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Impostures, pathos et fabriques d’histoires…



mercredi 11 novembre 2015,


Imbert Robert


Culture Humeur Réflexions

Le succès des tragédies antiques et des contes populaires repose sur la narration d’intrigues reliées à la vie de la cité et sur le pathos, propres à toucher l’âme des auditeurs. "Souffrance, passion, affect" ainsi que "Amour gloire et beauté" sont les ressorts de l’imposture qu’Enric Marco a entretenu durant 30 ans…

La vie de celui qui aurait été une "figure" de lutte clandestine contre la dictature franquiste et victime du nazisme, s’est (auto) racontée dans une sorte de "roman populaire" (ou de théâtre de boulevard) avec son héros, ses intrigues, ses rebondissements…

Un héros ordinaire  : Enric Marco
Icône de l’antifranquisme, symbole de l’anarcho-syndicalisme à la CNT [1], emblème de la puissante association des parents d’élèves de Catalogne, Enric Marco a prétendu, pendant vingt-sept ans, avoir été le prisonnier n° 6448 du camp de concentration de Flossenburg.
Celui qui, depuis l’enfance, n’avait pas supporté sa vie ordinaire, modifiera plus tard sa date officielle de naissance (le 12 avril 1921), en 14 avril, pour la faire coïncider, 10 ans jour pour jour, avec celle de la proclamation de la Seconde République espagnole…

Un cadre d’histoire  : l’Espagne post Franco
Pendant trois décennies, alors que l’Espagne peine à se relever de l’ère franquiste et entame un long travail de "mémoire", Marco anime des centaines de conférences sur son expérience du nazisme, sur sa déportation, ses luttes clandestines contre la dictature franquiste. Comme Président de l’Amicale de Mauthausen (association qui réunit d’anciens déportés espagnols des camps nazis), il reçut les honneurs et d’importantes décorations. Le 27 janvier 2005, il tire des larmes aux parlementaires espagnols en rendant le premier hommage aux neuf mille républicains espagnols déportés par le IIIè Reich…

Un "justicier" : Benito Bermejo
Le 11 mai 2005, Benito Bermejo, un jeune historien, étudiant les archives du ministère des Affaires étrangères espagnol, révèle l’incroyable imposture de cet homme qui, parti volontairement en Allemagne pour travailleur dans l’industrie de guerre nazie dans le cadre d’un accord d’août 1941 entre Franco et Hitler, n’a jamais quitté la cohorte des résignés mais s’est réinventé une vie glorieuse, jalonnée de petits arrangements…
L’affaire fait immédiatement le tour du monde et remplit les journaux d’articles chargés d’injures contre Marco… Quelques jours après, devant le président du gouvernement, José Luis Rodriguez Zapatero et d’autres hauts dignitaires, il aurait dû prononcer un discours au camp de Mauthausen lors de la commémoration des soixante ans de la fin du délire nazi.

De la pure narration…

Dans cette histoire, belle comme l’antique, Marco n’est pas Achille [2]. Sa mythomanie [3] n’a rien d’original et ne mériterait sans doute pas d’être étudiée par un psychiatre ou un psychanalyste.
En revanche, quelques "réactions" sur cet imposteur "étonnent" :
- Des universitaires espagnols, peu soucieux de l’éthique de Marco, lui reconnaissent le mérite d’avoir réveillé l’Histoire avec le rappel du sang, de la sueur, des sentiments, des émotions, des aventures, de la force, de l’émotion, et l‘héroïsme qu’il incarnait lors de conférences.
• L’identification au spectacle de la fiction narrative serait-elle une nouvelle composante de l’analyse de l’Histoire ?
Les séries télévisuelles comme "un village Français", "Band of Brothers", "Apocalypse" ou les livres des historiens de garde, tels "Métronome" de Lorànt Deutsch, formatés et scénarisés comme des produits "d’attraction", tournent déjà à la manipulation émotionnelle au nom d’une "certaine vulgarisation". [4].

