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Helen Keller : pour le syndicat, pour la révolution (1916)



dimanche 22 janvier 2017,


Contribution


Culture International Social

Helen Keller (1880-1968) est une figure marquante de l’histoire américaine : sourde et aveugle, elle réussit à s’affranchir de ses handicaps, fait des études, rédige ses mémoires et son histoire inspire le film Miracle en Alabama. Mais ce que l’on sait moins c’est qu’elle prit le parti du gigantesque mouvement d’émancipation animé par une classe ouvrière alors à l’offensive dans le monde entier.

Un texte de janvier1916 publié sur le site anglais libcom.org sous le titre « Why I became an IWW », ainsi que l’article intégral paru dans le New York Tribune dont il est tiré, attirent l’attention sur l’engagement d’Hellen Keller. Interrogée dans un des quotidiens les plus influents des États-Unis et par une journaliste visiblement surprise de ce qu’elle entend, Helen Keller affirme son attachement à un courant particulier du socialisme : celui qui puise son inspiration aux sources libertaires, anti-autoritaires et extra-parlementaires du mouvement ouvrier. En Amérique, ce courant s’incarna particulièrement dans une organisation syndicale : les Industrial Workers of the World (IWW).
Fondée en 1905, cette organisation (qui continue d’exister) développe une conception révolutionnaire de l’action syndicale : « d’industrie », opposé au syndicalisme « de métier », corporatiste, que promeut l’American Federation of Labor (AFL) dirigée par Samuel Gompers ; mais aussi d’action directe, avec la grève et le sabotage comme moyens. C’est aussi une organisation qui veut rallier à elle l’ensemble du prolétariat exploité : femmes, noir.e.s, immigrant.e.s… toutes et tous ont leur place au sein des IWW qui veulent bâtir une maison commune, un seul grand syndicat (« One Big Union ») quand l’AFL s’adresse à l’aristocratie ouvrière blanche. Et ce n’est pas qu’une vue de l’esprit : des militantes portent haut et fort les idées de leur syndicat comme Lucy Parsons, Mary « Mother » Jones ou Elizabeth Gurley Flynn, la propagande des IWW se déploit dans plusieurs langues (yiddish, italien, allemand, français...) et en 1912, des 25 000 syndiqués de la Brotherhood of Timber Workers, le Syndicat des Bûcherons des IWW, la moitié sont noirs. Ce qui achève de faire des syndicalistes IWW des cibles de choix pour les forces réactionnaires et racistes.
En 1917, à leur apogée, les IWW syndiquent 100 000 membres, et ont organisé un million de travailleurs et travailleuses (même si certaines analyses relativisent cet âge d’or). S’ils deviennent vite un point de ralliement pour nombres de militant.e.s socialistes ou anarchistes, ils tiennent farouchement à leur indépendance (quitte à provoquer une scission avec les membres du Socialist Labor Party en 1908), à l’instar d’une CGT syndicaliste révolutionnaire en France à la même époque. Les IWW sont porteurs d’un fort idéal d’émancipation. Leur triptyque, « agiter, éduquer, organiser » se décline en autant de publications, bibliothèques militantes (Le Talon de Fer de Jack London y figure en bonne place)… mais aussi chansons : le Little Red Song Book qui compile leurs chants de luttes est mainte fois réédité.
En 1916, dans de nombreux secteurs et États, ils ont été à l’animation de plusieurs grèves massives, souvent longues et dures (comme la grève de Lawrence en 1912 qu’évoque Helen Keller), ont mené des luttes pour la liberté d’expression (Free speech). Ils ont aussi subi la répression, la prison… quand ce ne sont pas les meurtres : en 1914 la garde nationale attaque les mineurs grévistes IWW de Ludlow, tuant 26 d’entre eux ; en 1915, leur plus célèbre chanteur, Joe Hill, est exécuté suite à une cabale judiciaire. Et ce ne sont que deux exemples parmi de trop nombreux autres.
En janvier 1916, cela fait aussi presque deux ans déjà que la guerre fait rage en Europe. Cette guerre, Helen Keller en parle dans son entretien. Elle y voit la possibilité d’un sursaut révolutionnaire possible dans la « bravoure » des combats… et dans l’habitude du maniement des armes par la classe ouvrière. On n’est pas si loin de l’appel à transformer la « guerre impérialiste » en « guerre révolutionnaire » que prônent les militant.e.s ouvrier.e.s resté.e.s fidèles à l’internationalisme. L’année suivante, l’entrée en guerre des États-Unis entraînera une répression accrue des IWW et des minorités révolutionnaires. Ce type de discours sera alors effectivement passible de peines de prison (en 1918, Eugen V. Debs, leader du Socialist Party paie son engagement contre la guerre d’une condamnation à 10 ans de prison et est déchu de ses droits électoraux à vie).
Mais en 1916, Helen Keller, comme d’autres, veut encore croire à l’imminence d’une issue révolutionnaire à la barbarie capitaliste. Issue que seule la grève générale peut aider à trouver (les « bras croisés », les « mains dans les poches » restent les meilleures armes des travailleurs et des travailleuses nous dit-elle). Et « croire » n’est sans doute pas un verbe exagéré tant le discours d’Helen Keller est teinté de messianisme. Elle n’hésite pas à solliciter l’image de Jeanne d’Arc ou la parole biblique pour appuyer son propos. Ce qui peut surprendre… mais en dit long sur le pouvoir d’attraction que représentait alors le mouvement ouvrier, capable de véhiculer une éthique et un horizon révolutionnaire qui pouvait paraître aussi simple et juste qu’exaltant.

