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Désinstituer l’imaginaire de la civilisation capitaliste



lundi 1er mai 2023,


Jean-Marc Royer


Copinage International Réflexions Social

Il a surgi des profondeurs de la mémoire les quelques remarques suivantes concernant l’analyse de Mai 68 et ce qui en reste dans la théorie politique.

De quelques prémisses aux « évènements »

Quelques mois avant cet évènement politique majeur, des grèves ouvrières déterminées avec occupation et parfois séquestration de la direction de site, notamment à Lyon et Nantes [1] avaient préfiguré ce qui allait advenir. Mais stricto sensu, c’est ce qui s’est produit dans la jeunesse qui a été le déclencheur du mouvement de mai 1968. Il n’est pas question ici d’en faire une histoire exhaustive, mais d’en dégager un des aspects passé sous silence, eu égard à son importance stratégique.
Dans le milieu étudiant, une frange active s’était politisée et structurée dans son opposition à l’impérialisme états-unien qui sévissait en particulier au Vietnam, avec toute sa puissance mortifère : du bombardement des digues en hiver pour provoquer des inondations à la saison des pluies suivante, aux nombreux massacres racistes dans les villages et à l’usage du napalm, en passant par les bombes à billes et les mines anti-personnelles. Ces armes furent largement utilisées, sans oublier l’usage de l’agent orange – un herbicide mis au point par Monsanto et Dow Chemical (deux entreprises qui ont participé à la création de la bombe atomique) – dont les effets morbides et délétères perdurent depuis un demi-siècle.
À la rentrée de 1967, à Antony en région parisienne, l’interdiction de la mixité dans les bâtiments des cités universitaires et quelques « bavures policières » avaient hâté le surgissement politique d’une classe d’âge dont le nombre et les préoccupations étaient déjà, en soi, un fait social propre au xxe siècle. En effet, tout comme il y eut une apparition de l’enfance au xviiie siècle, on peut dire que l’allongement continu de la scolarité depuis la fin du xixe a engendré un phénomène social qui n’existait pas auparavant : l’adolescence. Après-guerre, dans le maelstrom des plans Marshall et de la reconstruction, cela fut perçu comme la promesse d’un nouveau marché solvable à travers la diffusion de la musique, de « biens culturels » et de modes de vie spécifiques. Comme, de plus, cette classe d’âge était particulièrement nombreuse et que son avenir n’était pas écrit d’avance comme ce pouvait être le cas dans les siècles passés, les facultés ont été submergées en nombre et en espoirs qui allaient vite buter sur la réalité sociopolitique que le capitalisme proposait, surtout après qu’il eût intégré à sa manière les leçons de ce qui fut alors dénommé « les évènements ».
Quoiqu’enrobés d’un prestige technophile et progressiste omniprésent, la télé, les arts ménagers et Moulinex ne libéraient personne et nous en avions tous parfaitement conscience. À ce moment-là, le plus grand nombre des étudiants et des lycéens formulait ainsi ses critiques : la société de consommation et l’argent corrompent toutes les relations humaines. Aussi simple et générale qu’elle paraisse, cette intuition n’en était pas moins pertinente, au point d’en garder toute son actualité aujourd’hui. Mais au fond, ce qui portait cette critique, c’était une révolte issue des désastres déniés, refoulés et non apurés de « la guerre de trente ans » (1914-1945) ainsi que l’avenir mesquin que l’on nous proposait. Parmi les tous premiers slogans repris en cœur dans les rues, il y eût « Nous sommes tous des juifs allemands » (le gouvernement empêchait le retour en France de Cohn-Bendit), puis le célèbre « CRS-SS ». Le retour du refoulé traverse toujours les générations ; cela faisait de celle d’après-guerre (dont on rabâche sans cesse qu’elle fut privilégiée) l’héritière des signifiants des plus douloureuses expériences de déshumanisation que le monde ait peut-être jamais connues.

COMMENT, EN QUELQUES MOTS, RÉSUMER LES « ACQUIS DE MAI 68 » ?

