À l’heure où l’on apprend que les idées de Murray Bookchin [1] sur le municipalisme libertaire inspireraient tant les organisations kurdes de Turquie emmenées par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et son chef Abdullah Öcalan que les combattants du Rojava en Syrie [2], il est intéressant, sur un site syndicaliste, de s’interroger sur ce que Bookchin pensait du syndicalisme.
Dans ses écrits antérieurs à 1992, on savait que Bookchin ne plaçait pas ses espoirs de transformation sociale dans le syndicalisme, encore moins dans l’anarcho-syndicalisme, la chose lui paraissant dépassée dans ses formes d’organisation et d’action comme dans son projet de société [3]. Sans mépriser la lutte ouvrière, sans non plus la cantonner dans un rôle secondaire, Bookchin la considérait comme un front de lutte populaire parmi d’autres. En 1992, dans une étude d’une trentaine de pages intitulée « Le spectre de l’anarcho-syndicalisme », Bookchin se lance dans une virulente critique de l’idée et ses prétentions hégémoniques [4].
L’accusation
Le réquisitoire de Bookchin pourrait tenir dans cette phrase :
« De fait, loin d’être surtout individualiste ou surtout dirigé contre une forme particulière de domination de classe, les moments de l’histoire ou l’anarchisme a été le plus créatif et le plus provocateur sont ceux où il se concentrait sur la commune plutôt que sur ses composantes économiques telles que l’usine et, au-delà, lorsque les formes d’organisation confédérale qu’il élaborait se sont basées sur une éthique de complémentarité plutôt que sur un système contractuel de services et d’obligations » [5].
Pour ce qui doit être rapporté à la théorie, l’anarcho-syndicalisme aspire « à l’hégémonie idéologique » sur l’hypothèse libertaire excluant toutes les autres tendances anarchistes notamment le communalisme alors qu’il est de celles « les plus repliées sur elles-mêmes » [6]. Bookchin ne néglige pas les conflits de classes et le rôle que peuvent jouer les syndicats dans le règlement des problèmes économiques, mais il reproche aux anarcho-syndicalistes de remplacer « la vision large d’un anarchisme communautaire, éthique, universaliste et antidominateur, aspirant à la liberté dans tous les domaines de l’existence, par leur propre vision limitée » [7]. Avoir voulu être « un équivalent à l’anarchisme lui-même » explique peut-être que l’anarcho-syndicalisme « n’existe plus dans le prolétariat » [8].
L’anarcho-syndicalisme prétend aussi à « l’hégémonie prolétarienne » sur l’ensemble de la société [9] or, écrit Bookchin en 1990, les temps ont changé, la classe ouvrière « s’est complètement industrialisée, au lieu de s’être radicalisée comme l’espéraient pieusement les socialistes et les anarcho-syndicalistes », « en tant que classe, le prolétariat est devenu le partenaire de la bourgeoisie et non plus sont antagoniste inflexible » [10]. Il estime que la classe ouvrière doit passer de préoccupations de classe à des préoccupations humaines : « l’“humanisation” de la classe ouvrière, comme de tous les secteurs de la population, dépend de façon décisive de la capacité des travailleurs à dépasser leur sentiment d’appartenance à la classe ouvrière et à progresser au-delà de leur conscience de classe et de leur intérêt de classe, vers une conscience communautaire, celle de citoyens libres qui seuls pourront instaurer une société future morale, rationnelle et écologique » [11].
Cette idéalisation de la lutte des classes, à l’égal du marxisme, le conduit dans la même impasse parce que « la lutte des classes va rarement jusqu’à la guerre des classes, et le militantisme social explose rarement en révolution sociale » [12]. L’anarcho-syndicalisme adhère à « une approche économiciste » de l’histoire : le capitalisme dans sa recherche du profit s’étouffe à force de centralisation de ses moyens de production et finit par exploser sous la pression de la classe ouvrière organisée [13].
Sur ces bases théoriques, le contrôle ouvrier du lieu de travail se fait aux dépens de l’assemblée générale des citoyens de la commune. Il génère un égoïsme ouvrier, un patriotisme de l’entreprise qui conduisent à la renaissance du marché et de la concurrence. Bookchin donne comme exemple la Confédération nationale du travail (CNT) qui, en 1936 en Catalogne, en prenant la direction des usines, aurait entravé l’autogestion par les assemblées populaires. L’expérience de la collectivisation se serait dissoute en une nationalisation voire « un néo-capitalisme ouvrier » [14],
Par la suite, l’anarcho-syndicalisme n’a pas su s’inscrire dans le monde moderne, il s’est marginalisé en ne voyant pas venir les « questions transclassistes totalement nouvelles qui concernent l’environnement, la croissance, les transports, l’avilissement culturel et la qualité de la vie urbaine en général » mais également « les dangers de guerre thermonucléaire, l’autoritarisme étatique croissant et finalement la possibilité d’un effondrement écologique de la planète » [15]. Il a ignoré des questions vitales devenues aussi importantes que le rapport salariat-patronat pour la contestation des structures hiérarchiques, telles les luttes « basées sur la race, le sexe, la nationalité ou le statut bureaucratique » [16].