L’article du New York Tribune, « Helen Keller would be IWW’s Joan of Arc », n’est pas ici traduit intégralement (et c’est en traducteur amateur qu’il l’a été, il faut en pardonner les maladresses). La version publiée sur le site des IWW et reprise sur libcom.org a fait référence, légèrement augmentée de quelques passages. Titre et intertitres ont été ajoutés.
Pour compléter cette présentation, on peut consulter la synthèse de Larry Portis, IWW, le syndicalisme révolutionnaire aux États-Unis, Spartacus, 2003 (première édition 1986) ; Franklin Rosemont, Joe Hill, éditions CNT-RP, 2008 ; Daniel Guérin, Le mouvement ouvrier aux États-Unis, Maspero, 1976 ; et voir Howard Zinn, Une histoire populaire américaine, première partie : Du pain et des roses, film de Olivier Azam et Daniel Mermet, 1h41, 2015.
Sur Helen Keller, on peut écouter l’émission de radio Là-bas si j’y suis du 26 décembre 2012, « Les vies radicales d’Helen Keller : sourde, aveugle et rebelle ». Ses mémoires sont publiées dans la Petit bibliothèque Payot : Sourde, muette, aveugle. Histoire de ma vie.
T. R.


Helen Keller : pour le syndicat, pour la révolution

Un entretien, rédigé par Barbara Bindley, pour le New York Tribune du 15 janvier 1916

J’ai demandé à Madame Keller de parler des étapes qui l’ont conduit à devenir l’intransigeante radicale qu’elle est publiquement aujourd’hui, loin de la figure douce et sentimentale des magazines féminins. « J’ai d’abord été croyante » commençe-t-elle à raconter, accédant avec enthousiasme à ma requête. « Je pensais que la cécité était un coup du sort. C’est alors que je fus mandatée pour contribuer aux travaux d’une commission sur les conditions de vie des aveugles. Pour la première fois, moi qui pensais que la cécité était une malédiction étrangère à l’intervention humaine, je découvre que de trop nombreux cas proviennent des mauvaises conditions de travail dans l’industrie, la plupart du temps causées par l’égoïsme et l’avidité des employeurs. Et qu’une société maléfique contribue à répandre. Je découvre que la pauvreté fait subir aux femmes une existence honteuse, qui s’achève dans la cécité.
Puis j’ai lu New worlds for Old d’HG Wells [1], des résumés de la philosophie de Karl Marx ainsi que son Manifeste. Et c’était comme si, après avoir été endormie longtemps, je m’éveillai à un monde nouveau – un monde différent de celui dans lequel j’avais vécu jusqu’alors.
Dans un premier temps, cela me déprima. » – dit-elle avec mélancolie – « Mais petit à petit ma confiance revint et je réalisais que le plus étonnant n’était pas que les conditions soient aussi mauvaises, mais que la société ait, jusqu’ici, progressé autant malgré cela. Et maintenant je prends part au combat pour changer les choses. Je suis peut-être une utopiste, mais les rêveurs sont nécessaires pour fabriquer du réel ! » Sa voix perçe presque, triomphante, et sa main trouve et agrippe mon genou, vibrante d’émotion.