- Le "milieu de la mémoire" renvoie souvent les impostures de Marco à celles de Franco, comme on compterait les buts ou on sifflerait les penalties lors d’un match entre le Real et le Barça……
• Cette ridicule comptabilité, déjà appliquée au "nazisme contre communisme", est la porte ouverte à la graduation obscène des victimes de "deux camps" qui évite soigneusement d’en analyser ou d’en critiquer les causes originelles. C’est ce même "plan comptable" qui résume trop souvent la guerre d’Espagne en une seule "guerre civile" où, dans la même famille, quelques uns étaient "rouges" et d’autres "franquistes"…

- Et puis, des libertaires, dont certains connaissaient les fabulations de Marco, parfois gênés, saluent toutefois son apport à la renaissance de l’anarchosyndicalisme espagnol des années 1970…
• Le 25 juillet 1593, pour parvenir au trône et devenir roi de France, Henri IV, de confession protestante, dut se convertir au catholicisme. À cette occasion, il aurait lancé le célèbre "Paris vaut bien une messe". Gaspard de Coligny, assassiné le 24 août 1572 à Paris, lors du massacre de la Saint-Barthélemy aurait sans doute "apprécié"… [5]

… "La force du mensonge"

Bien que dans le contexte d’une Espagne se relevant de l’ère franquiste et débutant un long travail de "mémoire", l’imposture de Marco se révèle n’être que l’histoire que tout le monde voulait écouter et entendre…
Est-ce pour cela que, 10 ans après la mise à jour de son imposture, Marco déclare ne pas avoir l’intention de s’auto-critiquer : « Je n’ai rien fait de mal, je n’ai commis aucun délit et je ne souhaite pas être réhabilité. L’affection de ma femme et de ses amis me suffisent »… et que les réactions à son imposture louvoient ou esquivent le sujet ?

Si les illustrations de l’identification au spectacle mensonger de la fiction sont nombreuses, dans son recueil "Contes des Sages d’Afrique", Amadou Hampâté Bâ [6] en livre une qui est savoureuse :

Un Jour, une hyène, furetant aux abords d’un village, trouva un chevreau mort. Tout heureuse, elle le ramassa, s’éloigna du village et le traîna dans un bosquet pour y faire tranquillement ripaille. Mais au moment ou elle s’apprêtait à manger, elle aperçut au loin un troupeau de hyènes qui venait droit sur elle.
De peur que ses congénères ne lui ravissent son déjeuner, elle se hâta de cacher le chevreau, puis vint s’installer au bord de la route. Là, elle se mit à roter et à bâiller bruyamment : "Bwaah ! Bwaah ! Bwaah ! ".
Les coureuses s’arrêtèrent : "Eh bien, Hyène-sœur, qu’y a-t-il ?"
" Courez vite au village ! Tout le bétail est mort et on a jeté les cadavres sur le "villages d’ordures  [7]". Je me suis bien régalée. Maintenant, je rentre tranquillement dormir chez moi."
À cette nouvelle alléchante, la troupe de hyènes fonça vers le village avec une telle ardeur qu’elle souleva sous ses pas un véritable nuage de poussière.
Contemplant ce spectacle, la hyène se dit :" Voilà que mon mensonge est devenu Vérité, car jamais un mensonge à lui seul ne pourrait soulever un tel nuage de poussière ! Courons vite, c’est devenu la Vérité ! C’est devenu la Vérité ! ". Et laissant là son chevreau, elle fonça à son tour vers le village....

Telle est la force du mensonge. À force d’être répété, un beau jour le menteur lui-même finit par y croire.



Le sujet "Marco" demeurerait sensible et questionne certains sur les velléités cachées de Javier Cercas qui lui a consacré son dernier livre [8]


[1Sous le nom d’Enrique Marcos il a été en 1978-1979 secrétaire général du syndicat CNT (dont il a été expulsé en 1980 en même temps que le courant « possibiliste » dont il était un des animateurs et qui a créé la CGT espagnole)

[2Fils de Thétis et de Pélée, Achille apprit l’art de l’éloquence et le maniement des armes. Il préféra une vie courte, mais héroïque, à une existence longue, mais obscure.

[3"tendance à altérer la vérité, à mentir, à imaginer des histoires (fabulations) "

[4Les historiens de garde : http://www.leshistoriensdegarde.fr/

[6Amadou Hampâté Bâ, 1901 - 1991, écrivain et ethnologue malien

[7tas d’ordures du village

[8L’imposteur : Éditions Acte Sud - septembre 2015.