Présenter comme cela, Bookchin livre de vraies interrogations, émet une opinion discutable mais alimentant le débat sur la modernité du syndicalisme et du communisme. Peut-on faire l’impasse sur la concurrence entre l’assemblée populaire de la commune et l’assemblée des travailleurs dans l’entreprise [17] ? Qui contestera la quasi disparition de l’anarcho-syndicalisme malgré sa résurgence mainte fois annoncée [18] ? Le hic vient de ce que Bookchin étaie ses points de vue avec des considérations historiques, théoriques, factuelles plus que contestables. Il affirme mais ne démontre pas ; fait preuve d’une grande ignorance de la théorie de l’anarcho-syndicalisme, de ses pratiques et de son histoire au point que le lecteur averti mettra en doute sa bonne foi. Il est imprécis sur les concepts ; recourt à des postulats éculés pour asséner des jugements péremptoires ; se répète faute d’arguments [19].
La défense
Dans l’ouvrage Anarcho-syndicalisme & anarchisme, l’article de Bookchin est suivi, en réponse, de trois plaidoiries autorisées. Marianne Enckell, animatrice du Centre international de recherches sur l’anarchisme (CIRA) [20], lui règle son compte en trois pages :
« Nous avons ici un texte de Murray Bookchin bien discutable, naviguant entre l’anachronisme, la confusion sémantique et la polémique abusive… ». « C’est chercher mauvaise querelle aux anarcho-syndicalistes que de leur attribuer pour seul objectif le contrôle ouvrier de la production » [21].
Marianne Enckell atténue la peine par une observation qui conserve, à ce jour, toute sa pertinence :
« L’auteur n’est pas seul en cause : il témoigne d’un problème socio-culturel plus général, de différence des structures d’organisation et des cultures ouvrières entre pays latins et anglophones » [22].
Daniel Colson, universitaire et libertaire [23], et Jacques Toublet, militant du Syndicat des correcteurs de la Confédération générale du travail (CGT) [24], détaillent. Le premier explique à Bookchin ce que fut réellement « l’ouverture humaine des expériences anarcho-syndicalistes » au sein de la Fédération des bourses du travail de Fernand Pelloutier [25]. Jacky Toublet s’afflige de voir un militant qu’il respecte procéder à « l’éreintement complet de l’anarcho-syndicalisme » : « cette attaque contre l’anarcho-syndicalisme est d’une violence de ton et d’une malveillance égale à celle adoptées par les sectes d’ultra-gauche et les marxistes-léninistes à l’encontre de… l’anarchisme » [26]. Lui aussi revient sur les bourses du travail et habilement les inscrit dans le schéma du municipalisme libertaire :
« La Bourse du travail était conçue par les anarchistes syndicalistes comme une municipalité populaire, ouvrière, dressée en face de l’hôtel de ville de la république bourgeoise » [27].
Quant au fait que le syndicat n’aurait que des préoccupations économiques avec pour finalité l’hégémonie des producteurs, Toublet rétablit une vérité dont on s’étonne que Bookchin ne l’ait pas connue puisqu’elle fait l’originalité du syndicalisme révolutionnaire comme de l’anarcho syndicalisme :
« Les anarcho-syndicalistes n’ont pas négligé la commune ; au contraire, ils en ont fait un des deux éléments indispensables à la disparition de l’État politique » [28], l’autre étant le syndicat pour la production et la distribution des biens et services.
Ces citations touchent au cœur la méconnaissance de Bookchin de la théorie syndicaliste révolutionnaire, plus encore de celle de l’anarcho-syndicalisme si l’on doit les distinguer [29]. De la méconnaissance aussi de l’histoire de la CGT des origines. Ces défaillances nuiront à la diffusion de ses idées. Si l’on excepte l’épineuse question, pour les anarchistes, de la participation aux élections municipales comme stratégie [30], son municipalisme libertaire, en première analyse, s’approche du syndicalisme révolutionnaire si bien qu’on peut se demander s’il ne réinvente pas quelques grands principes élaborés à la fin du 19e siècle et au début du 20e [31]. Bookchin aurait avantageusement clarifiée, enrichie et fortifiée sa proposition s’il était allé voir de plus près ce que fut la CGT française comme la CNT espagnole plutôt que de dénigrer l’une et l’autre sans un examen approfondi car, que ce soit les bourses du travail en France ou les collectivisations en Espagne, leur œuvre constructive reste mémorable et jamais égalée dans leur radicalité.
Parce que la philosophie de Bookchin ne se limite pas à ce regrettable article sur le spectre de l’anarcho-syndicalisme