Une lutteuse de nature

Je l’interroge : « Et vous sentiez-vous plus heureuse que dans le monde imaginaire que vous aviez conçu ?  »
« Oui », assène-t-elle avec détermination, la voix légèrement tremblante toutefois. « En réalité, même si c’est triste, c’est mieux que de se faire des illusions » (ceci étant dit de la part d’une femme pour qui toutes les choses terrestres sont ainsi). « Ce sont des chimères à la merci de n’importe quel coup de vent. Le vrai bonheur doit venir de l’intérieur, à partir des objectifs qu’on vise et de la confiance qu’on a dans ses semblables – et de ça, j’ai plus que je n’ai jamais eu. »
« Et tout ça vous est venu après que vous ayez terminé vos études ? N’y aviez vous jamais réfléchi lors de votre scolarité ? »
« NON ! » – ici, la fierté le dispute à la gêne – « La faculté n’est pas l’endroit où aller pour y forger des convictions. […] Je crois que j’ai poursuivi des études pour être éduquée », se reprend-elle avec plus de contenance, et riant doucement, « Je suis un exemple de l’éducation accordée aux générations actuelles : et c’est une impasse. Les écoles semblent adorer continuer à vivre dans un temps révolu. »
«  Mais vous savez, n’est ce pas », plaidais-je pour Madame Macy [2]et en son nom, « que vos enseignants avaient pour vous les meilleures intentions ? »
« Mais ils n’arrivaient à rien », réplique-t-elle. « Ils ne m’ont pas enseigné les choses telles qu’elles sont aujourd’hui, ou quoi que ce soit des préoccupations vitales du peuple. Ils m’ont parlé de la dramaturgie grecque et de l’histoire romaine, célébré les succès de la guerre, plutôt que ceux des héros de la paix. Par exemple il y avait une douzaine de chapitres sur la guerre quand il n’y avait que quelques paragraphes sur les grands inventeurs, et ça ne faisait qu’insister sur les cruautés de la vie, engendrant un idéal trompeur. L’Éducation m’appris que c’était une bien plus merveilleuse chose d’être un Napoléon que de créer une nouvelle variété de pomme de terre.
C’est dans ma nature de lutter quand je vois des erreurs qu’il faut corriger. Si bien qu’après avoir lu Wells et Marx, et appris ce que je devais, j’ai rejoins une section socialiste. J’avais pris la décision de m’impliquer. Et la meilleure des choses à faire me semblait de rejoindre un parti de combat et d’aider à sa propagande. C’était il y a quatre ans. Depuis, je suis devenue syndicaliste. »

Une wobblie

«  Une syndicaliste ? », lui demandais-je, surprise d’un tel sang-froid. « Vous ne voulez pas dire une wobblie [3] ? une membre des IWW ? »
« Si ! […] Je suis devenue membre des Industrial Workers of the World (IWW) parce que je me suis aperçue de la frilosité du Parti socialiste. Il a sombré dans la fange politicienne. C’est presque, voir tout à fait, impossible pour le parti de conserver son caractère révolutionnaire tant qu’il occupera une position gouvernementale et cherchera à s’y nicher. Le gouvernement ne défend pas les intérêts que le parti socialiste est censé représenter. »
« Le Socialisme est toutefois un pas dans la bonne direction », concède-t-elle à son auditrice sceptique. « La véritable tâche est d’unir et d’organiser les travailleurs sur des bases économiques. Et ce sont les travailleurs eux-mêmes qui doivent assurer la liberté pour eux-mêmes, leur puissance doit s’affirmer. » Mme Keller continue : « Rien ne peut-être acquis par l’action politicienne. C’est pour cela que j’ai rallié les IWW. »

Je l’interromps : « Mais quel événement vous a conduit à vous affilier aux IWW ? »
« La grève de Lawrence [4]. Pourquoi ? Parce que j’y ai découvert que le véritable projet des IWW n’est pas seulement d’obtenir de meilleures conditions, et de les obtenir pour toutes et tous, mais de les obtenir une bonne fois pour toute. » […] « La révolution est plus grande que n’importe quel parti et adviendra quand les travailleurs auront suffisamment gagné en force et puissance. J’ai rejoint les IWW parce que je ne pouvais me satisfaire de la politique des petits avantages du quotidien dont vous êtes partisane […]. Ce que nous voulons c’est un syndicat militant, une internationale syndicale ouvrière. Les armes restent le dernier recours. Les travailleurs peuvent faire bien plus en croisant les bras » – ajoutant le geste à la parole – « mettant ainsi le monde à l’arrêt. Et lorsque cela atteindra les quartiers généraux des patrons, ils ne pourront que présenter leur démission. »
«  Alors vous n’êtes pas pour la paix ? »
« Je suis pour la paix puisque je pense que les travailleurs peuvent obtenir gain de cause en mettant les mains dans les poches. Le monde serait alors leur. » […]

