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Henry Ford : « Un vrai poète, un artiste, l’un des plus grands de son temps. » (Diego Rivera)



dimanche 14 juin 2015,


Fulano


Culture Humeur

À l’évocation de Diego Rivera, viennent pêle-mêle le "muralisme", son amour tumultueux avec Frida Kahlo, la révolution mexicaine, ses sympathies éphémères envers Léon Trotski, le Parti communiste mexicain, mais rarement son admiration ambiguë pour Henry Ford et son œuvre.

Toute la vie artistique et politique de Diego Rivera a oscillé entre le monde qu’il voyait avec celui dont il rêvait. Ses passages dans le Parti communiste mexicain relèvent du même registre. [1].
Entre Paris, Moscou, le Mexique ou les États-Unis il poursuivit la même quête et la même exaltation pour des "manifestations d’un art monumental destiné à avoir une utilité publique" [2].

"L’Industrie de Détroit ou L’Homme et la Machine"

En 1932, en pleine dépression, suite au krach boursier de 1929, Edsel B. Ford, fils d’Henry Ford commande à Diego Rivera une fresque pour les usines de Détroit, le cœur industriel des Etats Unis et centre de la production automobile : la "Motor City".
Dans une sorte d’allégorie construite en trois plans, sur une surface de 14,54m par 5,96m, il y représentera les différentes étapes de production d’une voiture Ford.

Fasciné par le gigantisme des usines Ford, frappé par la complexité de l’organisation interne comme par la place occupée par les machines autour desquelles s’affairent les ouvriers, il entend créer une œuvre accessible au plus grand nombre, sans qu’il soit besoin de recourir à des références complexes.

Faire coïncider le monde qu’il voit avec celui dont il rêve.

Cette œuvre de commande va contraindre Rivera à s’affronter à la difficile "conciliation" du "réel" et du "rêvé". D’un côté, il porte un regard "positif" sur le monde ouvrier en action dans les usines Ford, en évoquant la solidarité des ouvriers, arc-boutés côte à côte dans l’effort, le mélange des races et des origines, unies dans le même travail. Des hommes et des actions communes œuvrent ensemble dans ce monde mécanique D’un autre côté, il critique un monde oppressant dominé par ces mêmes machines et par la recherche constante de la productivité. Les ouvriers sont de dos, courbés, sans visages, assimilés à leurs outils de production. Dans le bas, il intègre son autoportrait, songeur et critique. Non loin de lui, un autre homme au chapeau, le regard dur et sévère du capitalisme, surveille le travail des ouvriers. En haut, des mains d’ouvriers jaillissent pour broyer le minerai, comme le symbole de la puissance des travailleurs et des luttes sociales.
En 1933, la fresque est achevée. Le contrat, qui visait à magnifier le savoir-faire de la Ford Motors Company, tout en gommant les références à la crise économique, est respecté. [3]

Rockefeller, Lénine et le RCA building

La même année, il empoche la recette élevée que lui offre un autre titan capitaliste et magnat du pétrole, John Rockefeller, pour la réalisation d’une fresque de 100 m², dans le hall d’entrée du Radio Corporation of America building à New York, intitulée : "La Lutte de l’homme pour contrôler les forces de la nature et de l’histoire".

Dans l’axe central l’ouvrier est représenté comme un homme idéalisé, contrôlant l’univers, à la croisée de deux idéologies opposées. On y trouve une critique du capitaliste sujet à la lutte des classes, de la répression et de la guerre. Charles Darwin y représente le développement de la science et de la technologie. Un sculpture gréco-latine rappelle la religion et la pensée occidentale. Dans une vision idéalisée du monde socialiste, accompagnant des travailleurs sur la Place rouge, il place à leur tête Lénine, mais aussi Karl Marx, Friedrich Engels ou Léon Trotski. Rockefeller intime l’ordre à Rivera de remplacer Lénine par un visage anonyme. Le peintre refuse, mais propose de remplacer la scène anti-bourgeoise par un portrait d’Abraham Lincoln, qui représenterait ainsi une alternative américaine à la Révolution russe. Ce compromis est rejeté par Rockefeller qui le fait expulser par ses gardiens et couvre la fresque inachevée de panneaux blancs [4].
Cette censure suscite la protestation unanime de la gauche américaine et donne lieu à l’un des plus grands scandales politiques de l’histoire de l’art du XXe siècle.
Suite au conflit avec Rockefeller, les autres commandes américaines de Rivera, notamment à Chicago, sont annulées. En décembre 1933, Diego Rivera retourne au Mexique.

Ford, l’Art, la fascination, la critique et le mouvement

Dans ses mémoires, Diego Rivera n’apporte pas d’éléments éclairants sur ses passages tumultueux auprès du PCM. En revanche, il revient sur son travail pour Ford et les contradictions auxquelles il a du faire face en réalisant "L’Industrie de Détroit ou L’Homme et la Machine". S’il exprime ses doutes sur le triomphe et les bienfaits de l’industrialisation sur les sociétés, il reconnait toutefois sa fascination pour le personnage qu’il compare à un un artiste…

"J’ai regretté que Henry Ford ait été un capitaliste et l’un des hommes les plus riches au monde. Je ne me suis pas senti libre de faire son éloge aussi longuement et publiquement que je l’aurais voulu (...). Autrement, j’aurais essayé d’écrire un livre dans lequel j’aurais montré Henry Ford tel que je l’ai vu, comme un vrai poète et comme un artiste, l’un des plus grands de son temps." [5]



"Lancer les chiens" (à postériori) pour sanctionner son "portrait" de Ford [6] ou son travail pour Rockefeller, en omettant ses interrogations et son rôle de précurseur dans l’art politique de rue, relèverait du binarisme primaire, de la sempiternelle lutte entre le Bien et le Mal telle que figurée sur les murs des églises ou du "si tu n’es pas avec nous, tu es contre nous" inscrit au fronton de quelques chapelles dites "politiques".
Mais l’engagement est plus complexe et plus subtil que cela. Pour ne pas s’en être aperçu, nombre d’artistes et de politiques ont pris place dans des wagons qui, dépourvus de locomotives, sont restés à quai…





[1En 1922, à peine un an après son retour au Mexique, il adhère au Parti communiste mexicain (PCM) qui compte alors moins de mille adhérents. Ses amis s’interrogent pour ce soudain enthousiasme pour le communisme, auquel il ne s’était pas intéressé en Europe, malgré ses nombreux amis russes. En août 1929, il en est exclu pour des raisons qui restent obscures. Certains évoquent sa complicité avec les milieux officiels mexicains et des commanditaires de fresques, ou sa sympathie pour le trotskisme

[2Voir : Manifeste publié dans El Machete (15 juin 1924), le journal du syndicat des travailleurs techniques, peintres et sculpteurs, fondé au Mexique avec David Alfaro Siqueiros et Xavier Guerrero

[4La plupart des panneaux ont disparu dans un incendie, d’autres ont été dispersés dans le monde.

[5Diego Rivera, " My Art, My Life ". Une autobiographie, avec Gladys March. New York : Citadel Press, 1960.

[6Un admirateur forcené d’Hitler...et réciproquement. Lire : "Henry Ford, inspirateur d’Adolf Hitler" sur : http://www.monde-diplomatique.fr/2007/04/LOWY/14601