1 - Ce qui fit évènement, ce fut le défi massif et violent que le mouvement étudiant et la jeunesse ouvrière ont opposé à un pouvoir qui était considéré comme indétrônable depuis qu’il s’était doté d’une nouvelle constitution présidentielle et d’un général élu au suffrage universel. Or, c’est la violence dans la rue qui a fait reculer ce pouvoir, ce qui a ensuite engendré ce qui restera désormais dans l’histoire comme le plus grand mouvement de grève ouvrière de l’Occident industrialisé. À ce moment-là, cet État fort et conçu comme tel, a trébuché sur la jeunesse en révolte alors que même les ordonnances prises contre la sécurité sociale à l’été 1967 n’avaient pas entraîné une résistance ad hoc.

2 - L’extrême violence utilisée par les jeunes pour protester contre la répression, et peu de temps après, les occupations d’usines parfois accompagnées de séquestrations, ont suscité un illégalisme de masse que les directions syndicales et politiques se sont rapidement efforcées de contenir, tout comme l’influence politique d’un mouvement étudiant baptisé « gauchiste » alors qu’il était autrement plus diversifié.

3 - Tous les lycées, toutes les facultés, de très nombreuses institutions et usines, bref, toute la société fut le théâtre d’une expérience permanente qui, à un titre ou à un autre, fut la plus grande expérience de « démocratie directe » de toute l’histoire de l’Occident moderne.

4 - Comme les assemblées, les commissions, les comités d’action, etc. siégeaient sans désemparer un peu partout, la politisation, notamment de la jeunesse, est allée grand train. En quelques mois, ce fut une école de formation politique sans aucun équivalent. Cela fut possible car la non-intervention des forces de l’ordre dans les facultés et les lycées (une tradition multiséculaire aujourd’hui foulée au pied) a permis des occupations longues puis, à la rentrée de septembre, des assemblées générales régulières dans des amphis réquisitionnés pour quelques heures sans que l’administration s’y oppose.

5 - Mais voici le principal. « Lorsque la vie élémentaire du pays n’est plus assurée… et qu’il est au bord de la paralysie » comme l’a dit de Gaulle le 24 mai, lorsque la quasi-totalité d’une société est arrêtée, qu’elle ne peut plus fonctionner comme avant, alors l’imaginaire de tout un chacun – qui d’ordinaire, étaye toute civilisation capitaliste – s’effondre car il n’a plus aucune efficience dans une société bloquée ; il en devient même une ineptie. Ceci est la seule manière d’expliquer cet enthousiasme politique communicatif et festif qui s’est propagé à grande vitesse dans tout le corps social et qui a longtemps survécu à ces quelques mois de révolte. Le renversement de l’ancien imaginaire [2] – structuré par la rationalité calculatrice et transgressive – a retenti comme un formidable « coup de tonnerre social » qui s’est rapidement propagé. Sa diffusion a pris les proportions d’un fait social total qui a labouré les inconscients en profondeur.
C’est pourquoi il fallait absolument remettre le fleuve dans son lit et faire oublier cette dimension exceptionnelle des évènements à l’ensemble de la population qui les avait vécus. Les publicitaires, toujours en quête de nouveautés permettant d’emballer la marchandise, furent les premiers à réduire Mai 68 à une « révolution des mœurs », ce que tout l’appareil idéologique allait promptement ressasser pendant des lustres [3]. Comme toujours, la reconstruction idéologique d’un fait historique dérangeant prend la forme d’une pyramide renversée qui tient sur une pointe de vérité.
En réalité, « Mai 1968 » fut une désinstitution profonde et massive de l’imaginaire rationnel/calculateur qui est au fondement du capitalisme. Ce sont les tréfonds de cet ordre qui ont alors vacillé, ce que beaucoup sont encore dans l’incapacité de voir, de comprendre ou d’accepter, et qui constitue une question politique, théorique et anthropologique majeur. Il y eut une raison supplémentaire au travestissement de ce fait social : il a participé d’un des éléments qui permettent de caractériser une situation comme potentiellement révolutionnaire du point de vue historique.

