cadre national comme lieu d’épanouissement privilégié et il serait illusoire de voir pour le moment dans le syndicalisme européen une solution aux difficultés et aux blocages nationaux. Au fond, que ce soit nationalement ou au niveau continental, le syndicalisme est en mal de succès et a surtout besoin d’un travail de réflexion sur ses orientations, ainsi que sur la manière de coordonner plus efficacement les luttes nationales qui ne sont certainement pas prêtes de s’éteindre, pour les faire déboucher sur des mobilisations chronologiquement plus synchronisées. Bref, c’est davantage un syndicalisme d’adhésion, de mobilisation et d’action qu’un syndicalisme à caractère bureaucratique qu’appelle une période où l’univers économique et politique dominant apparaît moins amène que jamais vis-à-vis du salariat.
À cet égard, les lois sur la représentativité paraissent s’inscrire dans cette logique peu productive de syndicalisme d’appareil. Les débats suscités par la loi d’août 2008 ont mis en exergue un discours syndical qui, face au déclin de l’adhésion, envisage l’onction du suffrage comme mode de démonstration de la légitimité des organisations de défense du monde du travail. Il y a là un renversement de logique majeur : historiquement, le degré de représentativité était fondé avant tout, y compris aux yeux du commun des syndicalistes, sur la capacité à réunir des adhérentEs et à créer du mouvement social. Il serait potentiellement dangereux qu’une logique de type partisan, d’alliances d’appareil, de professionnalisation renforcée de la représentation remplace le travail de terrain, le contact avec la base alimenté par l’action revendicative et la présence sur le lieu d’exploitation Le basculement accéléré et renforcé de l’activité syndicale vers sa fonction d’"agence sociale" (gestion, représentation, négociation) au détriment de celle de "mouvement social" (adhésion, mobilisation) menace son efficience et porte le risque de le conduire vers un syndicalisme sans adhérentEs, en sécession objective avec le commun du salariat. Si ces deux dimensions traditionnelles ne s’opposent certes pas nécessairement et possèdent chacune leur légitimité, la question de leur équilibre est pour le moins à débattre.


Dernier ouvrage de Stéphane SIROT : Le syndicalisme, la politique et la grève. France et Europe : XIXe-XXIe siècles, Nancy, Arbre bleu éditions, coll. « Le corps social », 2011, 360 p