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Alors, qui est le Nègre ? ...



lundi 19 juin 2017,


Imbert Robert


Culture International Réflexions

En février 2017, sortait aux USA le documentaire de Raoul Peck : " Je ne suis pas votre nègre " (I am not your negro), dans lequel résonnent les mots puissants de l’écrivain afro-américain James Baldwin, qui, toute sa vie dénonça l’obsession fatale d’une sociétée pour la couleur de peau, d’une société jamais guérie de l’exclusion et de la violence raciale [1].

Noir et homosexuel, James Baldwin explora les non-dits et les tensions sous-jacentes des sociétés occidentales, comme de l’Amérique du milieu du XXe siècle, sur les distinctions raciales, sexuelles et de classe. Il questionna sur les pressions sociales et psychologiques qui entravent non seulement l’intégration des Noirs, mais aussi celle des homosexuels ou des bisexuels.
Révolté par le racisme et les préjugés en vigueur dans son pays, comme un certain nombre d’intellectuels ou de musiciens, il s’installera à Paris en 1948, mais rentrera aux États-Unis en 1957 pour s’impliquer dans le mouvement des droits civiques naissant [2].

"Qui est le Nègre ? ..."

Pour introduire à la pensée et à la construction intellectuelle de Baldwin, on peut relire une interview qu’il donna à San Francisco en 1963 [3] et qui pose de manière limpide la question centrale du rapport Noir / Blanc exposée dans le documentaire de Raoul Peck [4].

Ce que vous dites à propos d’une personne quelconque, vous révèle vous...
Ce que je pense de vous en tant qu’être humain, est dicté par mes propres nécessités, ma propre psychologie, mes propres peurs et mes propres désirs.
Je ne suis pas en train de vous décrire quand je parle de vous... je me décris moi-même !
A présent dans ce pays, nous avons ce terme, "Nigger" qui, je vous le fais remarquer au passage, n’a son équivalent dans aucun autre pays. C’est nous qui avons inventé le "Nigger". Ce n’est pas moi qui l’ait inventé. Les Blancs l’ont inventé.
J’ai toujours su pour ma part... il m’a fallu dès l’âge de dix-sept ans savoir que ce que vous décriviez en employant ce mot n’avait rien à voir avec moi, que ce dont vous aviez peur n’avait rien à voir avec moi. Il devait s’agir d’autre chose. Vous aviez inventé le terme... Il s’agissait donc de quelque chose dont vous aviez peur et dont vous m’avez investi... Et si c’est ainsi, ce que vous pouviez me faire avant - je le pense vraiment ! - vous ne pouvez plus me le faire aujourd’hui. Je n’ai plus rien à perdre...

Je sais... et, je l’ai toujours su... je dis bien je l’ai toujours su - et cela fait partie de l’agonie - que je n’étais pas un Nigger. Mais, si je ne suis pas un Nigger... et s’il est vrai que ce que vous décrivez vous décrit vous-même... Alors, qui est le Nigger ?... Ce n’est pas moi la victime ici...

Je sais parfaitement distinguer une chose d’une autre. Je sais que suis né, que je vais souffrir et que je vais mourir... La seule façon de traverser l’existence est d’avoir conscience des pires facettes de la vie... J’ai su que... j’étais personnellement plus important que n’importe quoi d’autre... que n’importe quoi d’autre... Je l’ai appris car il m’a fallu l’apprendre.

Mais toi, tu penses encore, d’après ce que je comprends, que le Nigger est nécessaire... Mais, il n’est pas nécessaire pour moi... c’est donc qu’il t’est nécessaire à toi... Je te renvoie à TON problème : TU es le Nigger, bébé, pas moi !..."

"Je te renvoie à TON problème"…

En 3 minutes, les bases menant au rejet sont exposées : comment la peur de l’autre se traduit par sa nomination. La manière dont le Blanc, ici Protestant à la peau blanche originaire des îles Britanniques et héritier de cette tradition culturelle, décrit le Noir est bien le "problème" du Blanc et de sa suprématie revendiquée.

In 1600, I was a darkie, until 1865 a slave. In 1900, I was a nigger, or at least that was my name. In 1960, I was a negro... "
Gil Scott-Heron [5], Evolution (and Flashback)

Mais ce "problème de description" n’est pas que lexical et ne s’applique pas uniquement à propos des Noirs. Il s’étend à d’autres peurs plus ou moins avouées, plus ou moins masquées :