6 - En outre, pendant quelques jours, entre le 26 et le 30 mai, le pouvoir s’est dissous, cela sentait l’affolement et la peur à plein nez « dans les palais de la république » et il n’y avait plus personne dans les ministères. Tous, dircab, conseillers et larbins encostumés s’étaient envolés comme par enchantement et les fantasmes allèrent bon train : Malraux et Debré, photographiés la main dans la main et encore tout émus sur la place de l’Étoile, furent intimement persuadés d’avoir échappé le 30 mai à un remake de la prise du palais d’Hiver. Le pouvoir s’était à ce point évanoui que de Gaulle a redouté un moment une décision du conseil constitutionnel habilité à constater la carence du pouvoir. D’ailleurs, son escapade secrète en Allemagne, dont on a su beaucoup plus tard qu’elle avait concerné l’ensemble de sa famille qu’il voulait mettre à l’abri, ressemble à ces évènements rocambolesques qui n’arrivent que dans ce genre de situation historique.

7 – Mais la très étroite inféodation du PCF (et par conséquence de la CGT) au PC soviétique de l’époque a eu raison de cette révolte. En effet, il faut se souvenir que Moscou voyait de Gaulle comme un « rempart » contre l’ambition des États-Unis, ce que ce dernier a « confirmé » en fermant les bases militaires états-uniennes de France, en se désaffiliant de l’Otan et en soutenant le mouvement des pays non alignés. En 1945 déjà, c’est pour préserver cette partition du monde en zones d’influences décidée à Yalta que ces mêmes staliniens français ont désarmé les résistants FTP pour finalement les transformer… en toutes nouvelles Compagnies républicaines de sécurité, les CRS. C’est ce qui est encore appelé le compromis gaullo-communiste, issu de la seconde guerre mondiale, et destiné à faire oublier les collaborations des uns et des autres. Il n’était donc pas question de mettre en cause ce partage du monde en Mai 68, d’autant que les jeunesses pouvaient également affaiblir le monopole de représentation politique et syndical du stalinisme ici même.

8 - En dissolvant l’assemblée nationale le 30 juin, de Gaulle a fait d’une pierre deux coups. Il a intronisé le « communisme » en un ennemi putatif qu’il connaissait bien pour l’avoir déjà circonvenu après guerre, ce qui a permis d’appeler « la majorité silencieuse » (de la droite à l’extrême droite) à manifester sur les Champs Elysées, puis à constituer les comités de défense de la République (CDR) qui, avec le service d’action civique (SAC), ont recyclé des « barbouzes », des néo-fascistes et quelques truands contre les « dangers du péril rouge » : la réaction fut à la mesure d’une des plus grandes trouilles bourgeoises de l’histoire de ce pays. En face, les staliniens et autres sociaux-démocrates ont saisi cette proposition de nouvelles élections législatives pour siffler la fin d’un mouvement qui les débordait largement, pensant y gagner quelques sièges de députés. Las, la déculottée fut sévère. Parallèlement, la teneur des accords de Grenelle avec les syndicats allait permettre de faire rentrer la « classe ouvrière » dans les ateliers de son aliénation quotidienne [4], alors que les augmentations de salaires consenties allaient être rapidement reprises grâce à l’inflation et à la dévaluation de 11% du franc à l’été 1969. L’institutionnalisation des sections syndicales dorénavant financées par les directions d’entreprises allait faire le reste, c’est-à-dire précipiter leurs inexorable déclin.

9 - Passer sous silence, comme c’est trop souvent le cas, le solide barrage qu’ont constitué à l’époque le PCF et la CGT, c’est se condamner à ne pouvoir expliquer l’échec de la plus importante grève de tous les temps autrement que par des causes internes à ce mouvement, c’est ouvrir un boulevard aux ratiocinations et aux caricatures historiques et politiques qui n’ont pas cessé depuis lors. Au fond, ce qu’il s’agit essentiellement de masquer depuis plus d’un demi-siècle, c’est qu’il pourrait se reproduire une destitution massive de l’imaginaire en résonnance avec ce capitalisme lorsque les rouages politiques, économiques et idéologiques habituels seront à nouveau volontairement bloqués. C’est là que gît un énorme potentiel de destitution du capitalisme et c’est la raison pour laquelle la place de l’imaginaire est centrale dans la critique radicale. Non que cela soit suffisant, mais c’en est le point de passage obligé et la plupart du temps passé sous silence.

