Il existe à présent de nouveaux défis historiques qui surpassent de loin ceux des deux derniers siècles, au point que l’on pourrait dire que nous sommes menacés à court, moyen et long terme par un quintuple « état d’exception » : écologique, climatique, pandémique, socio-économique, sécuritaire et guerrier. En fait, c’est la pérennité du vivant ici-bas qui est en jeu.
Dans ces conditions, attendre la ixième crise du capitalisme censée entraîner son effondrement définitif devient irresponsable dans la mesure où, ainsi que semblent nous l’annoncer quelques évènements, nul n’en sortira indemne malgré les phantasmes transhumanistes, survivalistes ou post-apocalyptiques. Mais aussitôt surgissent les interrogations suivantes : alors que le constat de ce péril systémique fait maintenant l’objet d’un large consensus, pourquoi n’existe-t-il aucun mouvement d’opposition théorique et politique à la hauteur de cette funeste perspective ? Si une telle situation ne résultait que d’une « fausse conscience », comment se fait-il qu’elle ait présidé aussi longtemps à la manière de dépeindre un ordre si destructeur et si déshumanisant ? Pour rendre compte du fait que ces rapports de production durent depuis aussi longtemps, on ne peut en inférer qu’à l’existence d’un étayage puissant et inconscient. Mais là réside un autre impensé de taille évoqué par ailleurs : l’essence du capital – à savoir la mort – est non seulement rétive à l’analyse, mais s’y oppose. Et quoi de plus humain que de s’en tenir à distance ?
Si nous ne pensons pas que la critique radicale détient le pouvoir magique de changer le cours des choses, ni de parer à la division du sujet, nous sommes tout du moins persuadé qu’à défaut d’un effort de clarification largement partagé, toutes les révoltes qui ne manqueront pas de se produire face aux états d’exception en cours ou qui s’annoncent, seront condamnées à l’échec répété. Dans ces conditions, comprendre à quel Imaginaire [1] tient encore cette civilisation, comment il s’y s’articule et pourquoi il s’agit aussi de son talon d’Achille, pourrait permettre de résoudre la question du fondement subjectif du capitalisme tout en rallumant quelques étoiles dans la nuit, debouts en gilet jaune.
Pour commencer, il est apparu important de préciser brièvement certains termes et notamment de distinguer entre savoirs et connaissances, ces dernières relevant d’une élaboration intellectuelle alors que les savoirs se situent du côté de l’expérience vécue et accumulée depuis des siècles. Or ces savoirs vernaculaires ont été progressivement défaits, puis perdus, lorsque les êtres humains ont été massivement prolétarisés et astreints à une vie urbaine hors sol, ce qui laissait la voie libre à la domination d’un seul mode de connaissance, celui des disciplines scientifiques en voie de constitution [2]. Parallèlement, les « vérités » véhiculées par les religions instituées reculaient elles aussi, phénomène qui, conjugué à l’expansion thermo-industrielle, généra une vision positive de la perte de ces savoirs séculaires ; cela devint même l’un des emblèmes fondateurs de ladite « modernité » [3], au point que dans les années 1960 encore, une des injures proférées entre automobilistes consistait à traiter l’autre de « pov’ paysan » ou de « péquenot ». Que des connaissances aient invalidé certains savoirs ou aidé à se défaire de quelques croyances n’est pas contestable, mais il s’agit là d’un autre débat.
De même, il existe une différence fondamentale entre le Réel (qui échappera toujours à toute tentative d’en rendre compte de manière exhaustive [4]) et la réalité. Cette dernière n’est rien d’autre que le Réel que les êtres vivants perçoivent avec leurs sens, recouvrent de leurs affects [5] et symbolisent à travers leurs langues afin de le décrire. Mais tout désir d’exhaustivité dans la description s’avèrera inexorablement chimérique, c’est pourquoi Jacques Lacan a déclaré que le Réel échappe toujours, que le Réel c’est l’impossible, même si l’Occident a fantasmé son appropriation à travers toutes sortes de « lois » (physiques, chimiques, optiques…), fussent-elles efficaces pour effectuer certains travaux ou avancer certaines prédictions. On lui impute aussi cette jolie formule : « La réalité, c’est la grimace du Réel ».
Si la critique se veut pertinente, elle se doit de s’adresser à son époque, de comprendre ce qui fait sa pérennité et d’identifier les nouveaux obstacles à l’émancipation sous peine de redites sclérosantes. L’analyse du mode de connaissance scientifique, qui participe de cette démarche, n’a pas pour objectif de rejeter celui-ci, ni d’en stigmatiser tel ou tel usage, mais de comprendre en quoi il contribue à la pérennité d’un monde qui court à sa perte.
Nota : Ce texte, le chapitre d’un manuscrit en cours, étant très long et peu aisé à la lecture sur un site, nous vos donnons la possibilité de le télécharger.
Découpage :
- 1 - Comment l’Imaginaire occidental fut progressivement structuré par la rationalité calculatrice
- 2 - Cette rationalité calculatrice trouvera sa concrétisation théorique finale dans le mode de connaissance scientifique moderne
- 3 – Ainsi, c’est de manière intrinsèque que le mode de connaissance scientifique est triplement transgressif
- 4 - La transgression fondamentale que le mode de connaissance scientifique moderne induit, c’est celle du respect inaliénable dû à la vie.
- 5 - Le mode de connaissance scientifique en lieu et place du religieux, un paradoxe vraiment improbable ?
- 6 - Un point de théorie critique : réintégrer l’Imaginaire Lacanien et la psychanalyse dans l’Histoire
- Deux remarques supplémentaires
- Annexes