« Mais pour quoi plaideriez-vous : l’éducation ou la révolution ? »
« La révolution » affirme-t-elle résolument. « Nous naurons pas l’éducation sans révolution. Nous avons essayé d’éduquer à la paix depuis mille neuf cent ans et c’est un échec. Tentons la révolution et voyons voir ce que ça donnerait aujourd’hui.
Je ne suis pas pour la paix à tout prix. Je regrette cette guerre-ci, mais je ne regretterai jamais les flots de sang versés durant la Révolution française. Les travailleurs ont appris comment se dresser seuls. Ils ont appris une leçon qu’ils pourront appliquer pour leur compte hors des tranchées. Même les généraux ont témoigné des initiatives audacieuses prises par les ouvriers au combat. S’ils sont capables de ça pour leurs maîtres, vous pouvez être sûrs qu’ils pourront le faire pour eux-mêmes quand ils prendront leurs affaires en mains. Et n’oubliez pas que les travailleurs ont acquis leur discipline dans la guerre », complète-t-elle. « Ils ont contracté la volonté de combattre. Ma cause émergera des tranchées plus forte encore qu’elle ne l’a jamais été. Sous l’évidente bataille menée, une autre se déroule, invisible, pour la liberté humaine. »
[…] Et finalement, n’en tenant plus, et bien qu’elle soit une femme douce et frêle : « Je me fiche bien des semi-radicaux ! »

Peu à peu, tout du long de notre conversion, Helen Keller se consumait, l’exaltation marquait son visage, et ses yeux bleus et aveugles emplis de gloire elle me dit : « Je me sens par moment comme Jeanne d’Arc. Tout mon Être s’est élevé. Moi aussi, j’entends des voix me disant "Viens", et je veux les suivre, quel qu’en soit le prix, quels que soient les chefs d’accusation sous lesquels je me place. Prison, pauvreté, calomnie – m’importent peu. Car en vérité Il a dit : malheur à ceux d’entre-vous qui permettent aux plus faibles des miens de souffrir. »


Article rédigé par Théo ROUMIER, publié initialement sur "Mediapart" et repris ici avec l’autorisation de l’auteur.


[1H. G. Wells, aujourd’hui reconnu pour ses romans de sciences-fictions, était aussi un humaniste progressiste, membre du parti travailliste britannique. Il publie en 1908, New Worlds for Old, un essai rassemblant ses contributions sur l’organisation sociale.

[2Il s’agit d’Anne Sullivan, épouse de John Macy, l’éducatrice qui, à partir de 1887 enseigna à lire, écrire et parler à Helen Keller et vivra avec elle.

[3Selon Daniel Guérin, dans Le mouvement ouvrier aux États-Unis de 1866 à nos jours (Maspero, 1976), « les anarcho-syndicalistes, les wobblies, partisans de la seule action directe », ont hérité de ce nom, faisant référence à leurs fréquents déplacements, en train notamment : « Wobbly signifie, au sens propre : qui roule ou balance irrégulièrement de droite et de gauche. Il semble que le sobriquet ait été inventé par la presse bourgeoise pour tourner en dérision les IWW qui, au contraire, en ont tiré fierté. » Le mot est apparu en 1912 d’après Franklin Rosemont, Joe Hill, éditions CNT-RP, 2008.

[4Lancée le 11 janvier 1912, la grève des ouvrières et ouvriers de quatre gigantesques usines textiles de Lawrence (Massachusetts) s’étendit sur deux mois. 20 000 grévistes, femmes et immigrant.e.s, se mobilisèrent contre la baisse de leurs salaires, faisant mentir l’American federation of Labor (AFL) pour qui ces catégories de travailleurs et travailleuses étaient incapables d’une action consciente. « We want bread, and roses too/Nous voulons du pain, mais aussi des roses » : le slogan de la grève rappelait l’importance du combat pour la dignité et la volonté profonde de transformation sociale qui animait ces femmes et ces hommes. Pour tenir dans la durée, les enfants des grévistes furent mis à l’abri et pris en charge par des familles de militant.e.s de New-York. Menée par les IWW (et portée notamment par les syndicalistes Joseph Ettor et Arturo Giovanitti), la grève du faire face à une répression féroce. Malgré ça, elle fut victorieuse.