  • Noir et Black. Quel est donc le "problème" de ceux qui en France, ont chassé de leur vocabulaire le mot Noir pour celui de Black ? Que traduit ce cache sexe hypocrite ? Une culpabilisation d’un passé colonial qu’ils ne peuvent voir en face, un paravent bon teint qui comme pour évoquer un balayeur le rebaptise "techniciens de surface" afin de "valoriser" une profession "dépréciée" ?
    Si d’aventure vous échangez avec un haïtien et que vous utilisez le mot de Black, sa réaction vous surprendra puisque lui, se revendique bien comme Noir et même comme Nègre, en référence aux Nègres marrons, ces esclaves échappés des plantations et dont certains, comme Makandal, luttèrent pour la création de la "Première République Noire d’Amérique", proclamée en 1804. Nommer Black un haïtien équivaut alors à le nier.
  • Arabes, Rebeu, mais de quelle génération ? . Quel est donc le "problème" de ceux qui en France, numérotent les générations d’enfants issus de l’immigration depuis des pays ayant eu des liens coloniaux avec la France ? Demande-t-on leur grade de génération aux descendants de réfugiés chiliens, venus après le coup d’état du 11 septembre 1973 ?
  • Et puis, "le racialisme"… Quel est donc le "problème" de ceux qui en France, se revendiquent du " racialisme", de cette "réalité des races", qui appellent à "se débarrasser d’adhérences coloniales le plus souvent non conscientes", si ce n’est de vouloir mettre en place dans l’avenir une politique ouvertement identitaires, en développant "un chantage moral à la culpabilité blanche et collective ? Que cache objectivement leur pamphlet ouvertement raciste : "Les Blancs, les Juifs et nous", qui, "par le biais d’un chantage moral à la culpabilité blanche et collective, impose la non-mixité racisée comme une évidence, jusque dans le débat public" [6] ?

"What’s up Nigger"

Et dans les années 70, les plus radicaux du Civil Rights Movement [7]. utilisent "Nigger" comme un marqueur de hiérarchie de la communauté au même titre que l’avait été "Negro" dans la décennie précédente. Mais "Nigger" désigne alors le Noir individualiste, qui ne pense qu’à s’inscrire dans les valeurs de la société blanche, devenant le jouet de celle-ci…
Dans ces mêmes années, des formations militantes, comme les Last Poets ou autres Watts Prophets se font les hérauts de la négritude, propageant un discours politique et social :

Niggers come in from work and change into pimping clothes to hit the street and make some quick change.
Niggers change their hair from black to red to blond and hope like hell their looks will change. Niggers kill others just because one didn’t receive the correct change.
Niggers always going through bullshit changes.
But when it comes for a real change Niggers are scared of revolution
Last Poets [8] Niggers Are Scared of Revolution, 1970.



- En 2003, la National Association for the Advancement of Colored People a obtenu du Merriam-Webster Dictionary [9] que le terme "Nigger" ne soit plus défini comme synonyme de African-American.
- De janvier 2009 à janvier 2017, Barack Obama accède à présidence de l’État américain.
- En août 2014 à Ferguson, la mort d’un jeune Noir de 18 ans, Michael Brown, tué par balles par un policier blanc, provoque dix jours de violentes émeutes entre la population noire et des forces de l’ordre usant de fusils d’assaut et de véhicules blindés..


James Baldwin 1924-1987




[1nommé aux Oscars 2017, "I am not your negro" a rencontré un succès exceptionnel pour un documentaire : près de 7 millions de dollars de recettes…

[3Cet Interview de 1963 est extrait du documentaire "Take This Hammer", réalisé par Richard O. Moore pour KQED News. https://www.youtube.com/watch?v=4AFA98fuexA

[5Gilbert « Gil » Scott-Heron, 1949 - 2011. Musicien, poète et romancier américain, célèbre pour ses "chansons-poèmes" The Revolution Will Not Be Televised, The Bottle ou Angel Dust.

[6À lire : "La Race comme si vous y étiez !", une critique construite des racialistes (2016, disponible sur Internet- http://colorblindisbeautiful.now.im/
"La gauche déchirée par le "racisme antiraciste" : http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/06/09/la-gauche-dechiree-par-le-racisme-antiraciste_5141086_3232.html#WOVgYGzAVRYtP6oc.99

[7En 1954 est adopté l’arrêt Brown v. Board of Education, qui déclare anti-constitutionnelle la ségrégation raciale dans les écoles publiques. Le mouvement des droits civiques, qui revendiquait d’abord des droits égaux pour les Afro-Américains, visait aussi, à plus grande échelle, l’égalité des droits pour toute personne vivant aux États-Unis. Ainsi, des Amérindiens se constituent en American Indian Movement et obtiennent en 1968 le vote de l’Indian Civil Rights Act ; le Chicano Movement se forme ; de même que le Gay Liberation Front qui se constitue à la suite des émeutes de Stonewall en 1969.

[8The Last Poets : groupe musical new-yorkais formé à Harlem en 1968 par des voix et des percussions, considéré comme précurseurs du rap et du hip-hop qui sont des pionniers de cette culture urbaine. Leurs textes politiques évoquent les racines des communautés noires américaines.

[9Dictionnaire faisant autorité dans l’anglais américain