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Gérard Terronès. Mort d’un amoureux-militant du jazz



samedi 18 mars 2017,


Fulano


Culture Musiques Réflexions

Gérard Terronès, l’homme au chapeau, à l’activité incessante et à la fabuleuse foi en la musique est mort hier. Du Blues Jazz Museum à la Java en passant par le Gill’s Club, le Totem, Jazz Unité, les disques Futura puis Marge, les tournées, les nuits du jazz à Massy ou à la Mutualité... tous ces moments qui nous ont nourris. La tristesse est immense, comme elle le fut pour le départ de Dolo, l’âme de Dolo Music, en 2012 [1]. Les 2 étaient amis et du même bois dont on fait de la résistance aux musiques de Prisunic
Mieux qu’une "nécro", reprise de quelques éléments d’une interview publiée en 2015 sur le site djamlarevue [2]


- Que penses-tu de la scène actuelle d’après tes cinquante ans d’expériences dans le monde du jazz ?

Te dire tout de suite que dès 1965 le monde français du jazz m’a collé une étiquette sur le dos, ces deux mots « free jazz ». Je ne conteste pas du tout cette appellation que je revendique même aujourd’hui, mais comme tu vas longuement l’apprendre dans notre entretien je ne suis pas né avec cette musique car je viens de bien plus loin, du blues, des fanfares de la Nouvelle Orléans, et du jazz traditionnel. En général, je suis un peu dur avec les jeunes musiciens français et européens, parce qu’en tant que vieil amateur de jazz j’ai du mal avec la génération actuelle ; peut être aussi parce que professionnellement je dois protéger mon label et subvenir à mon existence uniquement dans le jazz. Tous les genres de musique – le rock, la variété, le folk, la musique classique et bien sûr le jazz ont évolué avec des approches différentes qui ont émergé au fil des générations. Je suis très attentif à ce qu’il se passe actuellement, je ne suis pas un nostalgique de mon passé, je me projette toujours vers l’avenir ; En ce sens je rejoins Louis Armstrong, Duke Ellington, Miles Davis et Herbie Hancock, entre autres…. Ce sont des créateurs qui ont reniflé l’air du temps, qui ont pris des jeunes musiciens et ont tout fait pour être adaptés à l’époque.

Ce que j’entends actuellement dans le jazz contemporain et les Musiques improvisée européennes ne me touche pas beaucoup, bien que je sois pourtant l’un des tous premiers non musiciens, avec le pianiste François Tusques, à avoir introduit et médiatisé le free jazz en France et en Europe dans les années 1960. Les jeunes musiciens français qui font de l’après Charlie Parker, ou du John Coltrane, et même du free jazz, devraient en toute logique inviter des vieux ! Si Ornette Coleman vient de nous quitter, Cecil Taylor, Joachim Kühn, Anthony Braxton, Peter Brotzmann entre autres sont encore vivants, David Murray et Archie Shepp habitent Paris... Ce sont tous ceux là qui ont fait le free jazz (rires) même si certains considèrent que c’est une musique de vieux, maintenant ! Mon principal reproche est que presque tout le monde se lance dans les musiques expérimentales ou fusionnelles mais en perdant tout lien avec les racines du jazz traditionnel. Je reçois des tas de disques de jeunes musiciens qui font du clonage, d’autres font du bruitisme, mais cette musique a été inventée par des musiciens classiques il y a bien longtemps !

- Tu ressens une forte tendance à regarder dans le rétroviseur chez la jeune génération de jazzmen ?

Il manque deux mots dans la musique actuelle : le mot swing et le mot blues. Dans le free jazz qui s’appuie sur moins de tempo régulier et vertical, pour privilégier une recherche de sons, de mouvements horizontaux, de distorsions, de nouveaux instruments etc., on perçoit quand même le swing - chez Sunny Murray ou Milford Graves par exemple. Là où il disparaît de plus en plus c’est dans les Musiques improvisées européennes. Ça ne me dérange pas, j’en programme fréquemment à la Java, mais il y a d’autres clubs, concerts, et labels qui font couramment ce travail.

Les jeunes musiciens essaient de changer les choses, mais il leur manque également l’approche sociale. Ce n’est pas de la sévérité contre cette génération, mais dans les formes musicales actuelles du jazz, je ne vois pas grand-chose de nouveau, sauf plusieurs métissages avec différentes cultures, ainsi qu’avec l’électro, mais avec très peu d’engagement politique, et de contestation du système. L’histoire actuelle du jazz ne me convient pas, je ne peux pas expliquer pourquoi, tout cela est un peu flou. Je retiens quand même la multiplication insensée de musiciens qui maitrisent parfaitement leurs instruments, qui peuvent s’exprimer dans diverses formes artistiques, et qui semblent pour la plupart faire le métier !

- Ton engagement anarchiste a une dimension contradictoire dans la mesure où tu es à la tête d’une entreprise commerciale...

Effectivement cela peut paraitre bizarre, mais dans d’autres domaines que la musique je ne suis pas la seule entreprise artisanale à naviguer dans cette mouvance anarchiste. Le ni Dieu ni Maitre, l’auto production, l’auto gestion, la gestion directe et celle du non profit en sont les principes de bases. Une autre contradiction : les Disques Futura et Marge dépendent officiellement de l’industrie phonographique en Registre du Commerce !

Cet engagement n’a pas été de tout repos, car le monde du jazz est une jungle qui représente seulement 2 à 3% du marché international des musiques, il est donc peu productif au plan économique : si je m’en suis tiré financièrement il ne faut pas oublier les difficultés que j’ai pu connaître avec notamment treize déménagements, quatre expulsions de domicile ! J’ai toujours protégé mes labels, payé mes factures, mais parfois au dépends de mes loyers ! C’est le danger de l’autoproduction, car volontairement je n’ai jamais souscrit à des subventions ou à des emprunts bancaires.

Aussi le fait de n’avoir jamais été limité qu’au jazz français m’a amené à m’intéresser à tous les jazz de la terre. Je suis un mondialiste, je ne défends aucun clan de jazz, cette ouverture m’a permis de survivre. Le problème c’est que je regarde trop souvent devant moi et très peu en arrière, j’ai besoin de créativité, je suis ennuyé en ce moment parce que je réédite des vieux disques vinyles en CD alors que je préférerais enregistrer des choses nouvelles ! Mais je n’ai pas le fric... La situation désastreuse actuelle du CD fait qu’un producteur indépendant de ma sorte ne peut pas prendre de risques sauf bien entendu s’il est subventionné, ou sponsorisé.

Enfin, et je parle avec ma longue expérience, j’ai vu le monde du jazz évoluer, notamment les musiciens. Par exemple, on n’entendait pas les musiciens des années 1950 ou 1960 parler de carrière comme maintenant. A cette époque on voulait faire de la musique, et tant mieux si on se faisait un peu de fric avec, et si on pouvait en vivre. Désormais, tu entends trop de musiciens parler de leur carrière…


Lire aussi le papier de Francis Marmande sur Le Monde