10 - Lorsque l’ancien monde est volontairement arrêté dans sa course folle vers l’abîme, débute alors une expérience proprement renversante qui nous conduit à constater quotidiennement qu’il est non seulement possible de vivre autrement, mais que, de plus, le goût de la vie, de la beauté et de l’amour revient nous submerger, pour notre plus grand plaisir, parce qu’il a toujours été là, inscrit en nous. Et de constater aussi, summum de la surprise, qu’il en va majoritairement de même chez autrui, ce qui pouvait se lire dans les yeux brillants des passants de tous âges, sur les places en 2011, en avril et mai 2016, au printemps 2018 et en ce début d’année 2023. Cette place fondamentale de l’imaginaire chez tous les êtres humains nous conduit à dire que le « grand soir » restera toujours « un horizon de haute nécessité » comme l’aurait écrit Edouard Glissant. Mais, contrairement à ceux qui en souhaitent l’obsolescence en pointant à juste titre sa fétichisation passée, il sera plutôt nécessaire d’en entretenir la flamme durant des années, car destituer un système qui a été intériorisé depuis plusieurs siècles ne se fera pas en un seul soir, d’autant qu’il sera compliqué de rebâtir sur le terrain de ruines empoisonnées qu’on nous a léguées : de nombreuses nuits seront nécessaires, qu’on les passe debout ou pas.

PS : Même si à peu près tous les termes du débat ont à présent changé, il n’en reste pas moins que cette analyse de « Mai 68 » comme effondrement temporaire de l’imaginaire dont se soutient la civilisation capitaliste (lorsqu’elle est volontairement stoppée) donne un autre horizon à des questions qui ont traversé la théorie politique depuis le xixe siècle. En effet, lorsque ce type de société est entièrement bloqué – entraînant de facto une destitution de l’imaginaire structuré par la rationalité calculatrice qui la caractérise – il s’en suit une profonde modification des rapports non seulement entre les êtres humains, mais aussi de ceux qu’ils entretiennent avec le monde. Sans pour autant y mettre un nom, tous les participants de « mai 68 » auront vécu cette « expérience » intense et profonde au point qu’elle restera gravée à jamais dans leur mémoire.
Ces fragments d’anthropologie politique ne closent évidemment pas la question des rapports entre aliénation et conscience de classe, mouvement ouvrier et intellectuels, rapports de force avec l’État et organisation ad hoc, mais en tous cas ils font un sort aux politiques qui ne se soutiennent que de la seule économie politique dans l’analyse d’une situation.

Jean-Marc Royer, le 28 avril 2023.


[1En 1967 et au début de 1968, il y eût de nombreuses grèves ouvrières, dont les plus célèbres Rhodiaceta, Lyon Feyzin… voir à ce sujet le document de l’INA « Mai 68 : les mouvements sociaux à Lyon et à Grenoble », Rhône Alpes actualités - 20.05.1968.

[2Toute civilisation repose sur un imaginaire qui lui est propre. Lire à ce sujet « capital et mode de connaissance scientifique moderne : un imaginaire en partage, Carnets de réclusion #6 », lundimatin#277 du 1er mars 2021. L’imaginaire dont il est ici question n’a rien à voir avec les représentations subconscientes, encore moins avec ce que Maurice Godelier baptise du même nom, mais il est à comprendre dans l’articulation qu’il permet entre deux ordres profondément hétérogènes : le Réel et le Symbolique. Plus concrètement illustré : l’imaginaire africain il y a encore 35 ans était autrement structuré que celui d’un européen.

[3Cette réduction sémantique et idéologique participe de la réinterprétation bourgeoise de toute révolte ou révolution mise en échec. C’est pourquoi ressasser ad nauseam que Mai 68 fut « récupéré », c’est hurler avec les loups, c’est contribuer à en masquer la radicalité et c’est surtout être aveugle à ce qui s’est ensuite réellement tramé : une contre-révolution internationale des néolibéraux dont il n’est pas possible ici de détailler les caractéristiques. Cf. par exemple à ce sujet « l’Anschluss de la RDA, une réussite néolibérale spectaculaire, Carnets de Guerre #2 paru dans lundimatin#337, le 2 mai 2022.

[4Cf. à ce sujet le célèbre documentaire qui dépassait les intentions de leurs auteurs, Pierre Bonneau et Jacques Willemont : « La reprise du travail aux usines Wonder », https://www.youtube.com/watch?v=ht1RkTMY0h4 .